Huyustus a écrit :
Bergame a écrit :
La question, encore une fois, c'est : Qu'est-ce qui fait que vous, personnellement, vous adhériez à une définition plutôt qu'à une autre ?
Pour vous répondre simplement, je crois en la raison, la logique, l'implication, la démonstration. Si A est vrai, "A implique B" signifie que B est vrai. Et tout est dans "implique".
C'est une réponse très honnête, et permettez-moi de vous en féliciter.
Seulement la question est maintenant : Aurez-vous l'honnêteté d'en assumer toutes les conséquences ?
Car ce que vous dites est que, irréductiblement, la raison est une question de croyance : Il faut "croire en la raison". Par exemple, la philosophie analytique est effectivement fondée sur le
postulat de la raison, sur l'idée que l'homme est un être doué de raison -même s'il ne faut pas trop demander ce qu'
est la raison, dont les définitions varient parfois considérablement.
Bon. Donc on peut croire, effectivement, que l'homme est un être doué de raison, et sur cette base, élaborer une théorie de la connaissance (une épistémologie) qui dira par exemple qu'est vraie (et donc digne de confiance) une connaissance acquise par le raisonnement hypothético-déductif et l'implication. D'accord.
Mais si la raison est une question de croyance, alors on peut aussi ne pas y croire. Càd on peut croire que la "raison" est une invention humaine, éventuellement datée dans le temps, ou pourquoi pas, appartenant à un corpus culturel bien déterminé (par exemple, la culture occidentale) et n'ayant pas son équivalent dans d'autres cultures. C'est, très simplement résumée, la position que développe Heidegger. Et sur laquelle se fonde donc tout un courant de la philosophie européenne contemporaine, qu'on a tendance à appeler "philosophie continentale" pour l'opposer à la philosophie analytique, dont le foyer se situerait plutôt en Grande-Bretagne.
Cela pour dire quoi ?
Pour dire que :
1. Irréductiblement, les théories de la connaissance se fondent sur des croyances personnelles -et cela, vous avez le grand mérite de l'avoir reconnu vous-même, ce qui est rare et dénote une certaine profondeur, si vous me permettez.
2. Conséquence du 1 : Des croyances, on ne discute pas. En tous cas, tout discours qui tendrait à dire : "Ma croyance est plus vraie que la tienne" est évidemment un discours, ou naïf ou malhonnête.
Voila pour l'affaire Sokal, et voila pourquoi, à partir du moment où la raison est affaire de croyance, la critique de Bouveresse contre Debray -par exemple- est sans fondement.
Maintenant, sans aller jusqu'à ces profondeurs, on pourrait aussi vous répondre que votre représentation de l'épistémologie en sciences humaines et sociales est un peu simpliste et erronée. En histoire, par exemple, dire : "Si A est vrai, alors A -> B est vrai" est naïf (toujours au sens épistémologique du terme). La causalité n'est pas et ne peut être univoque en histoire. L'un des grands problèmes de ce type de discussions est que pour beaucoup de gens, les mathématiques (enfin, ce qu'on croit être le raisonnement mathématique) sont le modèle de la théorie de la connaissance en sciences, et y compris en sciences humaines et sociales. Or, il y a bien longtemps -mais vraiment très longtemps- qu'on a abandonné cette idée.
En deux mots, Huyustus, la question de savoir s'il existe quoique ce soit qu'on puisse qualifier de causalité en histoire (càd qui opère selon le modèle de l'implication) est déjà largement débattue. Mais de toutes façons, même ceux qui posent qu'il existe une forme de causalité en histoire, admettent qu'elle n'est pas univoque, mais multivariée : Un fait historique a toujours une
multitude (sans doute une infinité) de causes. "Si A est vrai, alors A -> B est vrai" n'a donc pas de sens en histoire -comme dans aucune science humaine et sociale d'ailleurs.
Maintenant, revenons au texte du docteur Dutch -qui, au passage, ne mène pas une
démonstration, Huyustus, ou alors il faudrait m'expliquer où précisément.
Ce que
pose ce monsieur est qu'il existe deux types d'experts : Les vrais et les auto-proclamés. On peut donc comprendre que les vrais experts sont ceux qui ne sont pas
auto-proclamés. Donc ceux qui sont
reconnus experts par... ? Mais par qui, au fait ?
Et bien toute la question est là.
Qui décide : "X est un expert dans tel domaine" ?
Ce n'est pas une question en l'air, c'est une vraie et profonde question, certainement l'une des grandes questions de notre époque, marquée par l'extraordinaire expansion des moyens d'information, la hausse considérable du niveau moyen de culture (dans les sociétés occidentales), et les doutes profonds qu'engendrent les termes "science", "progrès", "technologie" depuis, disons, une cinquantaine d'années -mais si, Narduccio, mais si
Bref. C'est cette question qui est en jeu, ici : Qui décide du titre d'expert ?
Par exemple, Duc de Raguse s'élève souvent contre les faux ou les mauvais historiens, ceux qui publient éventuellement des ouvrages sur tel ou tel sujet, qui ont potentiellement un impact sur le public, mais qui ne seraient pas de
vrais experts du sujet. Pourtant, pour le public en question, on peut parier que ces auteurs sont considérés comme des experts. Après tout, ils publient, donc leurs manuscrits ont été acceptés par des maisons d'édition qui ne publient pas n'importe qui. Et ils ont l'air de maitriser leur sujet.
"Bah, répondra alors peut-être Duc de Raguse -ou un autre- cela ne suffit pas. N'importe qui ou presque peut publier dans certaines maisons d'édition, mais un vrai historien est un expert reconnu
par ses pairs."
Ses pairs ? Les historiens ? D'accord, mais qui a reconnu que ces mêmes historiens étaient eux-mêmes des experts, alors ? Et un Huyustus à l'esprit un peu critique pourrait alors soupçonner qu'il existe dans cette communauté des historiens le même type de "coterie" qu'il existe ailleurs.
Ce à quoi on lui répondrait peut-être que : "Attention, un vrai historien est quelqu'un qui a acquis certaines méthodes, certaines techniques, acquisitions d'ailleurs sanctionnées par un diplome."
"Oui, oh comme de toutes façons, c'est cette même "coterie" qui fixe les critères d'obtention des diplomes..." objectera-t-on peut-être. D'où d'ailleurs, certaines critiques qu'on lit ça et là contre le système universitaire qui formate les esprits et où règne la "pensée unique". Qui sait si le vrai expert, l'homme avant tout mené par le souci de la vérité et de la justesse, n'est pas justement celui qui a choisi de cultiver son sujet en-dehors de la communauté des universitaires, à l'écart du "système" ?
Bref. Cette question de la
légitimité de l'expert, et des sources de cette légitimité, est une question éminemment complexe. Le professeur Dutch y apporte une réponse, la sienne, à mon sens un peu simpliste. Mais du coup, il constitue lui-même un très bon exemple de ce qu'il démonce, non ?
Car ici, le professeur Dutch voudrait manifestement que nous accordions du crédit à sa thèse. Or : est-il un spécialiste reconnu de l'épistémologie ? J'oserais dire que cela ne me semble pas. En tous cas, ce n'est pas la discipline qu'il enseigne. Il tombe donc dans le travers décrié par Narduccio du professeur reconnu dans un domaine qui s'érige lui-même en spécialiste d'un autre domaine. Et pourtant, il défend une thèse à laquelle un certain nombre d'intervenants, ici, paraissent accorder du crédit.
Pour eux, le professeur Dutch pourrait donc parfaitement être un expert en le domaine.
Ma propre thèse est donc que l'expert est
toujours auto-proclamé, au moins dans un premier temps. A partir du moment où l'on prend position sur un sujet, où l'on exprime une idée -qu'on croit toujours, nécessairement, personnelle- et bien on estime implicitement qu'on est légitime à l'exposer. Mais dans un second temps, ce sont
les autres qui décident si oui ou non ce qu'on dit est juste, intéressant, vrai, et si on est légitime à l'exprimer.
Or, cette situation est profondément insécurisante. Par conséquent, la tentation est toujours grande de
légitimer sa position, en essayant de trouver des arguments dits "objectifs", càd reconnus valables par le plus grand nombre. Il se trouve que la possession d'un diplome, dans nos sociétés, constitue l'un de ces arguments.
A titre de comparaison et simplement pour me faire comprendre, je rappellerais que, dans d'autres cultures, "celui qui sait et qu'on écoute" n'est pas reconnu comme tel par la possession d'un diplome, mais sur la base d'autres critères.
Par conséquent, ma propre thèse est qu'il n'y a pas d'expert
objectif, mais que chacun reconnait
subjectivement X ou Y comme un expert, selon des critères qui, irréductiblement, sont personnels et/ou culturels. Pour ainsi dire : des croyances
Simplement pour prendre un exemple, je fais l'hypothèse qu'en ce qui vous concerne, vous, Huyustus, un individu X qui prendrait le parti de la raison dans son discours, et tendrait à démontrer la supériorité du raisonnement logique sur les autres formes de compréhension, serait sans doute quelqu'un à qui vous auriez plus facilement tendance à faire confiance qu'un individu Y qui vous semblerait appréhender le monde et les choses de manière "poétique" et "irrationnelle". Non ?