La mer Morte est le résidu d'une vaste lagune qui s'étendait, toute en longueur, de son emplacement actuel jusqu'au lac de Tibériade en suivant la dépression du lit du Jourdain. Elle communiquait avec la Méditerranée par ce qui est maintenant la vallée d'Yisréel. Quand le niveau de la Méditerranée a baissé, il y a 750.000 ans, la lagune est devenue un lac immense dont le niveau et la taille ont fluctué au gré des glaciations et des réchauffements climatiques. Il faut savoir également que la zone se situe exactement sur le Grand Rift, gigantesque faille tectonique courant de l’Afrique de l’Est à la Turquie. Elle a toujours connu une importante activité tellurique, étant torturée en permanence par les mouvements antagonistes de la plaque africaine, de la plaque arabique et de la micro-plaque levantine.
Le récit relatant la destruction de Sodome et Gomorrhe est inclus dans l'exposé d’un mythe diluvien. Il est la réinterprétation judaïque d'une version alternative du Déluge moabite.
Les mythes diluviens expliquent comment et pourquoi un cataclysme majeur détruisit une région, anéantissant ses habitants, à l’exception d’un ou de quelques rescapés. L’événement, quelle qu’en soit la forme (inondation, séisme ou incendie), est généralement déclenché par un dieu irrité du comportement des hommes. Il ne s’agit jamais d’une Fin du Monde définitive (sinon l’histoire s’arrêterait là) mais plutôt d’un retour au Chaos symbolisé par l’immersion de la Création dans l’eau, dans les profondeurs de la terre ou dans les flammes. La plus ancienne relation d'un mythe diluvien date des alentours de l’an 3000. Elle provient d’une tablette sumérienne exhumée à Nippour. On en a retrouvé des variantes jusqu’en Inde. Dans la version sumérienne, le rescapé est nommé Ziousoudra ; dans la version akkadienne, il est appelé Outa-Napishtim (« Outou [le dieu Soleil] est ma vie ») ; dans la version babylonienne (amorrite) et la version assyrienne (kassite), il a nom Atrahasis ou Atramhasis (« Le Très Sage ») ; dans la version néo-babylonienne, il est baptisé Xisouthros, hellénisation de Ziousoudra. Dans la Bible, il s’appelle Noé, Deucalion dans le mythe grec, et Manou dans le mythe indien. Le Déluge eut aussi son avatar chez les Moabites, Cananéens du sud installés depuis le XIVe siècle à l’est de la mer Morte, au centre de l’actuelle Jordanie.
On peut encore déduire du texte biblique actuel qu'à l'origine, les Moabites y expliquaient à leur manière l'occupation de la dépression méridionale du Jourdain par les eaux de la mer Morte. La version initiale s'imaginait l'ancien pays de Moab comme une cuvette fertile hérissée de cités florissantes mais impies. Le dieu local, résolu à châtier leur irréligion, leur envoya un Déluge. Celui-ci submergea les cités et transforma la cuvette en un immense lac d'eau salée. Une version alternative ultérieure expliquait en outre la désolation des alentours en évoquant une pluie constituée, non plus d'eau, mais de soufre et de feu. C'est cette seconde version qu'adoptèrent les scribes bibliques.
La Genèse déplace cette catastrophe au temps d'Abraham et en attribue la cause à l'impudicité des habitants de Sodome et Gomorrhe. Loth, le neveu d'Abraham, reprend ici le rôle du « Noé » moabite. La version biblique contient en outre un épisode classique d’agression sexuelle à l’encontre d’innocents voyageurs de passage, épisode qui a donné naissance à l'idée reçue que les habitants de Sodome et Gomorrhe étaient homosexuels. Mélangeant deux versions différentes du récit, elle met d'abord en scène un dieu (auquel on a substitué Yahvé), puis deux dieux (auxquels on a substitué des « anges » ayant revêtu une apparence humaine).
« Yahvé dit : Le cri contre Sodome et Gomorrhe s'est accru et leur péché est énorme. C'est pourquoi je vais descendre et je verrai s'ils ont agi selon le bruit venu jusqu'à moi ; et si cela n'est pas, je le saurai. » (Gn 18, 20-21) Comme dans tous les mythes diluviens, un dieu, irrité du comportement des hommes, a décidé de les rayer de la Création. L'anthropomorphisme de la divinité, tenue de descendre du ciel pour aller voir ce qui se passe sur la terre, trahit l'archaïsme du récit primitif. Se déroule ensuite un marchandage aussi interminable que typiquement oriental. Ici, comme dans certaines versions sumériennes du mythe, le dieu initiateur du cataclysme a trouvé un contradicteur consterné par l’iniquité de cette punition collective.
C’est à cet endroit que vient s’insérer le motif de l’agression sexuelle. En contradiction avec les versets précédents, il met en scène deux « anges » venus se rendre compte de la situation. Ils se rendent chez Loth pour y passer la nuit.
« Ils n'étaient pas encore couchés que les gens de la ville, les gens de Sodome, entourèrent la maison, depuis les enfants jusqu'aux vieillards, toute la population était accourue. Ils appelèrent Loth, et lui dirent : Où sont les hommes qui sont entrés chez toi cette nuit ? Fais-les sortir vers nous pour que nous les connaissions. » (Gn 19, 4-5) Au sujet du sens biblique du verbe « connaître », il faut savoir que l'hébreu emploie le même verbe, yada, pour « avoir connaissance », « faire la connaissance de quelqu'un » et « connaître charnellement », c'est-à-dire avoir des relations sexuelles. On remarquera également que Sodome est décrite ici comme une cité exclusivement peuplée d'homosexuels. On y trouve cependant « des enfants, des adultes et des vieillards ». L'incohérence de la proposition consistant à présenter plusieurs générations dans un environnement social aussi peu propice à la perpétuation de l'espèce semble n'avoir pas sauté aux yeux du mythographe biblique. La raison en est que le péché initial était de toute autre nature. Selon Ézéchiel (VIe siècle) qui, peut-être, connut une version antérieure, « orgueil, voracité, insouciance tranquille, telles furent ses fautes et celles de ses filles ; elles n'ont pas secouru le pauvre et le malheureux. » (Éz 16, 49) Ézéchiel ne fait aux cités pécheresses aucune grief d'homophilie. Les villes détruites par la divinité en raison de leur inhospitalité envers les étrangers ou du mépris des lois en général abondent en mythologie.
Les deux « anges », peu enclins à badiner, se débarrassent des importuns en les rendant aveugles. Puis, ils enjoignent à Loth et à sa famille de se sauver dans la montagne sans se retourner ni s'arrêter. Ils disparaissent ensuite du récit pour laisser Yahvé revenir sur le devant de la scène : « Alors Yahvé fit pleuvoir du ciel sur Sodome et sur Gomorrhe du soufre et du feu. Il détruisit ces villes, toute la plaine et tous les habitants des villes, et les plantes de la terre. » (Gn 19, 24-25) Dans la version biblique, la femme de Loth ne peut s’empêcher de regarder en arrière et se retrouve changée en statue de sel. Primitivement, « Ne regarde pas derrière toi et ne t'arrête pas » devait signifier « sans perdre de temps ». Le transcripteur biblique, toujours aussi misogyne, y a vu un interdit dont la transgression (par une femme, bien sûr) lui permit de donner une étiologie aux nombreuses concrétions salines hérissant les rivages de la mer Morte. À l’origine, Loth acceptait sans réticence de se sauver dans la montagne pour n’être pas emporté par les flots ; dans le récit biblique, le rédacteur le fait se réfugier dans la petite ville de Tsoar, ici rapprochée de l'expression mitsear, « peu de chose », rien que pour situer les cités pécheresses dans la géographie locale. D'ailleurs, sitôt arrivé à Tsoar (donc sauvé), Loth va paradoxalement reprendre son chemin avec ses deux filles pour aller s’établir dans la montagne, à l'intérieur d'une grotte.
Contrairement à Sodome et Gomorrhe, cités légendaires, la bourgade de Tsoar a bel et bien existé. Plusieurs fois ravagée par les eaux, elle était située au sud de la mer Morte et resta habitée jusqu’après l’ère chrétienne. Dans les collines environnantes, on y montre encore une grotte que la tradition populaire a désigné comme étant celle où Loth se réfugia.
Voyons maintenant quelle fut la raison pour laquelle, plus tard, on chargea les habitants de Sodome de l'imputation calomnieuse d'homosexualité. ?
Reprenons le récit. Loth, qui habite Sodome, a reçu chez lui deux « anges » ayant pris l'apparence de voyageurs. Il leur offre le repas du soir en famille et les invite à passer la nuit chez lui. Arrivent alors les autochtones qui veulent en abuser. « Lot sortit vers eux à l'entrée de la maison et ferma la porte derrière lui. Et il dit : Mes frères, je vous prie, ne faites pas le mal ! Voici, j'ai deux filles qui n'ont point connu d'homme ; je vous les amènerai dehors et vous leur ferez ce qu'il vous plaira. Seulement, ne faites rien à ces hommes puisqu'ils sont venus à l'ombre de mon toit. Ils dirent : Retire-toi ! Ils dirent encore : Celui-ci est venu comme étranger et il veut faire le juge ! Eh bien, nous te ferons pis qu'à eux. Et pressant Lot avec violence, ils s'avancèrent pour briser la porte. Les hommes [les anges] étendirent la main, firent rentrer Lot vers eux dans la maison et fermèrent la porte. Et ils frappèrent d'aveuglement les gens qui étaient à l'entrée de la maison, depuis le plus petit jusqu'au plus grand, de sorte qu'ils se donnèrent une peine inutile pour trouver la porte. » (Gn 19, 4-11)
Un récit similaire se retrouve dans le Livre des Juges, à charge, cette fois, des Benjaminites : il conte l'histoire d'un Lévite qui se rendait de Bethléem à la montagne d'Éphraïm accompagné de sa concubine. Le soleil se couchait quand ils arrivèrent à Guibéa, sur le territoire de Benjamin. Un homme leur proposa de les héberger et les emmena dans sa maison.« Pendant qu'ils étaient à se réjouir, voici, les hommes de la ville, gens pervers, entourèrent la maison, frappèrent à la porte et dirent au vieillard, maître de la maison : Fais sortir l'homme qui est entré chez toi, pour que nous le connaissions. Le maître de la maison, se présentant à eux, leur dit : Non, mes frères […] ne faites pas le mal, je vous prie ; puisque cet homme est entré dans ma maison, ne commettez pas cette infamie. Voici, j'ai une fille vierge et cet homme a une concubine; je vous les amènerai dehors ; vous les déshonorerez et vous leur ferez ce qu'il vous plaira. Mais ne commettez pas sur cet homme une action aussi infâme. Ces gens ne voulurent point l'écouter. Alors l'homme prit sa concubine et la leur amena dehors. Ils la connurent et ils abusèrent d'elle toute la nuit jusqu'au matin ; puis ils la renvoyèrent au lever de l'aurore. Vers le matin, cette femme alla tomber à l'entrée de la maison de l'homme chez qui était son mari, et elle resta là jusqu'au jour [morte]. » (Jg 19, 22-26)
Lorsque la tribu de Benjamin s'intégra à la puissante tribu de Juda, elle fut disculpée de la tendance qui lui avait été attribuée. Les scribes bibliques l'imputèrent alors aux gens de Sodome et Gomorrhe rien que pour aggraver leur faute et légitimer davantage une mise à mort que justifiait mal la simple xénophobie.
_________________ Roger
|