Je retranscris également un entretien publié dans
Le Monde du 25 février 1994, entre Nicolas Weill (NW) et Raul Hilberg (RW) qui venait de publier en France
Exécuteurs, victimes, témoins. C'est un bon résumé de ses travaux et de ses thèses.
Citer :
NW:"Est-ce qu'entre 1961, date de la parution aux Etats-Unis de la Destruction des juifs d'Europe, et aujourd'hui où sort en France votre nouveau livre Exécuteurs, victimes, témoins _ la catastrophe juive 1933-1945, votre lecture du génocide a changé ? Cette série de portraits à laquelle vous vous livrez signifie-t-elle que la seule description de la machine de destruction ne suffit pas à rendre compte de l'événement ?
RH: Derrière chaque bureau il y a un homme, et ce que je voulais savoir dans ce livre, c'est le genre d'homme qu'on y trouve. J'avais, dans la Destruction des juifs d'Europe, esquissé quelques approches en ce sens, mais tout a été recouvert alors par la tentative qui intéressait au premier chef le spécialiste des sciences politiques que je suis : répondre à la question " comment ? ". C'est comme si j'étais passé de la musique à la peinture. Ces portraits sont, bien entendu, des portraits de groupe, sur le modèle du triptyque : les victimes sont au centre, entourées, de part et d'autre, par les exécuteurs et les témoins. Je dois dire que cette idée n'est pas complètement originale puisque Elie Wiesel l'a utilisée. De plus, l'historien Christopher Browning m'a influencé, car il a, lui, tout de suite travaillé sur les individus. Je dois en outre rendre hommage à Claude Lanzmann, l'auteur de Shoah, à qui mon livre est dédié et qui avait, lui aussi, centré son film sur les portraits.
NW: Dans celui que vous faites de Hitler vous mettez en valeur un de ses textes de 1919, appelant à renoncer à " l'antisémitisme de l'émotion " et à opter pour un " antisémitisme de la raison ". On rangeait pourtant votre oeuvre parmi celles des gens qui estiment que la Shoah est le résultat d'une certaine improvisation. Avez-vous changé sur ce point ?
RH: Non. J'estime toujours que les Allemands ignoraient, au départ, ce qu'ils feraient. C'est comme s'ils conduisaient un train dont la direction générale allait dans le sens d'une violence croissante contre les juifs, mais dont la destination exacte n'était pas définie. N'oublions pas que le nazisme, bien plus qu'un parti, était un mouvement qui devait toujours aller de l'avant, sans jamais s'arrêter. Confrontée à une tâche qui n'avait jamais eu de précédent, la bureaucratie allemande ne savait que faire : c'est là que se situe le rôle réel de Hitler. Il fallait que quelqu'un, au sommet, donnât un feu vert à des bureaucrates conservateurs par nature.
NW: Cette participation de tous les services de l'Etat à la " solution finale " signifie-t-elle, comme vous le suggérez, que celle-ci a bénéficié de l'adhésion des Allemands ?
RH: Dès que j'ai commencé à étudier cette question, il y a bientôt quarante-cinq ans, je me suis dit qu'il avait dû exister, en Allemagne, une sorte de consensus en faveur de la " solution finale ". Ceux qui se sont opposés au processus constituent une infime minorité. Dans les archives de l'ex-RDA qui, comme les archives de l'ex-URSS, se sont ouvertes il y a environ cinq ans, je suis tombé sur le cas d'un avoué allemand du nom de Coblenzer qui a perdu clientèle et amis simplement à cause de la consonance juive de son patronyme. Cela donne la mesure de l'état d'esprit de l'Allemagne à cette époque. " Avec un zèle tout particulier "
NW: Pourtant vous évoquez également cette incroyable manifestation de femmes allemandes, en février 1943, en plein coeur de Berlin, venues réclamer leurs maris juifs que les SS se préparaient à envoyer à Auschwitz ...
RH: Il faut tout de suite préciser qu'il ne s'agissait nullement d'une manifestation politique, ni contre les nazis ni contre les déportations. Ces femmes voulaient leurs maris et ce sont dispersées sitôt qu'on les leur a rendus. Les nazis ont cherché à imposer la dissolution des mariages mixtes sans y parvenir, par crainte des répercussions dans les familles allemandes concernées et à cause de la réaction des Eglises (certains de ces mariages avaient reçu des sacrements).
NW: Comment expliquez-vous qu'en France près des trois quarts de la communauté juive aient survécu à la " solution finale ", alors que dans un pays occupé comparable par ses moeurs et l'importance de sa population juive, les Pays-Bas, 100 000 juifs sur 140 000 ont péri ?
RH: Cette question est extrêmement troublante, et elle appelle sans doute plusieurs types de réponse. L'une de ces explications tient au tour qu'a pris l'émancipation juive en France depuis l'époque de Napoléon. Si un juif est français, alors il n'est rien en tant que juif, tout en tant que Français. Si l'on se met à protéger certaines catégories de Français plutôt que d'autres, c'est toute la logique du système qui s'effondre. D'autre part, on ne retrouve pas, en France, le consensus autour de la " solution finale " que l'on peut constater en Allemagne. " Aux Pays-Bas, au contraire, pays bien moins touché par l'antisémitisme que la France et où il n'y avait pas eu d'affaire Dreyfus, le chiffre élevé des déportations s'explique par l'efficacité de l'administration. J'ai découvert, à ma grande surprise _ grâce à un jeune chercheur néerlandais d'une trentaine d'années qui a levé le tabou _ que la police régulière hollandaise avait procédé à des arrestations de juifs à Amsterdam, à l'été 1942.
NW: Pourtant vous révélez un autre fait troublant : la participation directe de troupes françaises aux massacres de juifs en Pologne...
RH: Oui. Cela s'est passé dans le district de Radom. Il s'agissait de membres de la Légion des volontaires français contre le bolchevisme, qui s'entraînaient près de Kruszyna avant de rejoindre le front russe. A la fin de l'action, 113 cadavres juifs gisaient sur un large rayon autour du campement : " Avec un zèle tout particulier, rapportait leur officier, les Français chargés uniquement d'assurer la garde ont eux aussi achevé les blessés juifs. " " De même l'armée allemande a-t-elle souvent prêté la main aux massacres, ou en a pris l'initiative, en Biélorussie, par exemple, ou, comme le fit Stülpnagel, en France, voire les a menés toute seule, comme en Serbie. A cet égard, toute tentative d'établir des différences entre l'attitude des SS et celle de l'armée allemande ou de la police ordinaire me paraît artificielle.
NW: Au centre de votre triptyque, on trouve les victimes juives. N'est-il pas néanmoins choquant de situer, comme vous le faites, les résistants dans la même catégorie que les suicidés sous l'appellation d'" inadaptés " ?
RH: Non. Car la communauté juive était majoritairement contre la résistance. Elle a cherché à s'adapter. Les juifs vivaient en Europe depuis l'Antiquité (il y avait probablement des juifs à Cologne avant que n'y arrivent les Germains). Etant donné toutes les formes de discriminations qu'ils ont eu à subir au cours de ces deux millénaires, ils ont adopté une stratégie visant à limiter les pertes. Il s'agissait de s'adapter et de gérer la survie. " Bien sûr, il y a des gens qui ont refusé, qui n'ont pas voulu quitter leur appartement pour se laisser emmener vers une destination inconnue. Ceux-là ont préféré avaler des cachets et mourir en écoutant leur musique favorite. Ce fut le cas en Allemagne : pendant les deux années de déportation, de 1941 à 1943, le taux de suicide y atteignit une proportion de 1 500 pour 100 000 dans la communauté juive (on estime que le taux de 30 pour 100 000 est déjà un ratio très élevé). " D'autres ont cherché à se confectionner, pour eux et pour leur famille, des caches. C'était une autre façon de ne pas coopérer, mais les Allemands ont généralement découvert et liquidé ces fuyards. D'autres, enfin, ont décidé de se battre. Mais ils ne furent qu'une minorité incroyablement réduite. Même après la guerre, le nombre des assassinats d'anciens nazis par des juifs peut presque se compter sur les doigts de mes deux mains. Personnellement je suis sûr de quatre cas. Pendant la guerre, donc, la résistance ne fut qu'une minorité dans une minorité. " Certes, il faut s'accorder sur ce que l'on entend par " résistance ". Je m'en tiens pour ma part à la définition traditionnelle : est considéré comme résistant celui dont les actions visent à empêcher l'ennemi de réaliser ses objectifs. Autrement dit, si quelqu'un est affamé dans un ghetto et décide d'aller chercher de la nourriture en contrebande, je ne considère pas qu'il fait de la résistance, parce que les Allemands sont pleinement conscients de l'existence de cette contrebande, et qu'elle les sert, d'une certaine façon. En revanche, si des scouts juifs convoient des enfants en Suisse, si un maquis juif fait sauter un train, oui, cela c'est bien de la résistance. " Pourquoi m'assassines-tu ? "
NW: Comment expliquez-vous qu'au bord des fosses d'exécutions, alors qu'" il n'y avait rien à perdre ", si peu de victimes aient agi comme ce juif de Lituanie, Slapoberskis, dont vous écrivez qu'il a même réussi à tuer l'un de ses exécuteurs ?
RH: C'est une terrible question qu'il faut laisser aux psychologues le soin d'analyser. Comment se fait-il que des gens, conduits au bord de leur tombe, alors qu'ils vont être tirés à bout portant, ne se révoltent pas ? A mon avis, cependant, cette question est faussée. Si ces gens en sont arrivés là, cela voulait dire qu'ils avaient baissé les bras bien plus tôt. Même une force de la nature comme l'était probablement ce Slapoberskis commence, non par frapper, mais par discuter en demandant au tueur " Pourquoi m'assassines-tu, je suis un homme comme toi ? ". Pourquoi une semblable situation ne s'est-elle pas reproduite à des centaines d'exemplaires ? Voilà un problème qui ne concerne pas seulement les juifs. " Prenez les soldats russes faits prisonniers par les Allemands. On sait que leur nombre s'est élevé à cinq millions. C'est énorme ! Deux millions d'entre eux sont morts dans les camps de prisonniers allemands, de faim, de maladie, de froid, de blessures jamais soignées... Pourquoi ces hommes qui, en outre, étaient des soldats ne se sont pas non plus révoltés ? Peut-être parce qu'on se trouve en présence d'un groupe qui se croit confronté à un inexorable destin, et que si l'on est né dans un système communiste, qu'à la place d'un officier russe on trouve un officier allemand, on perd très vite la capacité d'imaginer qu'on puisse faire quoi que ce soit. Ou bien on ne se laisse pas prendre aussi facilement...
NW: Est-ce qu'une certaine forme de culture de l'espérance, caractéristique du judaïsme, n'a pas contribué à cette docilité ? _
RH: Certainement. Une espérance qui n'avait d'ailleurs rien de fou ni d'illogique. Elle avait pour elle l'expérience des siècles. Il fallait tenter de prouver au persécuteur qu'il avait besoin de sa victime. L'artisanat comptait encore beaucoup dans l'économie en 1942, et beaucoup des juifs d'Europe de l'Est étaient artisans. C'est cette logique qui a inspiré la politique des Conseils juifs. Ce que les dirigeants juifs, que j'évoque dans mon livre, ne parvenaient pas à comprendre, c'est que les Allemands étaient disposés à les tuer même s'ils avaient besoin d'eux. " Le bilan de cette politique des Conseils juifs a été désastreux. Jacob Gens, le dirigeant juif du ghetto de Vilna, auquel le général israélien Israël Arad, président de Yad Vashem, a consacré un merveilleux ouvrage, est sans doute la figure la plus complexe de toutes celles de ces dirigeants juifs. Il pouvait s'échapper, car sa femme était catholique et lui-même était lieutenant dans l'armée lituanienne. Mais il avait décidé que son poste était dans le ghetto. Gens a demandé à la résistance de ne pas se révolter parce qu'il croyait à l'efficacité du " salut par le travail ". Ce fut un échec. Tous ont joué cette carte et tous ont perdu la partie. Cet échec était-il d'emblée prévisible ? Là est toute la question.
NW: N'avez-vous pas l'impression qu'on assiste, à propos de la Shoah, à une tendance au " déplacement de culpabilité " ? Comme si les Allemands avaient subitement disparu de la scène, comme si les Polonais, les Alliés apathiques quoique parfaitement informés, voire la population judéo-palestinienne accusée subitement de n'avoir pas accordé assez d'attention au phénomène, finissaient par être presque aussi coupables que les exécuteurs eux-mêmes ?
RH: Dès 1971 j'ai répondu par la négative à un survivant qui me demandait si les camps d'extermination avaient été installés en Pologne parce que ce pays était particulièrement antisémite. La raison véritable est que la majorité des victimes s'y trouvait. Comme les SS et la Gestapo facturaient le transport, plus la distance était réduite, moins coûteux était le voyage. En considération de la difficulté d'acheminement à l'Est, les Allemands ont même envisagé un moment la possibilité d'installer un camp d'extermination en plein coeur de l'Alsace-Lorraine ! Un véritable camp, avec des chambres à gaz, comme Sobibor ! " Ajoutons que toutes les polices de l'Europe occupée ont effectué des rafles, de la Hollande à la France. Or de toutes les polices locales, ce fut la police polonaise qui demeura le plus à l'écart des actions antijuives. Certes, on peut affirmer que l'antisémitisme polonais était particulièrement virulent. Mais on ne peut prétendre que les Polonais aient été pires que les Allemands. Cela n'a aucun sens.
NW: Pourquoi n'y a-t-il pas de conclusion à votre livre ?
RH: Parce que c'est une fresque, un tableau, et qu'un tableau, contrairement à une symphonie, ne comporte pas de final. "
Vous trouverez ici une vidéo de la conférence de R. Hilberg donnée au Mémorial de la Shoah de Paris en septembre 2006:
http://www.memorialdelashoah.org/b_cont ... 159&type=0
Et ici de sa conférence à la même époque au Centre Pompidou:
http://www.centrepompidou.fr/Pompidou/W ... nM=5.2&L=1