Duc de Raguse a écrit :
Citer :
vous ne pensez pas que la phrase : "La revendication révolutionnaire de l'égalité abstraite et universelle entre tous les hommes ne pouvait en effet que conduire au manichéisme et au fanatisme idéologique et engendrer la Terreur" est un résumé assez juste de l'un des aspects de la thèse de Furet sur la Révolution ?
Non, il n'a jamais écrit cela ni quelque chose y ressemblant.
Duc de Raguse, vous n'êtes pas raisonnable.
Qui que ce soit qui cherche 2 mns dans "Penser la Révolution Française" trouve des passages à profusion. Je vais essayer de retracer le raisonnement de Furet, citations à l'appui :
François Furet a écrit :
L'ancienne société était celle du privilège, la Révolution fonde l'égalité. Ainsi se constitue une idéologie de la rupture radicale avec le passé, un formidable dynamisme culturel de l'égalité.
[coll. Folio, p.49]
Voici donc notre "idéologie égalitaire".
François Furet a écrit :
Ce que les Français inaugurent à la fin du XVIIIe siècle, ce n'est pas la politique comme champ laïcisé et distinct de la réflexion critique, c'est la politique démocratique comme idéologie nationale. [...]
L'expression "politique démocratique" ne renvoie pas ici à un ensemble de règles ou de procédures destinées à organiser [...] le fonctionnement des pouvoirs publics. Elle désigne un système de croyances qui constitue la légitimité nouvelle née de la Révolution, et selon lequel le "peuple", pour instaurer la liberté et l'égalité qiu sont les finalités de l'action collective, doit briser la résistance de ses ennemis.
[p.50-51]
Et voila que se profile déjà l'extermination de l'Ennemi
La question est : Qui est l'ennemi ? Attention, la démonstration est serrée -et plutôt fine, clairement.
François Furet a écrit :
La naissance de la "politique démocratique" [...] est en effet inséparable d'un terrain culturel commun par lequel l'action recoupe les conflits de valeurs [Cela n'est pas neuf, dit Furet, mais :] Ce qui est nouveau, dans la version laïcisée de l'idéologie révolutionnaire, qui fonde la politique moderne [notons-le au passage], c'est que l'action épuise le monde des valeurs, donc le sens de l'existence.
[p.90, c'est Furet qui souligne]
Notez comme Furet ne démontre pas, ici, il pose. Et il pose que le sens de l'existence humaine à l'ère moderne est tout entier investi dans la réalisation de valeurs opposées. C'est un postulat très lourd, que de réduire l'existence humaine à un seul objectif, et pourtant, Furet se contente de l'exposer en quelques lignes.
Toujours est-il que les conséquences logiques de cette prise de position ne tardent pas à apparaitre :
François Furet a écrit :
Cette eschatologie laïque, promise à l'avenir que l'on sait, est l'immense force à l'oeuvre dans la Révolution française [...] A partir de là, tout un système d'interprétation naît et s'enrichit des premières victoires de la Révolution, et se constitue en un credo dont l'acceptation ou le rejet sépare les bons et les méchants.
[ibid.]
Le dogme (noter le vocabulaire religieux) dont il est ici question est donc une idéologie qui vise à distinguer les bons et les méchants -qui seront nécessairement les ennemis- à partir de leur adhésion à l'une ou l'autre de ces valeurs "totales" dont la réalisation épuise le sens de l'existence humaine.
Alors quelles sont ces valeurs ? On en connait déjà une (phrase suivante) :
François Furet a écrit :
Au centre de ce credo, l'idée d'égalité, bien sûr, vécue comme l'inverse de l'ancienne société, pensée comme la condition et la fin du nouveau pacte social.
Et quelle est l'autre ? C'est là où la démonstration devient particulièrement complexe. Puisque, selon Furet, la valeur contraire de l'égalité, ce n'est pas la hiérarchie comme on pourrait s'y attendre, c'est plus fin que ça : C'est le "complot aristocratique".
Ici, la démonstration de Furet vise à montrer que l'Ennemi de la "politique démocratique" révolutionnaire, ce n'est pas exactement l'aristocratie, c'est la
représentation que les révolutionnaires se font de l'aristocratie. Et cette représentation, elle prend
systématiquement la forme du "complot". Pourquoi, on ne sait pas, du moins Furet ne le dit pas. Ce qu'il dit c'est :
François Furet a écrit :
On n'en finirait pas de recenser les usages et les acceptions de l'idée de complot dans l'idéologie révolutionnaire : c'est véritablement une notion centrale et polymorphe, par rapport à laquelle s'organise et se pense l'action ; c'est elle qui dynamise l'ensemble de convictions et de croyances caractéristiques des hommes de cette époque, et c'est elle aussi qui permet à tout coup l'interprétation-justification de ce qui s'est passé.
Notons ici combien Furet force encore le trait. Ce n'est pas seulement qu'il postule et ne démontre pas, c'est que, de plus, il généralise outrageusement. Si un autre que Furet développait ce type d'argumentation sur ce forum, Duc de Raguse, quelque chose me dit que vous lui demanderiez de justifier un peu
Mais continuons.
Furet a donc identifié le véritable Ennemi de la Révolution :
François Furet a écrit :
En somme, le complot figure pour la Révolution le seul adversaire qui soit à sa mesure puisqu'il est taillé sur elle. Abstrait, omniprésent, matriciel, comme elle, mais caché, alors qu'elle est publique, pervers, alors qu'elle est bonne, néfaste, alors qu'elle apporte le bonheur social. Son négatif, son envers, son antiprincipe.
[p.91-92]
Comprenons bien : Le "complot aristocratique" est précisément l'antiprincipe de la "politique démocratique" car tous deux sont des
discours, et uniquement des discours :
François Furet a écrit :
Si l'idée de complot est taillée dans la même étoffe que la conscience révolutionnaire, c'est qu'elle est une partie essentielle de ce qui est le fond même de cette conscience : un discours imaginaire sur le pouvoir.
Et plus explicite encore, dans le même paragraphe :
François Furet a écrit :
Comme la volonté du peuple, le complot est un délire sur le pouvoir ; ils composent les deux faces de ce qu'on pourrait appeler l'imaginaire démocratique du pouvoir.
Si quelqu'un avait l'idée un jour de questionner le démocratisme de Furet, je pense qu'il pourrait citer cette phrase. Qualifier le principe de la volonté populaire de "délire sur le pouvoir", c'est quand même, là encore, une proposition lourde de conséquences.
Bref, abrégeons, on l'a compris, l'Ennemi de la Révolution, selon Furet, est imaginaire et construit par l'idéologie révolutionnaire elle-même, en tant que partie de cette idéologie :
François Furet a écrit :
A l'époque où elle n'a encore que des adversaires très faibles, et peu organisés -en 1789-1790-, la Révolution s'invente de formidables ennemis : à tout credo manichéen il faut sa part de dure malédiction à vaincre.
Toutefois, on en vient finalement à la fameuse valeur ainsi érigée en Ennemi :
François Furet a écrit :
L'aristocratie, c'est l'envers de l'égalité, comme le complot est un pouvoir inverse de celui du peuple. C'est l'inégalité, le privilège, la société désintégrée en corps séparés et rivaux, l'univers du rang et de la différence. [...]
Le "complot aristocratique" constitue ainsi le levier d'une idéologie égalitaire à la fois fondée sur l'exclusion et fortement intégratrice.
[p.93]
Voila ce qu'est l'Ennemi de la Révolution. On en arrive bien à l'idée que l'envers de l'égalité, c'est l'inégalité, bien évidemment, mais on comprend aussi l'intéret d'être passé par le détour du "complot" : L'Ennemi de la Révolution est créé de toutes pièces par la Révolution elle-même. En quelque sorte, ce n'est pas un ennemi "objectif", ce n'est même pas un ennemi qui, par exemple, défendrait
véritablement l'inégalité ou la hiérarchie en tant que valeur antagoniste de l'égalité, et qu'on aurait alors peut-être des
raisons de combattre. Non, c'est un ennemi "idéologique", créé par l'idéologie elle-même.
Est-il besoin de continuer à citer Furet pour comprendre que, selon lui, la Terreur est simplement la mise en forme par l'action de la lutte contre cet Ennemi imaginaire ? J'ai déjà été long.
Toujours est-il que l'horizon de la pensée de Furet est assez clair : Contre toutes ces interprétations et ces historiographies qui ont expliqué que les Révolutionnaires français étaient de glorieux soldats qui avaient défendu les germes naissants de la démocratie contre les régimes autocratiques du reste de l'Europe, il faut proposer une historiographie qui montre que ces mêmes révolutionnaires étaient en fait des illuminés, embrasés par cette Idée d'égalité qui les possédait telle une succube, et qui leur désignait de pauvres victimes innocentes à immoler à sa rage de destruction et de violence toujours inassouvie. D'ailleurs, dit comme cela, ça me semble avoir au moins l'intéret d'être lyrique
Bref, en tous cas, même si je force un peu le trait, je pense sincèrement que ces historiographies "idéologiques" devraient désormais avoir fait leur temps et qu'on pourrait revenir à des explications un peu plus... concrètes. C'est en tous cas mon opinion personnelle.
Sur le reste, je suis à peu près d'accord avec vous, Duc de Raguse, quant à l'idée qu'il est malvenu d'associer Nolte et Furet à propos d'un lien éventuel entre Révolution et fascismes. Sauf que l'erreur porte plus sur Nolte que sur Furet. Si vous lisez bien leur échange, vous verrez que Nolte, certes, ne fait absolument pas de la Révolution Française l'un des linéaments idéologiques du nazisme, c'est même tout l'inverse : Nolte trouve les origines des fascismes européens dans les doctrines
contre-révolutionnaires, et en particulier chez les contre-révolutionnaires français.
En revanche, Furet, lui, dit bien que le nazisme et le communisme sont, à son avis, deux idéologies
révolutionnaires. C'est précisément sur ce point qu'ils s'opposent. Or, on a vu plus haut comment Furet caractérisait les idéologies révolutionnaires. Vous trouverez par exemple dans
Fascisme et Communisme l'idée exprimée par Furet selon laquelle le fascisme est révolutionnaire précisément en ce sens qu'il est "ouvert sur une société fraternelle qui est à construire, et non pas sur un regret du monde hiérarchique" (Plon, p.139).
En tout état de cause, une étude qui viserait à déterminer si, dans la pensée de Furet, la Terreur ne constitue pas l'une des racines au fascisme et au nazisme, ne me semble donc absolument pas illégitime. D'ailleurs, il faut ajouter que cette interprétation est, chez les politistes anglo-saxons, monnaie tout à fait courante.