Le récit des Patriarches trouve une explication « très logique » dans l’interprétation théologique classique. Les nombreux prêtres qui se sont succédé ont eu le temps de réfléchir et de proposer un modèle cohérent qui apporte des réponses à de nombreux paradoxes. Toutefois, certains passages feront toujours l’objet d’âpres discussions, car toutes ces analyses reposent sur une interprétation des textes au deuxième degré. À ce titre, chaque mot (ainsi que sa traduction) a une portée très importante. Voilà pourquoi l'exégèse classique doit se faire à partir des textes hébraïques.
Or, lorsque nous analysons ces mêmes textes dans le cadre d’une alliance historique, nous n’y trouvons qu’un vocabulaire rudimentaire où le contexte est clairement défini et le sens des mots rarement ambigu. Voilà pourquoi notre analyse est, à toute fin pratique, insensible aux différentes variations et traductions de la Bible. Il suffit de dissocier Yahvé (un roi) de Élohim (le dieu païen), pour que le récit des Patriarches (Chapitres 12-25) apparaisse sous un nouveau jour.
La prochaine étape de notre démarche consiste à prendre conscience du rôle capital (mais sous-estimé) joué par la ville de Sodome. Curieusement, si cette ville est « attaquée » à deux reprises dans le récit - et ce, pour des raisons en apparence fort différentes -, n’est-il pas moins étrange que personne n’ait fait plus de cas de cette observation pourtant essentielle?
Cela s'explique sans doute parce que « La Guerre des Rois » (Chapitre 14) est un chapitre souvent escamoté par la théologie classique. En effet, Dieu n’y intervient à peu près pas. Or, lors de cette première attaque, quatre conquérants cherchent à mater le peuple de Sodome qui voulait s’affranchir. En effet, pendant une douzaine d’années, Kedor-Laomer, roi d’Élam, asservit les contrées éloignées de Sodome et de Gomorrhe et y prélève des impôts. Lorsque leurs habitants se révoltent et sont perçus comme une menace pour le libre marché des biens et l’accès au bitume, Kedor-Laomer convainc ses alliés Amraphel, Arioc et Tidhal de lui prêter main-forte pour aller mater cette rébellion. Les quatre rois en profitent pour piller les deux villes et ils s’enfuient avec leurs habitants dont fait partie Lot, le neveu d’Abraham.
Dès qu'il apprend cette nouvelle, Abraham se lance à leurs trousses, les « frappe » et récupère les biens et libère les habitants. Comme l’attaque échoue partiellement à cause d’Abraham, on s’attendrait à une « récidive ». Mais non...
Parmi les protagonistes qui participent à cette première attaque, il est permis de croire que le roi Amraphel était Hammourabi (hypothèse soutenue, entre autres, par l’encyclopédie juive - même si personne, jusqu’à ce jour, n’a encore compris que c’est avec ce dernier qu’Abraham conclura son alliance). En fait, la première attaque contre Sodome n’est sans doute que le prélude de la montée en puissance de Hammourabi. Voilà qui explique pourquoi Sodome est toujours sous le joug du roi d’Élam lors de cette guerre. Par contre, de retour à Babylone après avoir participé à cette guerre, Hammourabi fera probablement face à un complot fomenté par le roi d’Élam. Habile diplomate, Hammourabi fera alliance avec le roi de Larsa pour déjouer le complot. Mais comme cet allié n’est pas sûr, Hammourabi choisit de s’en débarrasser. Entraîné malgré lui dans une joute à finir, Hammourabi étend son contrôle sur les royaumes voisins et établit ainsi les bases de l’empire babylonien.
Avec la défaite de Kedor-Laomer, Hammourabi « hérite » des territoires éloignés d’Élam, dont Sodome et Gomorrhe, qu’il va chercher à confier à une personne de confiance. Sans doute impressionné par l’efficacité militaire et le sens du courage et de l’honneur manifesté par Abraham lors de l’attaque qu’il mène pour ramener Lot, Hammourabi comprend qu’il est préférable de négocier une bonne entente et de s’assurer l’absolue loyauté de cet homme de valeur plutôt que de chercher à le combattre. Yahvé-Hammourabi promet la terre de Canaan à Abraham et à ses descendants, en échange de du respect et de l’application de ses lois. L’Alliance conclue entre Abraham et Hammourabi va permettre au nouveau maître de Babylone de conserver le contrôle sur cette région éloignée.
On imagine que les rois de Sodome et de ces territoires éloignés perçoivent dans cette réorganisation géopolitique de la Mésopotamie l’occasion idéale de s’affranchir. Les rumeurs ne tarderont pas à parvenir jusqu’à Babylone. Celles-ci confirment que l’agitation menace de gagner toute la région. Il devient donc urgent d’organiser une campagne militaire et d’écraser tout mouvement de révolte pour l’exemple : bref, il faut en finir avec Sodome.
Bon diplomate, Abraham sait que l’usage abusif de la force risque d’avoir un effet négatif sur la perception que les autres cités auront d’une autorité centrale impitoyable. Ne chercheront-elles pas, elles aussi, à se rebeller? Hammourabi se range aux arguments d’Abraham et promet de ne pas détruire la ville s’il y trouve au moins dix « justes ». Il envoie des messagers s’enquérir de la situation. Les habitants de Sodome se montrent agressifs et n’ont que faire des filles vierges de Lot car ce qu’ils revendiquent, c’est le droit à l’honneur, à la liberté et à l’indépendance. C’est donc en « sodomisant » les messagers de Hammourabi qu’ils choisissent d’envoyer un message clair et de défier cette autorité centrale à laquelle ils refusent de se soumettre.
Constatant qu’il sera impossible de soumettre ces « méchants », Hammourabi comprend qu’il doit intervenir avec force pour l’exemple : il presse Lot de partir avec sa famille et détruit la ville sans autre forme de procès.
Cette relecture met en lumière des liens insoupçonnés entre ces deux épisodes guerriers. Loin d’être dissociés, ces deux événements répondent aux mêmes impératifs commerciaux : il importe de contrôler les ressources du territoire, d’en assurer la libre circulation et de prélever les impôts. Dès que l’on réalise que la destruction de la ville n’est pas l’œuvre de la volonté divine, nous comprenons que la destruction de Sodome n’a rien à voir avec l’homosexualité qui pouvait s’y pratiquer. Il s’agit tout simplement de la suite logique des évènements qui encadrent cette alliance.
Ceux qui se prêteront à l’exercice vont s’apercevoir qu’il s’agit d’une interprétation rigoureusement exacte et précise d’un récit clair et sans équivoque. Mais si cette interprétation semble très plausible, rien ne "prouve" encore que Abraham a conclut une alliance avec Hammourabi.
À suivre…
(c) Bernard Lamborelle
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