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Message Publié : 30 Mai 2008 23:50 
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Plutarque
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Bonsoir,

Paul Veyne a publié tout récemment un livre intelligent et agréable (c'est assez rare :rool: ) sur Michel Foucault, enfin, surtout sur sa manière de concevoir son travail et donc l'histoire: Michel Foucault. Sa pensée, sa personne (Paris, Albin Michel, 2008). Il se lit très vite, on apprend plein de choses et on peut même penser avoir (presque) tout compris (les passages sur Heidegger sont...plus obscurs). C'est une lecture stimulante et passionnante.

J'ai trouvé ce compte-rendu (en attendant de vous en dire plus sur ce qui constitue le cœur de l'ouvrage - et pas de la note...) :

Citer :
Le Samourai et le poisson rouge, par Jean-Claude Monod

La fascination qu’exercent la personnalité de Michel Foucault et sa pensée inclassable suscite d’inventives métaphores. On se souvient de l’attaque du livre de Deleuze sur Foucault : "un nouveau cartographe est nommé dans la ville", et Deleuze de poursuivre comme un récit de Gogol — ce cartographe d’un nouveau genre prévient qu’il ne prendra en compte que les énoncés… Paul Veyne indique qu’il a pensé, un temps, donner à son livre le titre : Le Samouraï et le poisson rouge. Le samouraï renvoie à l’allure de Foucault, à son style froid et tranchant de combattant ascétique et peut-être à son goût pour le Japon. Le poisson rouge est la belle image (qui n’est pas sans évoquer le "verre à mouches" de Wittgenstein comme image pour l’obsession de la pensée par certaines idées) par laquelle Paul Veyne traduit ce qu’il essaie de cerner conceptuellement tout au long de son livre : "la connaissance historique, si elle veut pousser jusqu’à son terme ses analyses d’une époque donnée, doit parvenir, au-delà de la société ou de la mentalité, aux vérités générales dans lesquelles les esprits de cette époque étaient, à leur insu, enfermés comme dans un bocal". Or Veyne caractérise Foucault comme un sceptique, c’est-à-dire comme un être qui se dédouble pour tenter de se prendre en vue de l’extérieur du bocal : "tant qu’il pense, il se tient hors du bocal et regarde les poissons qui y tournent en rond. Mais comme il faut bien vivre, il se retrouve dans le bocal, poisson lui-même, pour décider quel candidat aura sa voix aux élections prochaines (sans donner valeur de vérité à sa décision)" . On voit que Veyne revient ici sur le problème de l’articulation entre histoire et vérité telle qu’il n’a cessé de tenter lui-même de la penser sur un mode sceptique et provocateur, allant jusqu’à des thèses d’un relativisme extrême ("il n’y a pas de fait"), qu’il se reproche ici. À ce propos, profitons de l’occasion pour souligner que cette fameuse phrase de Nietzsche ("il n’y a pas de fait, il n’y a que des interprétations") est certes citée par Foucault mais dans un texte qui n’est rien d’autre qu’un commentaire de Nietzsche, dont il est tout à fait abusif de prétendre tirer l’épistémologie de l’histoire de Foucault lui-même (comme l’ont fait, par exemple, Luc Ferry et Alain Renaut). La dette de Foucault-historien à l’égard de la généalogie nietzschéenne est évidente et avouée, et Foucault a pu présenter ses ouvrages historiques comme des sortes de "fiction", au sens de reconstructions accentuant délibérément certains aspects au détriment d’autres aspects (c’est d’ailleurs la méthode que prônait Max Weber), mais il accordait une grande importance aux faits, aux "petits faits", comme le souligne à juste titre Veyne ici. Aussi reformule-t-il sa thèse en mode mineur : Foucault aurait récusé non pas l’idée de vérité factuelle, non pas toute idée d’une vérité attachée à un état de choses, mais la prétention à énoncer des vérités sur des généralités comme "l’homme", "la sexualité", mais aussi des grandes catégories que Veyne tient pour floues et creuses comme "l’individualisme", "la rationalisation", etc. Foucault passait toujours ce genre d’invariants "à la râpe de l’histoire". Ce "scepticisme systématique à l’égard des invariants anthropologiques" (la formule est de Foucault) ouvrirait, selon Veyne, à "l'art de capter l’individualité en évitant les poncifs" - individualité d’un temps, d’un lieu, d’un traitement précis des fous ou de la peine… On retrouve alors les sempiternels problèmes : mais "la" folie n’existe-t-elle pas ? La réponse de Foucault est qu’il est de mauvaise méthode de postuler a priori une essence de la folie dont les époques nous montreraient les variations historiques ; il est plus fécond de se demander comment l’on passe d’une appréhension de la déraison dans un cadre non-médical à une vision de la folie comme maladie mentale, en lien, chaque fois, avec des pratiques de relégation différenciée, des modes de circulation ou d’enfermement des "fous" qui ne renvoient pas à "la même" catégorie, mais définissent chaque fois une façon de "voir", de classer, de "traiter" des individus donnés.


Veyne se remet en cause

Face à cette reformulation de l’apport de Foucault en matière d’épistémologie de l’histoire et des effets de la pensée ou de la méthode de Foucault dans ce domaine, on peut se demander si Veyne ne renonce pas de facto à ses constructions antérieures, beaucoup plus radicales dans leurs conclusions, en direction d’une historiographie qui éviterait de se penser en termes de vérité . Il semble bien que ce soit le cas, Veyne évoquant sur un mode autocritique le "relativisme échevelé" de certaines de ses propositions antérieures. Il défend ici l’idée qu’il y a bien des procédures de recoupement du fait empirique, que la notion de vérité a donc une certaine pertinence à cet échelon, mais que cette capacité de vérification est d’un périmètre limité. Cependant, à partir de quel degré de généralité un énoncé cesse-t-il d’être vérifiable pour tomber dans la phrase vide ? Veyne ne le précise pas vraiment, il renvoie plutôt au récent et grand livre d’épistémologie des sciences sociales, d’inspiration fortement wébérienne, de son ami Jean-Claude Passeron, Le Raisonnement sociologique.

En tout cas, cette épistémologie ne semble pas avoir pour conséquence d’empêcher de vouloir "dire vrai" sur ce que serait, "en fait", la pensée d’un auteur comme Foucault. Quel que soit le scepticisme de Veyne, il lui semble possible de dire que Foucault était fondamentalement un sceptique, qu’il n’était ni de droite ni de gauche, etc., bref d’en donner une image fixe, là où les biographes de Foucault insistaient le plus souvent, en suivant d’ailleurs sa propre déconstruction de l’idée de "l’unité" d’un "auteur", sur le caractère extraordinairement mobile, évolutif, de son rapport à la politique, à l’action, au marxisme, au libéralisme, etc. Or s’il est illusoire de prétendre dissoudre la personne et la pensée de Foucault dans un pur jeu de masques, — car nous parlons bien d’un philosophe qui a nom Foucault, nous relions ses œuvres entre elles, nous postulons donc une unité qui est le point de rassemblement de nos discours —, n’est-il pas illusoire également de prétendre réduire ces variations à l’unité d’un ou deux qualificatifs tirés d’une connaissance directe, mais évidemment fragmentaire, de l’homme, et d’une interprétation sélective de son oeuvre ?


Foucault intellectuel de gauche ?

Il y a quelque chose d’étonnant dans la façon dont, ces dernières années, se sont multipliés des "portraits" de Foucault qui ont peu ou prou prétendu nous délivrer la vérité du personnage et du philosophe, sur le mode d’une révision. "Vous croyiez que Foucault était l’une des plus frappantes incarnations récentes de l’intellectuel engagé ? Pensez-vous, Foucault n’était ni de gauche ni de droite, d’ailleurs moi qui l’ai bien connu je vous le dis : c’était un sceptique, un point c’est tout". Mas il serait injuste de résumer ainsi le livre de Paul Veyne, et de le niveler au rang de l’essai que Blandine Barret-Kriegel rédigea vraisemblablement très rapidement il y a quelques années sous le titre Foucault aujourd’hui : bien des choses sont précieuses et savoureuses dans le mélange d’analyses philosophiques et d’anecdotes qu’a réalisé Veyne. C’est d’ailleurs une question réelle que de savoir dans quelle mesure le clivage droite/gauche est pertinent pour rendre compte de la pensée de Foucault, notamment celui qui est apparu à la faveur de la publication des cours sur le néolibéralisme et d’une formule qui a frappé les esprits : "le libéralisme a toujours laissé aux socialistes le soin de fabriquer des utopies, et c’est à cette activité utopique ou utopisante que le socialisme a dû beaucoup de sa vigueur et de son dynamisme historique. Eh bien, le libéralisme a besoin, lui aussi, d’utopie. A nous de faire des utopies libérales… .

Veyne ajoute au dossier ces souvenirs, troublants parce qu’ils ne recoupent pas les interventions publiques de Foucault à l’égard de l’arrivée au pouvoir des socialistes en 1981, qui le montrent certes soucieux de maintenir sa distance critique (comme il le manifestera avec éclat au moment de la répression contre Solidarité en Pologne et de l’accueil de Jaruzelski par Mitterrand), mais plutôt bienveillant au départ : "en 1981, il ne décolérait pas contre l’arrivée des socialistes au pouvoir ; je suppose, sans en être sûr, qu’il préférait Rocard à Mitterrand" . Auquel cas cette "colère" serait relative, tournée plutôt contre le mode d’unification de la gauche socialiste et communiste que contre l’arrivée de la gauche au pouvoir comme telle — ce qui paraît plus crédible. Mais Veyne ajoute : "à sa mort, Foucault préparait une critique du socialisme français (il y avait une pile de livres sur la question au chevet de son lit) ; le parti socialiste, selon lui, n’avait jamais eu de politique proprement dite" . Cette notation fait aussi écho à un passage des cours sur la biopolitique, où Foucault déclare : "…il n’y pas de gouvernementalité socialiste autonome. Il n’y a pas de rationalité gouvernementale socialiste" . Mais il ajoute : "il faut l’inventer" .

Veyne ne veut pas suggérer que Foucault serait "passé à droite", mais plutôt qu’il se situait ailleurs, travaillant à explorer le renouvellement de la pensée économique libérale et les failles du rapport socialiste au politique et à l’État. La volonté de détacher de Foucault la figure stéréotypée de "l’intellectuel de gauche" vise peut-être à le dégager de ce qui a fait une part de sa gloire, sur le mode d’un certain malentendu – notamment si l’on pense que l’intellectuel est quelqu’un qui délivre des prescriptions à prétention universelle, quand, dans le cas de Foucault, il se serait toujours agi d’interpellations et de questionnements à partir de cas, de situations, d’expériences spécifiques, de sentiments de l’intolérable et du scandale ponctuel. Veyne estime que Foucault s’engageait sans prétendre que son engagement fût fondé en raison, mais parce que "c’est ainsi". Une telle attitude est-elle tenable jusqu’au bout ? On peut en discuter, comme l’ont fait Jacques Bouveresse dans Rationalité et cynisme ou Jürgen Habermas dans Le Discours philosophique de la modernité.

Sur le plan philosophique, l’assignation à une identité intellectuelle — celle du sceptique — cherche moins ici à réduire la richesse et la variété internes de la pensée de Foucault qu’à dégager un trait saillant qui ne serait pas, ainsi, celui du relativisme, couramment imputé à Foucault. Cependant, dans la perspective même de Veyne, on peut regretter que l’historien de l’Antiquité n’ait pas envisagé la possibilité d’une interprétation de Foucault, suivant les dernières conférences de celui-ci, en "cynique" (au sens antique du terme), représentant ou incarnant par sa vie même, et non à travers des discours tendant à l’universel, un défi politique, plutôt qu’en sceptique, lequel se tient d’abord sur le terrain de la connaissance. Et là, toujours au bord d’un cercle et d’une insurmontable tension : "en tant que sceptique, disait Hans Blumenberg, j’hésite à donner entièrement raison au sceptique".

http://www.nonfiction.fr/article-979-le ... _rouge.htm

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Message Publié : 31 Mai 2008 9:07 
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Grégoire de Tours
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Inscription : 23 Avr 2005 10:54
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En tous cas, le texte est pas mal. Deux points au moins me semblent discutables :

- Dire que la méthode weberienne est celle d'une reconstruction est un peu tranché. Ca, c'est surtout l'interprétation de Weber par Aron, et ce n'est pas tout à fait pareil.
D'ailleurs, lorsqu'ensuite, on cite Passeron comme étant lui aussi d'influence weberienne, on prend comme référence une toute autre épistémologie que celle d'Aron. Comme quoi, on peut donc comprendre Weber de bien des façons différentes.

- La critique de Foucault par Habermas porte sur bien autre chose que l'engagement intellectuel et/ou politique dans des causes. Elle porte sur la pratique de la critique telle que la conçoit Foucault et qui engage sa pensée jusque sur le plan des principes. C'est là une précision qui n'intéressera sans doute pas grand-monde, mais enfin, Habermas et Foucault sont des monstres de la pensée, réduire leur controverse à une querelle politico-machin me fait un peu mal, personnellement ;)

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...que vont charmant masques et bergamasques...


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Message Publié : 31 Mai 2008 12:16 
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Plutarque
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Inscription : 05 Nov 2006 13:27
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Julien_b a écrit :
les passages sur Heidegger sont...plus obscurs


A vrai dire, la faute en revient surtout à Heidegger lui-même...
Je trouve au contraire que le sort qui est fait à Heidegger est un des points forts du livre. C'est tranchant, clair, net, précis : les "fossiles post-heideggeriens" en prennent encore un coup (et peut-être qu'on peut s'en réjouir, pour toutes sortes de raisons).

En ce qui concerne le livre lui-même, le problème qui se pose toujours, et qui se pose de façon particulièrement aiguë avec Foucault, c'est celui de l'illusion biographique. Monod le met bien en avant : Veyne prend et assume le risque, dans cette entreprise finalement assez anti-foucaldienne (de généralisation, d'essentialisation), de "figer" Foucault. Et dans "Foucault" il y a tellement de Foucaults !

Dans le fond, ce livre, c'est surtout à mes yeux une énième redéfinition par Veyne de sa philosophie de l'histoire - voire de sa philosophie tout court : nietzschéenne et foucaldienne d'inspiration, historisante et relativiste - et à ce niveau, même s'il s'auto-flagelle, il ne me semble pas se remettre fondamentalement en cause (d'ailleurs le débat avec le linguistic turn est vite expédié, en note, p. 26).
On peut penser ce qu'on veut de tout ça, mais il me semble que c'est précisément une des rares attitudes philosophiques tenables pour un historien (par définition, donc, un empiriste). En cela, et parce qu'elle est exposée avec toute l'habituelle intelligence veynienne, elle est séduisante.
Le plus gênant peut-être de ce point de vue, pour un historien, c'est cette obsession que Veyne a toujours (et qui tient à sa formation et sa culture philosophiques) de fonder sur des textes ou de légitimer philosophiquement sa posture, en convoquant toute l'histoire de la philosophie, des stoïciens à Nietzsche et Wittgenstein, en passant par des fragments (plus inattendus) arrachés à Kant ou Spinoza. Enfin, ça peut rebuter, et je trouve ça en tout cas toujours très paradoxal.

Mais c'est à lire. Pour les foucaldolâtres bien sûr : les anecdotes sont toutes savoureuses, comme souvent chez Veyne, parfois émouvantes (l'aplomb, qui ne me semble pas une invention ou une reconstruction, de Foucault face à son SIDA, dont il sait pourtant déjà qu'il doit lui être fatal).
Pour les autres, parce que le livre de Veyne est aussi et peut-être d'abord la mise en scène d'un dialogue Veyne/Foucault, dialogue de l'historien et du philosophe. Un dialogue difficile donc, mais que Veyne parvient à entretenir et (il me semble) à enrichir depuis des années.
On adhère ou on n'adhère pas, peu importe dans le fond, mais au moins on réfléchit.

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"L'insécurité, voilà ce qui fait penser."
Albert Camus


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Message Publié : 31 Mai 2008 17:25 
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Inscription : 03 Mars 2008 20:02
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Plus oultre a écrit :
Julien_b a écrit :
les passages sur Heidegger sont...plus obscurs


A vrai dire, la faute en revient surtout à Heidegger lui-même...
Je trouve au contraire que le sort qui est fait à Heidegger est un des points forts du livre. C'est tranchant, clair, net, précis : les "fossiles post-heideggeriens" en prennent encore un coup (et peut-être qu'on peut s'en réjouir, pour toutes sortes de raisons).

En ce qui concerne le livre lui-même, le problème qui se pose toujours, et qui se pose de façon particulièrement aiguë avec Foucault, c'est celui de l'illusion biographique. Monod le met bien en avant : Veyne prend et assume le risque, dans cette entreprise finalement assez anti-foucaldienne (de généralisation, d'essentialisation), de "figer" Foucault. Et dans "Foucault" il y a tellement de Foucaults !

Dans le fond, ce livre, c'est surtout à mes yeux une énième redéfinition par Veyne de sa philosophie de l'histoire - voire de sa philosophie tout court : nietzschéenne et foucaldienne d'inspiration, historisante et relativiste - et à ce niveau, même s'il s'auto-flagelle, il ne me semble pas se remettre fondamentalement en cause (d'ailleurs le débat avec le linguistic turn est vite expédié, en note, p. 26).
On peut penser ce qu'on veut de tout ça, mais il me semble que c'est précisément une des rares attitudes philosophiques tenables pour un historien (par définition, donc, un empiriste). En cela, et parce qu'elle est exposée avec toute l'habituelle intelligence veynienne, elle est séduisante.
Le plus gênant peut-être de ce point de vue, pour un historien, c'est cette obsession que Veyne a toujours (et qui tient à sa formation et sa culture philosophiques) de fonder sur des textes ou de légitimer philosophiquement sa posture, en convoquant toute l'histoire de la philosophie, des stoïciens à Nietzsche et Wittgenstein, en passant par des fragments (plus inattendus) arrachés à Kant ou Spinoza. Enfin, ça peut rebuter, et je trouve ça en tout cas toujours très paradoxal.

Mais c'est à lire. Pour les foucaldolâtres bien sûr : les anecdotes sont toutes savoureuses, comme souvent chez Veyne, parfois émouvantes (l'aplomb, qui ne me semble pas une invention ou une reconstruction, de Foucault face à son SIDA, dont il sait pourtant déjà qu'il doit lui être fatal).
Pour les autres, parce que le livre de Veyne est aussi et peut-être d'abord la mise en scène d'un dialogue Veyne/Foucault, dialogue de l'historien et du philosophe. Un dialogue difficile donc, mais que Veyne parvient à entretenir et (il me semble) à enrichir depuis des années.
On adhère ou on n'adhère pas, peu importe dans le fond, mais au moins on réfléchit.


Assez d'accord sur le fait que Veyne se débrouille vraiment très bien pour présenter des théories souvent obscures (ce qui n'est pas la même chose que difficiles, comme il le remarque si justement). Toutefois, si je saisissais bien ce que je lisais à propos de Foucault, je me suis souvent demandé comment je devais me représenter ce qu'il appelait "discours" - et qu'on ne doit confondre ni avec une infrastructure ni avec une idéologie. Je veux dire très concrètement. C'est assez compliqué, et assez stimulant. Je sais que cela m'a fait réfléchir à ma propre manière de décrire les changements qui ont affecté une pratique que j'étudie : Veyne et Foucault insistent sur le souci de chercher la "différence ultime", de pousser la comparaison au maximum. (Une fois ma prise de notes achevée, je donnerai quelques passages du livre fort intéressants pour l'historien.)

Je ne connais pas assez bien l'œuvre de Foucault pour porter un jugement général sur la manière dont Veyne la présente, même si j'ai le sentiment qu'on a en bonne partie affaire avec ce que devraient être les plus justes fondements épistémologiques de l'œuvre de Foucault tels que Veyne les comprend aujourd'hui (au regard notamment de ses relations avec Jean-Claude Passeron). Aussi, je l'ai moins lu comme une contribution à l'histoire des idées que comme une réflexion à partir de Foucault sur ce qu'est l'histoire : une science empirique qui refuse les idées trop générales, préférant les faits; la conceptualisation dans les sciences sociales passant par le biais des "demi-noms propres" (= les concepts sont indexés empiriquement, toujours). C'est une thèse à laquelle j'adhère - dans la mesure de mes compétences.
Cette lecture fait d'ailleurs que j'ai moins aimé la deuxième partie de l'ouvrage où biographie et politique sont davantage présents. (Mieux vaut sans doute, ici, se jeter sur la jolie biographie que Didier Eribon avait consacré à Foucault.)

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Message Publié : 31 Mai 2008 19:25 
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Bergame a écrit :
En tous cas, le texte est pas mal. Deux points au moins me semblent discutables :

- Dire que la méthode weberienne est celle d'une reconstruction est un peu tranché. Ca, c'est surtout l'interprétation de Weber par Aron, et ce n'est pas tout à fait pareil.
D'ailleurs, lorsqu'ensuite, on cite Passeron comme étant lui aussi d'influence weberienne, on prend comme référence une toute autre épistémologie que celle d'Aron. Comme quoi, on peut donc comprendre Weber de bien des façons différentes.

- La critique de Foucault par Habermas porte sur bien autre chose que l'engagement intellectuel et/ou politique dans des causes. Elle porte sur la pratique de la critique telle que la conçoit Foucault et qui engage sa pensée jusque sur le plan des principes. C'est là une précision qui n'intéressera sans doute pas grand-monde, mais enfin, Habermas et Foucault sont des monstres de la pensée, réduire leur controverse à une querelle politico-machin me fait un peu mal, personnellement ;)


Qu'on ait compris Weber de différents façons, c'est pour le moins certain... Certains ont même pu en faire le père de l'"individualisme méthodologique" 8-|
Ce que Passeron et Veyne reprochent, par le biais de Foucault, à Bourdieu et Habermas (me semble-t-il : je ne connais pas son œuvre et sa vie), c'est le fait de vouloir justifier en vérité (au nom de la science) leurs engagements civiques. Ce n'est donc pas qu'une question politique, c'est toute une manière de concevoir le travail scientifique (et ses rapports avec le reste du monde social). On comprend pourquoi cela revient souvent - même si l'explication de ce qui pose problème n'est pas toujours limpide...

Foucault posait un problème fascinant, il disait (à peu près) : "A quoi cela me sert-il de pratiquer le vrai sexe ?"

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Message Publié : 01 Juin 2008 17:49 
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Inscription : 23 Avr 2005 10:54
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Julien_b a écrit :
Qu'on ait compris Weber de différents façons, c'est pour le moins certain... Certains ont même pu en faire le père de l'"individualisme méthodologique" 8-|


Alleluia. :)

Citer :
Ce que Passeron et Veyne reprochent, par le biais de Foucault, à Bourdieu et Habermas (me semble-t-il : je ne connais pas son œuvre et sa vie), c'est le fait de vouloir justifier en vérité (au nom de la science) leurs engagements civiques.


Bon, j'avoue qu'il faudra que je relise Passeron à propos de Habermas, je ne me souviens pas de cette critique.
Pour quelques hints sur le débat entre Foucault et Habermas eux-mêmes, et si cela vous intéresse, je me permets de vous renvoyer à la discussion développée sur Digression.

Et je suis tout à fait d'accord sur la difficulté qu'il y a à définir ce qu'est un "discours" chez Foucault. Sans être un spécialiste, il me semble parfois que Foucault définit implicitement le discours un peu comme Binet définissait l'intelligence : C'est ce que j'étudie.

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Dernière édition par Bergame le 01 Juin 2008 17:50, édité 1 fois.

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Message Publié : 01 Juin 2008 19:37 
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Bergame a écrit :

Citer :
Ce que Passeron et Veyne reprochent, par le biais de Foucault, à Bourdieu et Habermas (me semble-t-il : je ne connais pas son œuvre et sa vie), c'est le fait de vouloir justifier en vérité (au nom de la science) leurs engagements civiques.


Bon, j'avoue qu'il faudra que je relise Passeron à propos de Habermas, je ne me souviens pas de cette critique.
Pour quelques hints sur le débat entre Foucault et Habermas eux-mêmes, et si cela vous intéresse, je me permets de vous renvoyer à la discussion développée sur Digression.


J'aurais dû ajouter "respectivement" : il ne me semble pas que Jean-Claude Passeron parle d'Habermas, c'est à Pierre Bourdieu qu'il s'en prend (sur ce point), notamment dans son magnifique "Mort d'un ami, disparition d'un penseur".

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Message Publié : 05 Juin 2008 10:23 
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Quelques extraits du livre (les citations ne sont pas toujours exactes: elles ont été manipulées et construites selon mes besoins), donnant souvent de belles définitions du métier d'historien:

Citer :
Lorsqu’on est allé au fond d’un certain nombre de phénomènes, on constate la singularité de chacun et l’arbitraire de tous, et on en conclut par induction à une critique philosophique de la connaissance, à la constatation que les choses humaines sont sans fondement et à un scepticisme sur les idées générales (mais sur elles seulement : non sur des singularités telles que l’innocence de Dreyfus ou la date exacte d’une bataille).


Citer :
A chaque époque, les contemporains sont ainsi enfermés dans des discours comme dans des bocaux faussement transparents, ignorent quels sont ces bocaux et même qu’il y ait bocal. Les fausses généralités et les discours varient à travers le temps ; mais, à chaque époque, ils passent pour vrais. Si bien que la vérité se réduit à dire vrai, à parler conformément à ce qu’on admet être vrai et qui fera sourire un siècle plus tard. Le passé de l’humanité n’est ainsi qu’un vaste cimetière de grandes vérités mortes.
Par ex, pensons à la fin de l’esclavage ou à celle de la colonisation : vers 1850, puis vers 1950, il y a eu à leur endroit un changement de bocal. L’ancien bocal, l’ancien discours des esclaves et des colonies, est devenu caduc dans l’actualité et est apparu rétrospectivement comme aussi suranné dans le fait que les lampes à huile ou la marine à voiles ; cependant que, de plein droit, esclavage et colonies apparaissaient dans le nouveau bocal comme contraires à toute équité.


Citer :
L’histoire est l’art de capter l’individualité en effaçant les poncifs. Les voies de l’aventure humaine nous semblent balisées par de grands mots qui sont autant de poncifs, universalisme, individualisme, identité, désenchantement du monde, rationalisation, monothéisme… Sous chacun de ces mots on peut mettre bien des choses, car il n’existe pas de rationalisation en général (mais des rationalisations). Dans le travail historique, il faut exercer « un scepticisme systématique à l’égard de tous les universaux anthropologiques » (Foucault) et n’admettre l’existence d’un invariant qu’en dernier ressort, après avoir tout tenté pour le résoudre ; « il ne faut rien admettre de cet ordre qui ne soit rigoureusement indispensable ».


→ "Il s’agit donc de ne pas gommer la couleur locale ou plutôt temporelle : « Non pas passer les universaux à la râpe de l’histoire, mais faire passer l’histoire au fil d’une pensée qui refuse les universaux. » (Foucault). Ontologiquement parlant, il n’existe que des variations. Heuristiquement, il vaut mieux partir du détail des pratiques, de ce qui se faisait et se disait, et faire l’effort intellectuel d’en expliciter le discours ; c’est plus fécond (mais plus difficile) que de partir d’une idée générale et bien connue, car on risque alors de s’en tenir à cette idée."
→ Discours = "c’est la description la plus précise, la plus serrée d’une formation historique en sa nudité, c’est la mise au jour de son ultime différence".
→ Le discours, cette sorte d’ « inconscient du savoir », est ce qui n’est pas dit et qui reste implicite. Par ex, Louis XIV était glorifié d’être un grand conquérant. Ce qui suppose, ce qui implique qu’à son époque importaient le prestige et la puissance d’un souverain, mesurés à l’étendue de ses possessions, qu’il était royal d’étendre par des guerres.

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