Le 9 janvier, cela fera un an déjà que Jean-Pierre Vernant que je croyais éternel nous a quitté … Que j’en parle aujourd’hui est une coïncidence : J’étais partie pour acheter
Dans l’œil du miroir – et - émerveillement : je suis tombée sur ce coffret des œuvres de Vernant – celui-là même dont vous faites état ci-dessus –. J’ai donc fait l’affaire du siècle : presque tout Vernant (2340 pages !) pour 65 et quelques euros avec la réduc enseignant. Les éditions du Seuil – en dépit de leur utilisation, hélas ! de papier bible, sont des bienfaiteurs de l’humanité (même si, paradoxe - de ces œuvres presque complètes, elles ont justement retranché
Dans l’œil du miroir – je vais y revenir plus bas …).
Je pensais qu’étant donné la date de la parution de ce coffret (octobre 2007) il s’agissait d’un pieux travail de compilation effectué par des tiers. Vernant n’avait-il pas dit lui-même quelques années avant, lors de la parution de la
Traversée des frontières, qu’il était arrivé « à un âge où il ferait bien de la fermer ». Eh bien, non, c’est J-P Vernant, qui, tel Ulysse « en personne », a tout organisé : il y a travaillé entre le printemps 2006 et le mois de décembre. Quelques jours avant Noël il a eu, paraît-il, en main la couverture des volumes portant le titre qu’il avait choisi. Il avait longuement parlé avec le directeur de la collection, Maurice Olender de la préface qu’il voulait écrire mais n’a pas eu le temps de rédiger. A défaut de celle-ci, Olender, après quelques lignes d’introduction, a repris un texte de JP Vernant publié en 1991.
C’est un véritable instrument de travail :– chose devenue fort rare en ce siècle de fer - du fait de la présence de véritables index :
- il y a un index très complet des noms anciens, notamment des écrivains
- l’index des noms modernes ouvre des horizons intéressants sur l’historiographie : certains font référence, comme par exemple Foucault ou Derrida. On y trouve des renseignements sur des gens qu’on ne penserait pas y trouver. J’ai fait un test : un historien que j’abhorre et ai toujours considéré tant sur le plan humain que sur le plan intellectuel comme une véritable enflure – et bien son nom s’y trouve bien qu’il ne se soit jamais préoccupé d’antiquité grecque (et on apprend même qu’il a fait quelque chose de bien : signer une pétition sur je ne sais plus quoi aux côtés de J-P. Vernant). Même chose pour un historien pour qui j’ai une grande admiration mais qui à ma connaissance ne s’est jamais occupé non plus d’histoire grecque : son nom y figure également dans un combat qui l’a rapproché de ceux menés par Jean-Pierre Vernant. Bref, ce dernier « ratisse large » et sa vaste culture permet des rapprochements extrêmement fructueux à travers les siècles et les disciplines. Il nous fait «
traverser les Frontières », toutes les frontières (voir le très beau texte qu’a cité Rapenat dans ce fil).
- Ce qui m’a paru extrêmement précieux, c’est ce qu’il appelle « notions et figures mythologiques ». Ne nous y trompons pas, ces « notions » recoupent nos préoccupations les plus actuelles (en tout cas les miennes) : « travail », « nature », « mythes », « mémoire » : tout cela nous aide dans notre réflexion sur l’histoire et sur notre propre insertion en elle. En effet, la perspective de Vernant est résolument « comparatiste » comme il dit, ce qui élargit singulièrement nos horizons. Il s’en explique de façon très simple dans Vacarme 07 (
http://www.vacarme.eu.org/article92.html) dans un entretien intitulé « l’autre invraisemblable ».
Il y a cependant deux ouvrages qui ne sont pas dans ce coffret et que j’aurais voulu y trouver :
-
Dans l’œil du Miroir (contrairement à la liste d’ouvrages primitivement prévue pour ce coffret et dont la liste figure dans un des posts que vous avez donnés). Il faut donc débourser 22,11 euros de plus pour s’en rendre propriétaire. Seul le premier et le dernier chapitre sont de Jean-Pierre Vernant, le reste étant de Françoise Frontisi-Ducroux. C’est un livre de 1997 mais réimprimé depuis, aux éditions Odile Jacob.
Dans un autre fil, Aspasie mineure a très bien parlé de ce livre et m’a donné envie de le lire. Il est très riche (je n’ai lu pour le moment que les chapitres de Vernant). Il y a toutes ces évocations du texte d’Homère (j’ai autrefois sué sur certaines traductions, un œil sur la page d’en face du Budé). Mais ce qui m’a particulièrement intéressée c’est cette étude de la reconquête par quelqu’un qui a beaucoup vécu, qui a beaucoup erré, de sa propre identité – identité personnelle et identité retrouvée dans l’enracinement dans l’histoire de sa propre cité.
Au risque de décourager l’éventuel lecteur de ce message, je fais un copié-collé des 3 passages qui me paraissent essentiels.
«
Perdre son identité, n'être plus personne, cela veut dire, pour un Grec de l'époque archaïque, que se sont effacés les repères conférant à un individu dans sa singularité le statut d'être humain: son nom, sa terre, ses parents, sa lignée, son passé, sa gloire éventuelle. Quand ces marques s'estompent ou se brouillent, tout mortel, si grand soit-il, cesse d'être lui-même. Sans lieu fixe où s'enraciner dans la vie présente, sans tradition d'autrefois où se rattacher, il n'y a• plus de place qui lui soit assignable dans le monde des « mangeurs de pain ». Sa figure, son nom, sa mémoire disparaissent engloutis dans la même Nuit où sombrent, aussitôt descendus dans l'Hadès, tous ceux qui ne laissent derrière eux nulle trace, nul souvenir de ce qu'ils furent vivants. Effacés, leurs fantômes se perdent dans la foule indistincte des morts sans visage, son nom, sans remembrance ; ils forment la masse de ceux qu'Hésiode, pour les opposer aux héros brillants, appelle nonumnoi, les « sans-nom » ». (p. 40-41)
« Par décision divine la situation enfin se débloque. Sur l'esquif qu'il a lui-même construit, Ulysse va reprendre la mer. Il n'est pas au bout de ses peines, mais quand il met le pied en terre phéacienne, chez ces « passeurs » situés entre deux mondes, il entame un cheminement qui, le ramenant au pays des hommes, jusque dans son palais d'Ithaque, le fait par étapes redevenir lui-même. Redevenir lui-même à travers le regard de ceux qui, tour à tour, seront conduits à reconnaître dans l'affreux mendiant en haillons Ulysse en personne. Mais c'est au miroir des yeux de Pénélope, quand ils lui renvoient, intacte, sa propre image qu'Ulysse reconquiert pleinement son identité héroïque et se retrouve à la place qui lui convient, comme époux, père et roi ». (p. 50).
« Il n'y a pas de miroir dans l'épopée. Ni Héra, s'apprêtant, dans l'Iliade, à séduire Zeus avec l'aide d'Aphrodite, ni Hélène, ni Circé, ni Calypso, ni Nausicaa, ni Pénélope, dans l'Odyssée, ne sont jamais montrées un miroir à la main. Elles chantent, elles tissent, elles filent seulement. C'est Pénélope, partenaire égal d'un lien amoureux où l'échange est réciproque des regards, des paroles, des souvenirs, des caresses, c'est Pénélope qui renvoie à son époux l'image de l'homme qu'il est redevenu quand faisant retour à Ithaque pour la rejoindre, il découvre en elle, au miroir de ses yeux et de son passé, qu'il est bien et toujours lui-même : Ulysse en personne. (p. 285) ».
Il y a aussi dans ce livre l’étude de la conscience de soi différente qu’ont les hommes et les femmes dans la Grèce archaïque (étude associée à celle de l’utilisation du miroir - ou de son absence d'utilisation - par l’un et l’autre sexe).
Un autre livre qui ne se trouve pas dans le coffret, c’est
Pandora, la première femme, Bayard Centurion, Essais, septembre 2006. J’étais inconsolable mais j’en ai trouvé trace sur Internet : la présentation de ce livre dit qu’il s’agit de la reprise d’une conférence donnée à la BNF en 2005. Cette conférence se trouve à
http://www.ac-grenoble.fr/lycee/diois/L ... eFemme.htm
On a donc la voix de Jean-Pierre Vernant qui n’est pas celle d’un vieillard. On y trouve son aptitude à s’exprimer simplement tout en jouant de façon facétieuse sur les niveaux de langue. Un véritable régal.
Il y a par ailleurs aussi sur Internet la trace d’une autre conférence un peu antérieure avec manifestement le même texte :
http://www.mfo.ac.uk/uk/publications_uk ... ant_uk.htm
Le point de départ est le texte d’Hésiode. Pan-dora est la première femme, le cadeau (doron) que tous (pan) les dieux ont fait aux êtres humains (« anthropoi » et pas seulement, je suppose « andrès » - donc à tous ?? les êtres humains). Cela débouche sur une réflexion sur les genres, sur le statut ambigu de l’humanité aussi (qui participe à la fois de la divinité et de l’animalité), sur le rayon divin qui vient illuminer de bonheur l'existence des hommes, sur le savoir -le rapport entre le Vrai et le Faux, la réalité et l'apparence, sur la mort. En Pandora se résume le bonheur et le malheur d'être un être humain.
Je suis surprise que cette conférence ait pu faire l’objet de tout un livre. Quelqu’un sait-il de qu’apporte le livre par rapport à la conférence ?
Encore deux choses qui nous éclairent en partie sur ce qui a fait courir Jean-Pierre Vernant :
- La phrase finale du directeur de collection du Seuil Maurice Olender :
« Un jour, au tout début de l’été 1990, où je tentais de comprendre ce qui l’unissait à tant d’amis différents, de générations diverses, venant d’horizons professionnels et d’univers quelquefois éloignés, Jean-Pierre Vernant a eu cette réponse simple, qui tenait en un seul mot ; « l’insoumission ».
- Et un passage où il se met en scène, dans les années 1970, racontant « des histoires » à son petit-fils :
"Il y a un quart de siècle, quand mon petit-fils était enfant et qu'il passait avec ma femme et moi ses vacances, une règle s'était établie entre nous aussi impérieuse que la toilette et les repas: chaque soir, quand l'heure était venue et que Julien se mettait au lit, je l'entendais m'appeler depuis sa chambre, souvent avec quelque impatience: «Jipé, l'histoire, l'histoire! ». J'allais m'asseoir auprès de lui et je lui racontais une légende grecque. Je puisais sans trop de mal dans le répertoire de mythes que je passais mon temps à analyser, décortiquer, comparer, interpréter pour essayer de les comprendre, mais que je lui transmettais autrement, tout de go, comme ça me venait, à la façon d'un conte de fées, sans autre souci que de suivre au cours de ma narration, du début à la fin, le fil du récit dans sa tension dramatique: il était une fois ... Julien, à l'écoute, paraissait heureux. Je l'étais, moi aussi. Je me réjouissais de lui livrer directement de bouche à oreille un peu de cet univers grec auquel je suis attaché et dont la survie en chacun de nous me semble, dans le monde d'aujourd'hui, plus que jamais nécessaire. Il me plaisait aussi que cet héritage lui parvienne oralement sur le mode de ce que Platon nomme des fables de nourrice, à la façon de ce qui passe d'une génération à la suivante en dehors de tout enseignement officiel, sans transiter par les livres, pour constituer un bagage de conduites et de savoirs «hors texte» : depuis les règles de la bienséance pour le parler et pour l'agir, les bonnes mœurs et, dans les techniques du corps, les styles de la marche, de la course, de la nage, du vélo, de l'escalade ...
Certes, il y avait beaucoup de naïveté à croire que je contribuais à maintenir en vie une tradition d'antiques légendes en leur prêtant chaque soir ma voix pour les raconter à un enfant. Mais c'était une époque, on s'en souvient - je parle des années soixante-dix -, où le mythe avait le vent en poupe. Après Dumézil et Lévi-Strauss, la fièvre des études mythologiques avait gagné un quarteron d'hellénistes qui s'étaient lancés avec moi dans l'exploration du monde légendaire de la Grèce ancienne".
- et pour finir, le nom de la discipline qu’il dit avoir « un peu fondée ici en France (car elle existait ailleurs) : l’
« Anthropologie historique du monde grec ancien ». Et il affirme qu’il est impossible de comprendre un sujet d’étude sans le comparer avec d’autres – et sans le comprendre avec d’autres (cf le texte repris ci-dessus par Rapentat).