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 Sujet du message : Raul Hilberg
Message Publié : 07 Août 2007 13:28 
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Le plus grand connaisseur, le plus patient et le plus méticuleux des historiens de la Shoah, vient de décéder. Il avait toute sa vie oeuvré à retracer avec la plus grande minutie la mécanique exterminatrice nazie.

Il était récemment venu en France donner quelques conférence à l'occasion de la nouvelle édition, désormais définitive, de son Histoire de la destruction des juifs d'Europe (3 volumes sous coffret, folio histoire, Gallimard).


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Présentation de l'éditeur:

Citer :
« Folio histoire » publie une nouvelle édition de La Destruction des Juifs d'Europe. Ce très grand livre, le premier, explique exhaustivement le comment de la Solution finale, sans prétendre pouvoir définitivement comprendre le pourquoi – qui le pourra jamais ? – de la volonté qu'eurent des hommes de détruire jusqu'aux cadavres, à la langue et à la mémoire d'autres hommes. Cette nouvelle édition, complétée et définitive, a été établie avec l'aide de l'auteur.

L'histoire est une discipline ainsi faite qu'elle avance grâce à des études monographiques sur des acteurs, des lieux, des institutions, et, plus rarement, grâce à la mise en un récit unique de l'ensemble de ces données, traçant une perspective d'une seule coulée, donnant, pour des générations, le grand cadre de leurs recherches, l'impulsion même de leur vocation d'historiens.
L'ouvrage de Raul Hilberg est de ceux-là, qui a définitivement décrit le génocide comme un processus, distinguant les étapes et définissant les structures de la destruction : la définition des victimes par décret ; l'expropriation ; la concentration ; les opérations mobiles de tuerie ; les déportations ; les centres de mise à mort. C'est dans ce cadre que s'est inscrite toute l'historiographie internationale du génocide, corrigeant localement le grand récit de Hilberg, qui, en retour, intègre tous ces apports dans cette édition nouvelle, mise à jour et définitive.
Raul Hilberg ( l926-) professeur de sciences politiques à l'université du Vermont, fut le témoin dans sa jeunesse viennoise de l'ascension du IIIe Reich, puis, sous l'uniforme américain, de sa chute en 1944-1945. Membre du War Documentation Project et de l'United States Holocaust Memorial Council, témoin du département de la Justice dans les procès contre les agents du crime, Raul Hilberg commença ses recherches pour La Destruction des Juifs d'Europe dès 1948.
Raul Hilberg a expliqué les immenses difficultés qu'il rencontra, à la fin des années cinquante, pour faire éditer la première version de cet ouvrage, qui ne suscita alors l'intérêt de presque aucun grand éditeur, ni même de philosophes : Hannah Arendt fit refuser le manuscrit par une des plus honorables presses universitaires américaines. Ce n'est qu'à partir des années soixante, et particulièrement à dater du procès d'Eichmann à Jérusalem, que l'Occident commença à passer de l'excès d'oubli à l'excès de mémoire (trad. française, Raul Hilberg, La Politique de la mémoire. Gallimard, 1996).
Raul Hilberg n'a pas voulu traiter seulement de la dimension éthique de la catastrophe : « indicible », « innommable », « passage à la limite de l'humanité », a-t-on répété, le génocide est d'abord — on l'oublie trop souvent — un fait historique. En cela il est justiciable des procédures qu'applique l'historien à ses objets d'étude.

La première édition en langue française de La Destruction des Juifs d'Europe a été établie en 1988 à partir de l'édition en trois volumes publiée à New York en 1985 sous le titre : The Destruction of the European Jews. Elle en reprenait l'intégralité du texte mais également des compléments et rajouts inédits de l'auteur pour la version française. Cette nouvelle édition mise à jour, complétée et définitive est établie, avec l'aide de l'auteur, à partir de l'édition en trois volumes publiée à New Haven et Londres en 2003 sous le titre : The Destruction of the European Jews. Third Edition. Semblablement, elle reproduit l'intégralité du texte mais comporte également des compléments et rajouts inédits de l'auteur pour cette version française.

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Message Publié : 07 Août 2007 13:50 
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La nécrologie de J. Gautheret pour Le Monde:

Citer :
L'historien américain d'origine autrichienne est l'auteur d'un monumental travail de synthèse sur les mécanismes du génocide : " La Destruction des juifs d'Europe ", paru en 1961 et sans cesse remanié depuis cette date

Raul Hilberg avait 18 ans lorsqu'il revint en Europe, sous l'uniforme américain, aux dernières heures de la seconde guerre mondiale. En 1939, adolescent, il avait fui Vienne, sa ville natale, et les persécutions, avec toute sa famille, d'origine juive.

A Munich, le jeune homme est affecté au contrôle des locaux du parti nazi. C'est là qu'il trouve, dans soixante caisses, la bibliothèque personnelle d'Hitler. Peu d'ouvrages d'histoire juive, des livres sur Frédéric II de Prusse, l'architecture... De cette découverte et des interrogatoires d'Allemands qu'il conduits pour le compte des services secrets américains naît une intuition qui guidera toutes ses recherches : le génocide des juifs relève d'une structure complexe, une construction à plusieurs étages qu'il est impossible d'expliquer par la seule volonté criminelle d'une poignée d'hommes.

De retour aux Etats-Unis, Raul Hilberg se lance dans des études de science politique, à Brooklyn College puis à l'université Columbia. En 1948, il décide de consacrer sa thèse à La Destruction des juifs d'Europe. Convaincu des limites d'une histoire orale fondée uniquement sur les témoignages des survivants, il décide de se placer du point de vue de l'administration allemande : " Presque tous les monuments forgés aux Etats-Unis ou en Israël (...) ont pour pierre angulaire l'attention portée à la victime et non à l'exécuteur. (...) Mais c'est l'exécuteur qui avait la vue d'ensemble, pas la victime. "

Son professeur à Brooklyn College Franz Neumann, auteur en 1942 de Béhémot, ouvrage dans lequel il analysait le fonctionnement de l'Etat nazi, essaie de le dissuader : de telles recherches n'intéresseront personne et l'empêcheront de faire carrière, affirme-t-il, avant d'accepter de diriger sa thèse. Ces réserves n'y font rien : Hilberg se plonge dans les 40 000 documents issus du procès de Nuremberg. L'intitulé de ses recherches, à lui seul, a valeur de programme. En employant le terme " destruction " plutôt qu'" holocauste ", dont il rejette les connotations religieuses, l'historien affirme sa volonté d'étudier en toute impartialité, froidement, les mécanismes du génocide. A partir de 1952, ses recherches lui valent d'être associé au War Document Project : il a dès lors accès à toutes les archives nazies saisies par l'armée américaine.

Hilberg soutient sa thèse en 1955, un an après la disparition de Neumann. La prophétie du professeur se vérifie : même si le jeune historien est reçu avec éloges, personne ne veut publier ses travaux. Rompant radicalement avec l'historiographie alors dominante de la Shoah, où l'on insistait sur les témoignages des héros de la guerre et le souvenir de ses martyrs, Hilberg souligne la faiblesse des résistances au processus génocidaire, dans la société allemande comme dans la communauté juive elle-même. Les grandes presses universitaires rejettent l'ouvrage : les presses du Mémorial de Yad Vashem, à Jérusalem, explicitent leur refus : " 1. Votre ouvrage se fonde presque exclusivement sur l'autorité des sources allemandes. 2. Des réserves sur votre évolution de la résistance juive (active et passive) pendant l'occupation nazie. "

En 1956, Raul Hilberg obtient un poste de professeur remplaçant de science politique à l'université du Vermont, au nord des Etats-Unis. Il s'installe dans la petite ville de Burlington, sur les rives du lac Champlain, où il passera toute sa carrière. Il enseigne les relations internationales et multiplie les congés sabbatiques, afin de poursuivre ses recherches. Solitaire, il se plaindra souvent de l'indifférence qui les accueille.

Finalement, Hilberg parvient à trouver un éditeur, Quadrangle, qui publie une version augmentée de ses travaux en 1961. Eichmann est jugé à Jérusalem : le génocide des juifs sort de l'oubli. La philosophe Hannah Arendt a été chargée par The New Yorker d'écrire un " rapport " sur le procès. Publié en 1963, son Eichmann à Jérusalem fait scandale, notamment sur la question de la passivité ou de la non-résistance des juifs face à leur propre extermination. Violemment attaquée, Arendt se défend en invoquant les travaux d'Hilberg, qui se trouve mêlé, à son corps défendant, à la polémique. Même s'il dénonce avec vigueur les thèses de la philosophe sur la " banalité du mal ", son nom restera longtemps associé au sien.

COMBATS INTELLECTUELS

Malgré cet épisode, Raul Hilberg devra attendre le début des années 1980 pour connaître une réelle notoriété. En 1982, il est enfin traduit en allemand. Cette marque de reconnaissance encourage son éditeur à accepter une nouvelle réédition de La Destruction des juifs d'Europe, en 1985. Trois ans plus tard, les éditions Fayard publient enfin la première traduction française de l'ouvrage.

La chute du mur de Berlin et l'ouverture des archives du bloc soviétique donneront un nouvel élan à ses recherches. L'historien peut s'intéresser de plus près à l'attitude des populations locales, témoins silencieux du massacre, s'écartant quelque peu du cadre des théories de Neumann. En 1992 paraît Exécuteurs, victimes, témoins (traduit chez Gallimard, en 1994), puis Politique de la mémoire (Gallimard, 1996), ouvrage dans lequel Hilberg revient sur la réception de ses travaux. Enfin, en 2001, il publie une analyse méthodologique, Sources of Holocaust Research (Holocauste : les sources de l'histoire, Gallimard).

L'historien prit part activement aux polémiques historiographiques des quinze dernières années, dénonçant notamment les thèses radicales de Daniel Goldhagen et les demandes de restitutions formulées par les membres de l'Organisation mondiale juive.

Il participa à ces combats intellectuels sans cesser de travailler à son grand oeuvre. Alors que Gallimard en publiait une nouvelle " version définitive " en France, à l'automne 2006 (" Folio ", 3 volumes), Hilberg déclarait encore, dans un entretien au Monde : " C'est un travail sans fin, et je ne m'interdis pas quelques corrections de détail... "

Jérôme Gautheret


Le commentaire de N. Weill dans le même journal:

Citer :
PAR SON APPARITION dans le film de Claude Lanzmann, Shoah, en 1985, suivie de la traduction de sa Destruction des juifs d'Europe (Fayard, 1988), Raul Hilberg est devenu une icône. Icône tardive, dont l'éclat a eu tendance à faire oublier certains précurseurs de l'historiographie de l'Holocauste comme le Français Léon Poliakov ou l'Israélien Saul Friedländer.

Hilberg a sans nul doute imprimé sa marque sur la façon d'appréhender le phénomène. Mais en concentrant ses recherches sur les traces écrites de la main des bourreaux, il en a laissé des pans entiers dans l'ombre. Hormis la part active qu'il prit à l'édition des Carnets du premier président du Conseil juif de Varsovie, Adam Czerniakow (La Découverte, 1996) et les remarques de la deuxième partie de son Exécuteurs, victimes, témoins (Gallimard, 1994), il a toujours tenu à distance, sinon en suspicion, le discours des victimes et plus encore les récits de survivants.

Si les disciples de cet immense spécialiste, comme l'Américain Christopher Browning ou l'Allemand Götz Aly, se sont engouffrés à sa suite dans les flots de documents laissés par le IIIe Reich et en ont tiré de fécondes interprétations, d'autres ont fini par s'intéresser aux formes moins organisées, juridiquement et techniquement, du massacre des populations juives, telles que " la Shoah par balles " (les fusillades) ou les meurtres menés par les Allemands mais aussi par les alliés du Reich.

De ce point de vue, l'historiographie de la Shoah a suivi le même mouvement que celle de la première guerre mondiale, finissant par privilégier le " contact " entre la victime et le bourreau plutôt que l'analyse des processus administratifs et s'éloignant des perspectives hilbergiennes, où le droit et la législation tiennent une grande place. C'est ainsi que les formes plus chaotiques de la mise à mort des juifs, qui continue sans camp ni crématoire - les " marches de la mort " de 1944-1945 -, font partie des nouveaux chantiers que les historiens abordent.

Est-ce à dire que la lecture hilbergienne de la Shoah, monument incontestable, serait en cours de dépassement, voire d'ores et déjà dépassée ? La réponse à une telle question viendra peut-être d'un retour aux sources d'inspiration sociologiques de ce grand historien venu d'abord de la science politique.

Hilberg a en effet souvent reconnu la dette contractée envers l'un de ses professeurs de Brooklyn College, auteur d'un des premiers ouvrages de réflexion sur le nazisme, Franz Neumann (1900-1954), Béhémoth (Payot, 1979 pour la traduction française). Avec Otto Kirchheimer ou Ernst Fraenkel, Neumann appartenait à la tradition des " juristes de gauche " de la République de Weimar. Réfugié aux Etats-Unis, où le jeune Hilberg suivra son séminaire en allemand, il développe une théorie de l'Allemagne nazie qui veut que, bien plus qu'un " Etat total " ou totalitaire, l'Etat hitlérien soit un champ de forces concurrentes, une " polycratie " où quatre hiérarchies (service public, armée, industrie et parti) entretiennent des relations conflictuelles, assorties de compromis précaires. C'est cette guerre civile larvée qu'Hilberg coiffe du nom de " bureaucratie " et c'est son fonctionnement, bien plus que l'antisémitisme ou les intentions criminelles du régime, qui, à ses yeux, rendent également raison de la Shoah.

Cette révolution " fonctionnaliste " qu'Hilberg a longtemps imposée dans l'étude de La Destruction des juifs d'Europe procède donc autant de l'introduction de ce paradigme que de ses innombrables trouvailles archivistiques.

Nicolas Weill

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Message Publié : 07 Août 2007 14:00 
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Je retranscris également un entretien publié dans Le Monde du 25 février 1994, entre Nicolas Weill (NW) et Raul Hilberg (RW) qui venait de publier en France Exécuteurs, victimes, témoins. C'est un bon résumé de ses travaux et de ses thèses.


Citer :
NW:"Est-ce qu'entre 1961, date de la parution aux Etats-Unis de la Destruction des juifs d'Europe, et aujourd'hui où sort en France votre nouveau livre Exécuteurs, victimes, témoins _ la catastrophe juive 1933-1945, votre lecture du génocide a changé ? Cette série de portraits à laquelle vous vous livrez signifie-t-elle que la seule description de la machine de destruction ne suffit pas à rendre compte de l'événement ?

RH: Derrière chaque bureau il y a un homme, et ce que je voulais savoir dans ce livre, c'est le genre d'homme qu'on y trouve. J'avais, dans la Destruction des juifs d'Europe, esquissé quelques approches en ce sens, mais tout a été recouvert alors par la tentative qui intéressait au premier chef le spécialiste des sciences politiques que je suis : répondre à la question " comment ? ". C'est comme si j'étais passé de la musique à la peinture. Ces portraits sont, bien entendu, des portraits de groupe, sur le modèle du triptyque : les victimes sont au centre, entourées, de part et d'autre, par les exécuteurs et les témoins. Je dois dire que cette idée n'est pas complètement originale puisque Elie Wiesel l'a utilisée. De plus, l'historien Christopher Browning m'a influencé, car il a, lui, tout de suite travaillé sur les individus. Je dois en outre rendre hommage à Claude Lanzmann, l'auteur de Shoah, à qui mon livre est dédié et qui avait, lui aussi, centré son film sur les portraits.

NW: Dans celui que vous faites de Hitler vous mettez en valeur un de ses textes de 1919, appelant à renoncer à " l'antisémitisme de l'émotion " et à opter pour un " antisémitisme de la raison ". On rangeait pourtant votre oeuvre parmi celles des gens qui estiment que la Shoah est le résultat d'une certaine improvisation. Avez-vous changé sur ce point ?

RH: Non. J'estime toujours que les Allemands ignoraient, au départ, ce qu'ils feraient. C'est comme s'ils conduisaient un train dont la direction générale allait dans le sens d'une violence croissante contre les juifs, mais dont la destination exacte n'était pas définie. N'oublions pas que le nazisme, bien plus qu'un parti, était un mouvement qui devait toujours aller de l'avant, sans jamais s'arrêter. Confrontée à une tâche qui n'avait jamais eu de précédent, la bureaucratie allemande ne savait que faire : c'est là que se situe le rôle réel de Hitler. Il fallait que quelqu'un, au sommet, donnât un feu vert à des bureaucrates conservateurs par nature.

NW: Cette participation de tous les services de l'Etat à la " solution finale " signifie-t-elle, comme vous le suggérez, que celle-ci a bénéficié de l'adhésion des Allemands ?

RH: Dès que j'ai commencé à étudier cette question, il y a bientôt quarante-cinq ans, je me suis dit qu'il avait dû exister, en Allemagne, une sorte de consensus en faveur de la " solution finale ". Ceux qui se sont opposés au processus constituent une infime minorité. Dans les archives de l'ex-RDA qui, comme les archives de l'ex-URSS, se sont ouvertes il y a environ cinq ans, je suis tombé sur le cas d'un avoué allemand du nom de Coblenzer qui a perdu clientèle et amis simplement à cause de la consonance juive de son patronyme. Cela donne la mesure de l'état d'esprit de l'Allemagne à cette époque. " Avec un zèle tout particulier "

NW: Pourtant vous évoquez également cette incroyable manifestation de femmes allemandes, en février 1943, en plein coeur de Berlin, venues réclamer leurs maris juifs que les SS se préparaient à envoyer à Auschwitz ...

RH: Il faut tout de suite préciser qu'il ne s'agissait nullement d'une manifestation politique, ni contre les nazis ni contre les déportations. Ces femmes voulaient leurs maris et ce sont dispersées sitôt qu'on les leur a rendus. Les nazis ont cherché à imposer la dissolution des mariages mixtes sans y parvenir, par crainte des répercussions dans les familles allemandes concernées et à cause de la réaction des Eglises (certains de ces mariages avaient reçu des sacrements).

NW: Comment expliquez-vous qu'en France près des trois quarts de la communauté juive aient survécu à la " solution finale ", alors que dans un pays occupé comparable par ses moeurs et l'importance de sa population juive, les Pays-Bas, 100 000 juifs sur 140 000 ont péri ?

RH: Cette question est extrêmement troublante, et elle appelle sans doute plusieurs types de réponse. L'une de ces explications tient au tour qu'a pris l'émancipation juive en France depuis l'époque de Napoléon. Si un juif est français, alors il n'est rien en tant que juif, tout en tant que Français. Si l'on se met à protéger certaines catégories de Français plutôt que d'autres, c'est toute la logique du système qui s'effondre. D'autre part, on ne retrouve pas, en France, le consensus autour de la " solution finale " que l'on peut constater en Allemagne. " Aux Pays-Bas, au contraire, pays bien moins touché par l'antisémitisme que la France et où il n'y avait pas eu d'affaire Dreyfus, le chiffre élevé des déportations s'explique par l'efficacité de l'administration. J'ai découvert, à ma grande surprise _ grâce à un jeune chercheur néerlandais d'une trentaine d'années qui a levé le tabou _ que la police régulière hollandaise avait procédé à des arrestations de juifs à Amsterdam, à l'été 1942.

NW: Pourtant vous révélez un autre fait troublant : la participation directe de troupes françaises aux massacres de juifs en Pologne...

RH: Oui. Cela s'est passé dans le district de Radom. Il s'agissait de membres de la Légion des volontaires français contre le bolchevisme, qui s'entraînaient près de Kruszyna avant de rejoindre le front russe. A la fin de l'action, 113 cadavres juifs gisaient sur un large rayon autour du campement : " Avec un zèle tout particulier, rapportait leur officier, les Français chargés uniquement d'assurer la garde ont eux aussi achevé les blessés juifs. " " De même l'armée allemande a-t-elle souvent prêté la main aux massacres, ou en a pris l'initiative, en Biélorussie, par exemple, ou, comme le fit Stülpnagel, en France, voire les a menés toute seule, comme en Serbie. A cet égard, toute tentative d'établir des différences entre l'attitude des SS et celle de l'armée allemande ou de la police ordinaire me paraît artificielle.

NW: Au centre de votre triptyque, on trouve les victimes juives. N'est-il pas néanmoins choquant de situer, comme vous le faites, les résistants dans la même catégorie que les suicidés sous l'appellation d'" inadaptés " ?

RH: Non. Car la communauté juive était majoritairement contre la résistance. Elle a cherché à s'adapter. Les juifs vivaient en Europe depuis l'Antiquité (il y avait probablement des juifs à Cologne avant que n'y arrivent les Germains). Etant donné toutes les formes de discriminations qu'ils ont eu à subir au cours de ces deux millénaires, ils ont adopté une stratégie visant à limiter les pertes. Il s'agissait de s'adapter et de gérer la survie. " Bien sûr, il y a des gens qui ont refusé, qui n'ont pas voulu quitter leur appartement pour se laisser emmener vers une destination inconnue. Ceux-là ont préféré avaler des cachets et mourir en écoutant leur musique favorite. Ce fut le cas en Allemagne : pendant les deux années de déportation, de 1941 à 1943, le taux de suicide y atteignit une proportion de 1 500 pour 100 000 dans la communauté juive (on estime que le taux de 30 pour 100 000 est déjà un ratio très élevé). " D'autres ont cherché à se confectionner, pour eux et pour leur famille, des caches. C'était une autre façon de ne pas coopérer, mais les Allemands ont généralement découvert et liquidé ces fuyards. D'autres, enfin, ont décidé de se battre. Mais ils ne furent qu'une minorité incroyablement réduite. Même après la guerre, le nombre des assassinats d'anciens nazis par des juifs peut presque se compter sur les doigts de mes deux mains. Personnellement je suis sûr de quatre cas. Pendant la guerre, donc, la résistance ne fut qu'une minorité dans une minorité. " Certes, il faut s'accorder sur ce que l'on entend par " résistance ". Je m'en tiens pour ma part à la définition traditionnelle : est considéré comme résistant celui dont les actions visent à empêcher l'ennemi de réaliser ses objectifs. Autrement dit, si quelqu'un est affamé dans un ghetto et décide d'aller chercher de la nourriture en contrebande, je ne considère pas qu'il fait de la résistance, parce que les Allemands sont pleinement conscients de l'existence de cette contrebande, et qu'elle les sert, d'une certaine façon. En revanche, si des scouts juifs convoient des enfants en Suisse, si un maquis juif fait sauter un train, oui, cela c'est bien de la résistance. " Pourquoi m'assassines-tu ? "

NW: Comment expliquez-vous qu'au bord des fosses d'exécutions, alors qu'" il n'y avait rien à perdre ", si peu de victimes aient agi comme ce juif de Lituanie, Slapoberskis, dont vous écrivez qu'il a même réussi à tuer l'un de ses exécuteurs ?

RH: C'est une terrible question qu'il faut laisser aux psychologues le soin d'analyser. Comment se fait-il que des gens, conduits au bord de leur tombe, alors qu'ils vont être tirés à bout portant, ne se révoltent pas ? A mon avis, cependant, cette question est faussée. Si ces gens en sont arrivés là, cela voulait dire qu'ils avaient baissé les bras bien plus tôt. Même une force de la nature comme l'était probablement ce Slapoberskis commence, non par frapper, mais par discuter en demandant au tueur " Pourquoi m'assassines-tu, je suis un homme comme toi ? ". Pourquoi une semblable situation ne s'est-elle pas reproduite à des centaines d'exemplaires ? Voilà un problème qui ne concerne pas seulement les juifs. " Prenez les soldats russes faits prisonniers par les Allemands. On sait que leur nombre s'est élevé à cinq millions. C'est énorme ! Deux millions d'entre eux sont morts dans les camps de prisonniers allemands, de faim, de maladie, de froid, de blessures jamais soignées... Pourquoi ces hommes qui, en outre, étaient des soldats ne se sont pas non plus révoltés ? Peut-être parce qu'on se trouve en présence d'un groupe qui se croit confronté à un inexorable destin, et que si l'on est né dans un système communiste, qu'à la place d'un officier russe on trouve un officier allemand, on perd très vite la capacité d'imaginer qu'on puisse faire quoi que ce soit. Ou bien on ne se laisse pas prendre aussi facilement...

NW: Est-ce qu'une certaine forme de culture de l'espérance, caractéristique du judaïsme, n'a pas contribué à cette docilité ? _

RH: Certainement. Une espérance qui n'avait d'ailleurs rien de fou ni d'illogique. Elle avait pour elle l'expérience des siècles. Il fallait tenter de prouver au persécuteur qu'il avait besoin de sa victime. L'artisanat comptait encore beaucoup dans l'économie en 1942, et beaucoup des juifs d'Europe de l'Est étaient artisans. C'est cette logique qui a inspiré la politique des Conseils juifs. Ce que les dirigeants juifs, que j'évoque dans mon livre, ne parvenaient pas à comprendre, c'est que les Allemands étaient disposés à les tuer même s'ils avaient besoin d'eux. " Le bilan de cette politique des Conseils juifs a été désastreux. Jacob Gens, le dirigeant juif du ghetto de Vilna, auquel le général israélien Israël Arad, président de Yad Vashem, a consacré un merveilleux ouvrage, est sans doute la figure la plus complexe de toutes celles de ces dirigeants juifs. Il pouvait s'échapper, car sa femme était catholique et lui-même était lieutenant dans l'armée lituanienne. Mais il avait décidé que son poste était dans le ghetto. Gens a demandé à la résistance de ne pas se révolter parce qu'il croyait à l'efficacité du " salut par le travail ". Ce fut un échec. Tous ont joué cette carte et tous ont perdu la partie. Cet échec était-il d'emblée prévisible ? Là est toute la question.

NW: N'avez-vous pas l'impression qu'on assiste, à propos de la Shoah, à une tendance au " déplacement de culpabilité " ? Comme si les Allemands avaient subitement disparu de la scène, comme si les Polonais, les Alliés apathiques quoique parfaitement informés, voire la population judéo-palestinienne accusée subitement de n'avoir pas accordé assez d'attention au phénomène, finissaient par être presque aussi coupables que les exécuteurs eux-mêmes ?

RH: Dès 1971 j'ai répondu par la négative à un survivant qui me demandait si les camps d'extermination avaient été installés en Pologne parce que ce pays était particulièrement antisémite. La raison véritable est que la majorité des victimes s'y trouvait. Comme les SS et la Gestapo facturaient le transport, plus la distance était réduite, moins coûteux était le voyage. En considération de la difficulté d'acheminement à l'Est, les Allemands ont même envisagé un moment la possibilité d'installer un camp d'extermination en plein coeur de l'Alsace-Lorraine ! Un véritable camp, avec des chambres à gaz, comme Sobibor ! " Ajoutons que toutes les polices de l'Europe occupée ont effectué des rafles, de la Hollande à la France. Or de toutes les polices locales, ce fut la police polonaise qui demeura le plus à l'écart des actions antijuives. Certes, on peut affirmer que l'antisémitisme polonais était particulièrement virulent. Mais on ne peut prétendre que les Polonais aient été pires que les Allemands. Cela n'a aucun sens.

NW: Pourquoi n'y a-t-il pas de conclusion à votre livre ?

RH: Parce que c'est une fresque, un tableau, et qu'un tableau, contrairement à une symphonie, ne comporte pas de final. "


Vous trouverez ici une vidéo de la conférence de R. Hilberg donnée au Mémorial de la Shoah de Paris en septembre 2006:

http://www.memorialdelashoah.org/b_cont ... 159&type=0

Et ici de sa conférence à la même époque au Centre Pompidou:

http://www.centrepompidou.fr/Pompidou/W ... nM=5.2&L=1

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 Sujet du message : Re: Raul Hilberg
Message Publié : 24 Avr 2008 16:16 
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Salluste
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Bonjour,

Suite à la reprise sur ce site, de l'interview de Raul Hillberg, un membre du forum debarquement-normandie.com , habitant en Pologne, a entrepris des recherches sur le massacre de Juifs par des Français de la LVF.
Le fil d'origine : http://www.debarquement-normandie.com/phpBB2/viewtopic.php?t=3083&postdays=0&postorder=asc&start=120

Et la conclusion de l'enquete : Les crimes de la LVF à Kruszyna
: http://www.debarquement-normandie.com/phpBB2/viewtopic.php?p=180830#180830

Cordialement
Laurent

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 Sujet du message : Re: Raul Hilberg
Message Publié : 14 Mai 2008 8:40 
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Grégoire de Tours
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"Les gosses n'apprennent plus rien à l'école; en histoire-géo par exemple, ils doivent se débrouiller comme ils peuvent. Bientôt, un gamin nous dira par déduction que l'an 1111 correspond à l'invasion des Huns....."

Compte rendu de réunion d'une communauté d'agglomération


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