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Constantinople, 2 avril :
Le siège si longtemps redouté a commencé aujourd’hui. […] L’empereur a ordonné la clôture de toutes les portes de l’enceinte et la destruction de tous les ponts à l’intérieur de la cité ; puis il a lentement fait, à cheval, le tour des remparts afin de s’assurer que le dispositif de défense est bien en place.
La ville a, grosso modo, la forme d’un triangle dont deux côtés sont protégés : au sud par la mer de Marmara et au nord par une baie en forme de croissant, appelée la Corne d’Or, qui sert de port à la cité. La rive de la mer de Marmara est défendue par des murailles si formidables que nul n’a osé l’attaquer. Quant à la Corne d’Or, une chaîne immense soutenue par 10 pontons et gardée par 26 vaisseaux de guerre en interdit l’accès aux navires ennemis.
Depuis mille ans, c’est le troisième côté du triangle – unique frontière terrestre de la ville – qui a subi la plupart des attaques ennemies, mais aucun assaillant n’a jamais réussi à forcer la triple ligne de défense qui s’étend sur 8 kilomètres : d’abord, un fossé extérieur de 18 mètres de large et de 10 mètres de profondeur derrière lequel se dresse un mur solide mais relativement peu élevé ; ensuite un deuxième mur haut de 8 mètres ; et enfin un troisième haut de 13 mètres, épais de 4 mètres à la base et flanqué de 96 tours dont certaines atteignent 18 mètres de haut. […]
Quartier général des assiégeants, 5 avril :
Dans un vacarme de tambours et de trompettes, le sultan est arrivé ce matin devant les mirs de Constantinople. […] Sur ses instructions, les canons géants ont été postés près de ses tentes. Il a fallu près de deux mois pour acheminer d’Andrinople le plus gros de ces canons ; on avait dû le monter sur un attelage de 30 chariots reliés les uns aux autres et tirés par 60 bœufs, et des centaines de terrassiers avaient aplani le terrain pour qu’il ne risque pas de verser.
Autour de son campement le sultan a placé 12 000 janissaires, ses meilleurs soldats, les meilleurs du monde peut-être. Composé surtout de chrétiens arrachés dès l’enfance à leurs familles et convertis à la loi musulmane, ce corps d’élite admirablement entraîné est dévoué corps et âme à son maître.
L’aile droite des troupes d’assaut comprend 80 000 soldats réguliers, en majorité des Turcs d’Anatolie auxquels se mêlent un petit nombre de Serbes engagés sur l’honneur à servir le sultan, même contre leurs frères chrétiens de Constantinople.
On compte encore 100 000 irréguliers connus sous le sobriquet de bachi-bouzouks (têtes fêlées), une horde de pillards indisciplinés et peu armés, composée surtout de Turcs, mais aussi de milliers d’individus de toutes races, voire de quelques chrétiens attirés autant par la solde que par l’espoir d’un copieux butin.
À la tombée de la nuit, le sultan a envoyé aux défenseurs un héraut porteur d’un ultimatum solennel : si la ville se rend immédiatement, elle sera occupée, mais ses habitants auront la vie sauve et conserveront leurs biens ; si l’empereur refuse de capituler, toute la population sera passée au fil de l’épée. Constantin a adressé au sultan la réponse qu’on attendait de lui : Dieu lui a confié la défense de la loi chrétienne, de son empire, de sa capitale ; il ne se déshonorera pas en les livrant à l’ennemi.
Constantinople, 6 avril :
Le feu des canons turcs a donné ce matin le signal de l’attaque. Sachant que le sultan vise avant tout la porte Saint-Romain, l’empereur et son commandant en chef, Giustiniani, y ont installé leur quartier général. Le plus gros canon turc n’a tiré que 7 ou 8 boulets dans la journée, mais chacune de ces masses de granite de 550 kilos a abattu de larges pans de murailles millénaires. Protégés par ces tirs, les soldats ottomans ne cessent d’apporter des matériaux pour combler le fossé extérieur de l’enceinte. Les défenseurs ne peuvent leur opposer que le tir inefficace de leurs petits canons, et leurs réserves de poudre sont bien maigres.
Quartier général turc, 7 avril :
Quelque peu désappointé par son artillerie, le sultan a ordonné aujourd’hui une trêve pour pouvoir amener des canons supplémentaires. Les défenseurs en ont profité pour colmater, avec une étonnante rapidité, les brèches ouvertes dans leurs murs en utilisant les matériaux les plus hétéroclites : arbres abattus, caisses, tonneaux remplis de terre ; ils y ont accroché d’immenses balles de coton et de laine pour amortir les coups de canon. Pendant ce temps, les Turcs se sont emparés de deux petites forteresses chrétiennes situées hors les murs ; les canons les ont aisément détruites et ont tué leurs occupants sauf 76 hommes que le sultan a fait empaler devant les remparts, afin d’avertir les assiégés du sort qui les attend.
Constantinople, 19 avril :
Assaillants et défenseurs luttent depuis plusieurs jours ; le sang ne cesse de couler. Les Turcs se battent avec rage, car le sultan a placé derrière eux des gardes qui massacrent ceux qui reculent ; des deux côtés, les combattants meurent courageusement, mais le sultan dispose de réserves inépuisables : dès qu’un de ses soldats tombe, il est relevé par 10 ou 100 autres, tandis que la perte d’un combattant chrétien est irremplaçable. Les Turcs, qui ont déjà comblé en plusieurs points le fossé extérieur, se sont rués dans une brèche de 450 mètres ouverte dans le mur d’enceinte le moins élevé ; mais les défenseurs les ont arrosés de flèches, de carreaux d’arbalète, de balles de plomb grosses comme des noix et surtout de terribles feux grégeois. Tous les non-combattants apportent des planches, des corbeilles et des tonneaux de terre pour colmater les brèches.
[…]
Quartier général turc, 22 avril :
À la terreur des assiégés, 70 petits vaisseaux de guerre turcs ont pénétré dans la Corne d’Or. Par deux fois ils avaient tenté, en vain, de forcer la chaîne qui barre l’entrée de la baie ; voyant cela, le sultan a ordonné de les faire acheminer par voie de terre : montés sur des attelages tirés par des bœufs, ils ont ainsi parcouru 1,53 km sur un chemin couvert de planches, escaladant une colline haute de 75 mètres, et ont été remis à flot au fond de la Corne d’Or, dans des eaux peu profondes, où les vaisseaux chrétiens de haut bord ne peuvent les atteindre. Le sultan a fait également descendre des canons sur le rivage.
Constantinople, 4 mai :
[…] Les vivres manquent, et il s’instaure de ce fait un marché noir dont seuls quelques riches profitent.
Quartier général turc, 19 mai :
Avant-hier, pendant la nuit, les Turcs ont construit une énorme tour montée sur roues ; elle est percée de meurtrières pour les archers et capable de lancer des plates-formes d’abordage permettant aux assaillants de sauter sur les murailles. Ils ont poussé hier cet engin contre la porte Saint-Romain, presque entièrement détruite par l’artillerie ; mais, la nuit venue, le sultan a dû suspendre l’attaque. Profitant de l’obscurité, les chrétiens ont opéré une sortie foudroyante, incendié la tour et réparé presque entièrement la porte Saint-Romain. Le sultan stupéfait s’est écrié : « Même si trente-sept mille prophètes me l’avaient prédit, je n’aurais jamais cru les chrétiens capables d’accomplir une tâche pareille en si peu de temps ! »
Quartier général turc, 20 mai :
Depuis le début du siège, toutes les attaques du sultan ont échoué, même celles particulièrement violentes des 7 et 12 mai. Le 7 mai, le porte-étendard personnel de Mehmet II a été littéralement coupé en deux, et l’étendard sacré a roulé dans la boue, présage sinistre, qu’aggravent des rumeurs persistantes selon lesquelles 2 puissantes flottes occidentales auraient levé l’ancre à destination de Constantinople. Résolu malgré tout à tenter l’ultime assaut, le sultan a convoqué son astrologue favori afin qu’il lui indique la date la plus propice. Après de longs et mystérieux calculs, l’astrologue a affirmé que la victoire serait pour le 29 mais. Mehmet a déclaré que ce jour-là il attaquerait Constantinople pour la dernière fois et qu’en cas d’échec il lèverait le siège.
Constantinople, 23 mai :
La nuit dernière, un espion, à moins que ce ne fût un chrétien infiltré chez les assiégeants, a lancé par-dessus les murs de la cité une flèche où était fixé un bref message : « Le sultan attaquera le 29 mai. » […]
Constantinople, 27 mai :
Afin de rompre le dispositif établi par les Turcs pour l’assaut final, un petit nombre de chrétiens ont tenté une sortie-surprise en un point de l’enceinte où l’assaillant ne les attendait guère : la porte du Cirque, une petite poterne verrouillée depuis longtemps et dont personne, hormis quelques vieillards, ne se rappelait l’existence. La petite troupe a forcé cette porte, opéré un raid meurtrier parmi les assiégeants, puis s’est repliée.
Quartier général turc, 28 mai :
C’est jour de repos et pieuse veillée d’armes pour les combattants […]
Monté sur son étalon arabe blanc, coiffé d’un turban orné d’un gros rubis surmonté d’une aigrette, le sultan a passé ses hommes en revue. Après les avoir assurés qu’ils prendraient Constantinople, il leur a promis double solde et les a autorisés à piller la ville pendant trois jours entiers. « Mais, a-t-il ajouté sur un ton sévère, ne détruisez aucune maison, aucun monument, car la ville elle-même est à moi et j’en ferai ma capitale. »
[…]
Quartier général turc, mardi 29 mai :
Au petit jour, on a soudain l’impression que le monde vient d’exploser : des milliers de tambours, de cymbales, de trompettes d’argent font un vacarme infernal. Le sultan a ordonné à ses hordes de bachi-bouzouks de se ruer sur les remparts ; ils ne parviendront certes pas à les forcer, mais Mehmet espère que la frayeur qu’ils inspirent démoralisera les défenseurs. Poussant des hurlements sauvages, ils déferlent et tombent en masse sous les projectiles des chrétiens ou sont brûlés vifs par le terrible feu grégeois qui jaillit des créneaux et enflamme les matériaux entassés dans le fossé extérieur. La chaleur devient insoutenable et, après deux heures de vains assauts, les bachi-bouzouks fuient en désordre.
Vers 8 heures du matin, le sultan lance ses troupes régulières contre les remparts où un coup de canon bien ajusté a ouvert une large brèche. Les Turcs s’y engouffrent par centaines, mais les défenseurs les repoussent après en avoir tué un grand nombre. […] Au bout de deux heures, les troupes régulières n’ont guère progressé, et Mehmet donne l’ordre de repli.
Vers 10 heures, il décide de jouer son va-tout en lançant dans la bataille ses redoutables janissaires ; ceux-ci, impavides, marchent vers les murs, sans se soucier du feu des défenseurs ; chaque janissaire qui tombe est immédiatement remplacé.
Le sultan a promis le gouvernement de sa belle province au premier soldat turc qui montera sur la muraille. Un janissaire géant, nommé Hassan, fonce vers une tour délabrée avec 30 camarades ; 18 sont tués, mais les 12 autres suivent Hassan qui grimpe au sommet de la tour. L’armée ottomane acclame avec des cris de triomphe le héros qui a mérité la récompense du sultan, mais les chrétiens rejettent Hassan au pied de la tour et le tuent sous une volée de pierres et de flèches.
Constantinople, 29 mai :
Au milieu de la matinée, les défenseurs, épuisés par cinq heures de lutte, entendent soudain un cri d’alarme : la bannière verte du orophète flotte sur une tour proche de la petite porte du Cirque, négligée par les assiégés ; enfonçant cette porte mal fermée, une cinquantaine de janissaires ont pénétré dans la tour sur laquelle ils ont hissé leur étendard. Les chrétiens contre-attaquent pour les en chasser, mais une autre nouvelle funeste leur parvient.
Le grand Giustiniani qui avait, jusque-là, dirigé la défense avec intelligence et sang-froid a été grièvement blessé ; il exige d’être transporté à bord d’un vaisseau génois où on le soignera. L’empereur l’adjure de ne pas abandonner son poste, sinon toute la défense va s’effondrer. Mais Giustiniani refuse, et il est évacué. La nouvelle se répand comme une traînée de poudre : le grand Giustiniani a renoncé, tout est donc perdu. La défense se dissout dans le désordre.
Quartier général turc, 29 mai :
Arrivé à la tête de ses janissaires au bord du fossé extérieur, le sultan constate la confusion qui règne sur les remparts : « La ville est à nous ! » s’écrie-t-il, et il ordonne l’attaque générale. Les Turcs, qui ne rencontrent presque aucune résistance, passent par-dessus les murailles délabrées et ouvrent les portes de la cité. En moins d’un quart d’heure, 30 000 assaillants inondent les rues, égorgent hommes, femmes et enfants. Le sang ruisselle bientôt dans les chemins en pente qui descendent vers la Corne d’Or.
Constantin, qui défend presque seul la porte Saint-Romain, voit des milliers de Turcs déferler dans la ville et comprend que tout est perdu. Il sait que le sultan a promis une généreuse récompense à quiconque lui livrera l’empereur mort ou vif, vif de préférence, car il compte l’exhiber à ses sujets dans tous ses territoires. Constantin se dépouille de ses attributs impériaux, un témoin l’entend s’écrier : « N’y a-t-il pas un chrétien qui me délivrera en me donnant la mort ? » Et il se lance au cœur de la mêlée pour y trouver une fin digne du dernier empereur des Romains.
À Sainte-Sophie.
[…]
La foule se presse à l’intérieur et verrouille les portes que les Turcs, en quelques minutes, enfoncent à coups de hache. […] Ils font main basse sur les croix ornées de pierreries, les calices en or massif, les ornements liturgiques ; ils souillent et brisent les autels.
Dans la ville, on n’entend que des cris d’épouvante, des râles et des gémissements. Pénétrant dans les maisons, les églises, les monastères, les Turcs violent les femmes par centaines, puis les tuent ou les emmènent en captivité. Au milieu de la confusion générale, quelques chrétiens parviennent à s’échapper. La mer n’est plus surveillée, car les marins turcs, impatients de participer au pillage avant que les soldats aient raflé tout le butin, ont déserté leurs navires. Des vaisseaux chrétiens, chargés à couler, en profitent pour lever l’ancre et fuir vers l’Occident.
Au début de l’après-midi, le sultan fait son entrée solennelle dans la ville qui lui a résisté pendant cinquante-trois jours. Les acclamations délirantes de ses soldats dominent le tintamarre des cymbales, des tambours et des trompettes tandis qu’il se dirige à cheval vers Sainte-Sophie. Arrivé aux portes de l’église, il met pied à terre, entre et se dirige vers l’autel ; surprenant un soldat turc qui descellait une plaque de marbre du précieux pavement, il le frappe du plat de son cimeterre. « Ne t’avais-je pas commandé, lui dit-il, de piller autant que tu veux, mais sans endommager les bâtiments ? Le butin est à toi, mais la ville est à moi ! »
Mehmet contemple fièrement cette église splendide, la plus vaste du monde, et décide de la convertir en mosquée ; il ordonne de l’entourer de 4 minarets et de badigeonner ses merveilleuses mosaïques, car la religion musulmane interdit la représentation de toute figure humaine. […]
Dehors, les soldats victorieux, massés par milliers devant le palais, acclament frénétiquement leur souverain. Ployant sous le poids de l’or et l’argent dont ils se sont emparés, traînant derrière eux des esclaves enchaînés, ils rendent grâce à l’homme de fer qui leur fait vivre ce jour de gloire. À celui qui était jusque-là le sultan Mehmet II, empereur des Turcs, seigneur des Trois Mers, Frère du Soleil, Ombre de l’Univers, Commandeur des Croyants et Vicaire du Prophète sur la Terre, ses soldats, ivres d’orgueil, décernent un nouveau titre qui passera à la postérité : Mehmet el Fatih – Mehmet le Conquérant.
Gordon Gaskill, Sélection du Reader’s Digest 387, 96-98/261-271