Mouais, après enquête, j'aurai mieux fait de vérifier avant de parler : j'ai mélangé dans mes souvenir les quelques textes et les commentaires joints qui s'inspirent de ces théories... J'avais aussi en tête la grammairienne Agallis de Corcyre, qui avait de mémoire un lien avec Nausicaa; mais en fait, ça n'a rien à voir avec Homère...
Dans les faits, pas d'Homère féminin dans l'Antiquité, mais quelques accusations de plagiat, dont des femmes.
Ptolémée Chennos,
Nouvelle Histoire, livre V, in Photius,
Bibliothèque, codex 190 :
Qu'une femme de Memphis nommée Phantasia composa avant Homère une Iliade et une Odyssée. Il ajoute que ces livres furent déposés à Memphis; Homère y vint et en obtint une copie de Phanites, scribe du temple, d'après laquelle il composa ses poèmes.Eustathe,
Commentaire à l’Odyssée, 1379.62 :
They say that a certain Naucrates records that Phantasia, a woman from Memphis–a skilfull and inspired poetess and daughter of Nicarchus–, having composed works on the war in Ilias and the wandering of Odysseus, deposited the books in the sanctuary of Hephaestus in Memphis. Then (they say), after the poet (i.e. Homer) arrived, he took copies from a certain one of the sacred scribes, and at last composed the Iliad and the Odyssey. And some say either that he was an Egyptian poet, or that studying in (literally “frequenting”) Egypt, he was their pupil.Ptolémée est un mythographe de l'époque de Trajan qui a compilé sèchement les mythes les plus originaux qu'il ait trouvé, en 6 livres ; il est perdu, mais Photius nous offre un résumé assez surprenant. Eustathe, l'évêque de Thessalonnique, grand érudit du XIIe remonte sans doute à la source de Ptolémée à travers des scholiastes perdus : un Naucratès inconnu par ailleurs. Mais le contexte est assez clair, c'est encore une tentative alexandrine d'appropriation des gloires de la Grèce; ce n'est pas le premier essai, pas mal de rumeurs étaient déjà propagées pour imposer un voyage en Egypte de la part d'Homère, par exemple. La dernière phrase en est un autre exemple, avec un Homère décrété tout bonnement égyptien. On pourrait même deviner le processus, Phantasia signifie littéralement "l'Imagination". Je vois bien une citation d'un éloge d'Homère qui a servit de prétexte à ce délire de grammairien qui brode à partir d'une phrase anodine...
Enfin bref, rien de solide.
Une seconde femme inspiratrice d'Homère est cité à nouveau par le même Ptolémée Chennos (quand je dis que c'est un original).
Ptolémée Chennos,
Nouvelle Histoire, livre IV in Photius,
Bibliothèque, codex 190 :
Qu'à l'époque de la guerre de Troie, il y eut de nombreuses Hélènes célébrées : . . . l’Hélène d’avant Homère, fille de Musée l'Athénien et qui raconta la guerre de Troie ; c’est d'elle, dit-on, qu’Homère obtint le sujet de son poème et c'est elle qui avait un agneau à deux langues.Encore une fois, l'origine précise n'est pas donnée (et qu'est ce que c'est que cette histoire d'agneau à deux langues ??), mais on a quelques éléments qui permettent de lever un peu le voile. Autant Phantasia partait d'une volonté d'appropriation égyptienne, ici c'est la même chose, côté athénien. Et là aussi, l'imagination du fantaisiste s'appuie sur une donnée antérieure sur laquelle il brode.
Isocrate,
Eloge d’Hélène, 65 :
Quelques auteurs, et même des disciples d'Homère, disent qu'Hélène lui apparut une nuit, et lui ordonna de faire un poème destine à célébrer les héros qui avaient combattu pour elle sous les murs de Troie, voulant montrer que leur mort était plus digne d'envie que l'existence des autres hommes. Si donc les poésies d'Homère offrent un charme si doux, et si leur renommée a rempli l'univers, c'est à son génie, sans doute, qu'il faut en partie l'attribuer; mais c'est surtout aux inspirations d'Hélène que l'honneur en appartient.On passe d'une Hélène divinisée inspiratrice du Poète par songe au plagiat d'une femme réelle, bien définie, rattachée à Musée, poète athénien mythique de l'époque héroïque, et hop, l'esprit de clocher des Athéniens pourra s'enorgueillir d'une nouvelle gloire.
On remarquera au passage que Phantasia inspire l'Odyssée certes, mais aussi l'Iliade, et qu'Hélène de son côte n'est à l'origine que de l'Iliade, et pas de l'Odyssée.
Une troisième cas de plagiat féminin, plus anodin, est évoqué par Diodore, IV.66 :
Les Epigones prirent ensuite la ville et la pillèrent. Pour remplir un vœu, ils consacrèrent au dieu de Delphes, comme prémices de leurs dépouilles, Daphné, fille de Tirésias. Elle ne fut pas moins savante que son père dans l'art divinatoire, et elle y fit de plus grands progrès par son séjour à Delphes. Douée d'un talent merveilleux, elle rédigea un grand nombre d'oracles avec un art particulier. C'est pourquoi on dit que le poète Homère s'est approprié beaucoup de vers de la fille de Tirésias, pour en orner son poème. Comme elle était d'ordinaire saisie d'une fureur divine en rendant ses réponses, on lui donna le nom de Sibylle, de sibyllainein, qui, dans la langue du pays, signifie être inspiré.Il ne pique plus le sujet, mais s'approprie juste quelques vers, classique. Je n'ai pas d'idée sur l'origine de cette version qui valorise les liens béoto-delphiens; et puis son nom évoque Apollon: en général, la Sybille fille de Tirésias est appelée Manto, mais elle n'est nulle part mise en relation avec Homère. Mais bon, d'un point de vu historique, rien à en tirer.
Dans les trois cas, ce n'est que des constructions récentes et artificielles, non issues d'une tradition ni de l'analyse interne du poème.
J'ai jeté un oeil sur le bouquin de Butler: c'est vraiment du pipeau, basé sur une lecture totalement biaisée de l'Odyssée et des a priori invraisemblables, comme quoi seule une femme est capable de dépeindre la personnalité féminine... à ce compte, Virgile, Ovide, ou Zola sont des femmes.... et à l'inverse, j'en déduit que seul un homme peut dépeindre une personnalité masculine, et donc Homère ne peut être qu'un homme.
Le type va même jusqu'à prétendre la faire sicilienne, sur des arguments les plus miteux possibles...
Ce n'est qu'un jeu intellectuel cette histoire, sans intérêt. Mieux vaut étudier la place de la femme dans le poème et son traitement par le Poète, plutôt que de fantasmer à tire-larigot et brasser de l'air sur ce thème.