Tribune parue dans Libération le 19 mai:
Citer :
Nous ne sommes pas des «mythographes»
Par MARTIN MEISSONNIER journaliste, auteur, documentariste., THIERRY SECRETAN journaliste, auteur, documentariste
Offensive généralisée des «historiens qui s’en vont en guerre» contre les «pourfendeurs de la vérité officielle» ; comprenez les réalisateurs de télévision, les journalistes et les auteurs qui ne sont pas des universitaires patentés et osent enquêter sur les mythes fondateurs et leurs personnages historiques : Jeanne d’Arc, Jésus, Napoléon, Alésia, etc. Pas moins de quatre livres depuis deux mois, appuyés par une douzaine d’articles dans les grands quotidiens et hebdomadaires nationaux, où nous sommes traités de «contempteurs», «mythographes», «empoisonnistes», de «polémistes antichrétiens» qui font des «pseudo-enquêtes» et des «récits iconoclastes», excusez du peu ! En tant que réalisateurs de télévision, plutôt que de nous en remettre uniquement à la stricte pensée des historiens, nous luttons pour accéder aux sources primaires et obtenir les autorisations de les filmer, exercice plus difficile qu’il n’y paraît. Révéler ces documents originaux au public contrarie souvent nos mandarins.
Ainsi le livre, Jeanne d’Arc, vérités et légendes, souligné d’un bandeau rouge «pour en finir avec ceux qui racontent n’importe quoi», de Colette Beaune : cette professeure émérite de l’université Paris-X l’a publié six mois après la diffusion sur Arte en mars 2008 du film documentaire Vraie Jeanne, fausse Jeanne. Mme Beaune apparaît d’ailleurs à plusieurs reprises dans ce film qui enquête sur Jeanne d’Arc et sur l’apparition - documentée - cinq ans après sa mort, d’une femme se disant la Pucelle. Cette dernière réussit à convaincre les propres frères de Jeanne d’Arc puis les notables d’Orléans, de son identité. A tel point que la ville cessa durant trois ans de faire dire des messes en mémoire de Jeanne. Il ne s’agit aucunement d’une interprétation «conspiratoire» de l’histoire : ces faits ainsi que les dépenses des banquets donnés en l’honneur de cette mystérieuse Jeanne sont dûment enregistrés par le comptable d’Orléans, et ces documents originaux sont bel et bien visibles dans les archives du Loiret, à la BNF et dans le film d’Arte. Mais Mme Beaune n’hésite pas à qualifier de «mythographes» tous ceux qui osent s’interroger sur cette étonnante résurrection. Quant à la dimension religieuse de la Pucelle, la professeure décrète que la notion d’une Jeanne politiquement manipulée «est une nouveauté du XXe siècle». Affirmation stupéfiante après lecture des mémoires du pape Pie II, contemporain de Jeanne, qui posait déjà ouvertement la question. Mais au royaume de Colette, douter n’est plus permis.
Cet académisme radical est de longue tradition dans notre pays, comme en témoigne par exemple la polémique qui fait rage depuis cent cinquante ans entre militaires, scientifiques et archéologues autour du site d’Alésia. Découvert sous le Second Empire, en Bourgogne, au mont Auxois, sa hauteur s’avère bien trop petite pour abriter les effectifs de Vercingétorix assiégés, et sa topographie correspond mal à celle fournie par César dans la Guerre des Gaules. L’illustre Camille Jullian (1859-1933), fondateur de la chaire d’antiquités nationales, ne s’embarrassa guère de détails pour résoudre ce problème : «César exagère quelque peu les lignes du pays qu’il décrit, il appelle une hauteur imprenable ce qui est tout au plus une montée un peu rude.» Ce credo fut dès lors admis et enseigné. André Berthier, chartiste et archéologue, s’insurgeant contre cette hypothèse d’un César affabulateur, entreprit en 1963 de dessiner le portrait-robot du site décrit par César. Il le fit ensuite glisser sur les cartes d’état-major de tout l’Est de la France. Un seul lieu coïncidait : à Syam, dans le Jura. Il s’y rendit et y découvrit de puissants vestiges. Rien n’y fit. Jusqu’à sa mort, fin 2000, fouiller lui fut interdit et le demeure encore. Circulez, y’a rien à voir. Cette histoire, parue dans Libération puis dans un documentaire diffusé sur France 3 (César exagère), déclencha un véritable tir de barrage professoral avec lettre d’intimidation, allant même jusqu’à l’intervention du sénateur de la Côte-d’Or.
Jésus, Alésia, Jeanne d’Arc ou Napoléon, attention à ceux qui enquêtent sur les mythes fondateurs dont quelques universitaires voudraient faire leur domaine réservé. Et le vocabulaire que ces derniers emploient rappelle parfois une terminologie d’un autre temps.
Ainsi, l’Apocalypse, série télévisée de Jérôme Prieur et Gérard Mordillat, diffusée sur Arte en décembre, ne serait rien moins qu’antichrétienne… C’est ce qu’affirme l’historien catholique Jean-Marie Salamito, autre professeur d’université, dans les Chevaliers de l’Apocalypse, le pamphlet qu’il vient de commettre pour dénoncer cette télédiffusion qui aborde l’évolution du christianisme antique avec une quarantaine de spécialistes. Cette ambitieuse série met en avant la formule subversive de l’abbé Loisy, grand historien, qui lui valut d’être excommunié en 1908 : «Jésus annonçait le Royaume et c’est l’Eglise qui est venue.» Pour Salamito «cette série procède plutôt d’une illusion qui consiste à croire (et faire croire) qu’on peut mettre les téléspectateurs sans préparation et accompagnement en contact direct avec les chercheurs…» Le public appréciera. Pour Maurice Sartre, membre de l’Institut universitaire qui encense Salamito dans un article du 22 avril, son pamphlet «se révèle doublement indispensable. D’abord parce qu’il sort le spectateur de l’état quasi hypnotique où le plongent les séries de Mordillat et Prieur». Arte a de ces pouvoirs… l’accusation de sorcellerie n’est pas loin. Et la journaliste Marianne Payot, comble de l’obédience, qualifie ces colères d’historiens de «salutaires» ! Ce qu’elle abdique ainsi c’est notre devoir de douter, l’essence même du journalisme.
Quant à ceux qui craignent que la maîtrise des sources primaires et du débat historique échappent à leur monopole, ils ont du souci à se faire. Le 21 avril, grâce à Internet, l’Unesco vient de mettre en ligne la Bibliothèque mondiale qui donne accès aux fonds des grandes bibliothèques de notre planète ; celle du Congrès à Washington, la BNF à Paris, la bibliothèque d’Alexandrie, la British Library, etc. Les sources primaires deviennent donc accessibles à tous les chercheurs : de quoi alimenter la guerre entre historiens partisans d’une histoire unique et la télévision.