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 Sujet du message : Un livre : deux critiques
Message Publié : 28 Mars 2009 18:00 
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Pierre de L'Estoile
Pierre de L'Estoile

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Je viens de trouver deux critiques pour un même de livre de Nathan Wachtel au Seuil La logique des buchers, l'une sur nonfiction http://www.nonfiction.fr/article-2306-l ... risme_.htm et l'autre sur Le Figaro http://www.lefigaro.fr/livres/2009/03/2 ... ismes-.php.

Je voulais proposer une lecture comparative de ces deux recensions à propos de ce livre ... que je n'ai pas lu ! L'idée de faire l'exercice à sec m'amuse encore plus.

En lisant ces deux articles, la première chose qui saute aux yeux c'est la différence de recul prise à propos de la thèse de l'auteur. Yves-Charles Zarka, professeur de philosophie politique à la Sorbonne, la présente dans son article et la défend car dit-il :
Citer :
Cette thèse est, il faut le souligner, d'une grande importance. Contre l'extravagante idée, pourtant fort répandue encore aujourd'hui, selon laquelle le totalitarisme serait un produit de la raison et des Lumières, Nathan Wachtel montre que le système qui, par son fonctionnement et ses mythes (parmi lesquels celui de la race et de l'impureté du sang juif), est le plus proche des pratiques totalitaires modernes, c'est l'Inquisition."

Ll prend, quand même le recul d'usage, dans le dernier paragraphe mais en trois lignes qui si elles font ressortir des différences ne remettent pas en cause la thèse :
Citer :
Mais, là encore, il y a bien sûr des différences majeures soulignées d'ailleurs dans le livre : « Aucune continuité directe ne relie la “pureté du sang” ibérique et l'antisémitisme racial de l'Allemagne nazie » (p. 23). C'est que l'administration du meurtre de masse des nazis, la logique de l'extermination donc, n'avait pas besoin d'un tribunal, fût-il inquisitorial.


L'article d'Arnaud Fourissier, doctorant à l'EHESS sur les instruments judiciaires pontificaux (http://www.nonfiction.fr/fiche-perso-19 ... ossier.htm) est quant à lui plus fouillé mais à la décharge d'Yves-Marie Zarka la place donnée dans un quotidien n'est pas la même que sur nonfiction. Arnaud Fourissier se permet donc d'introduire l'œuvre de Wachtel dans son article, qui m'a donné envie de lire "la vision de vaincus" qui dort dans ma bibliothèque depuis quelques temps. Après deux paragraphes présentant le travail de l'auteur suivis d'une interrogation sur la thèse de l'auteur : l'inquisition est-elle l'ancêtre du totalitarisme ?

L'auteur de l'article dit d'emblée la thèse est faible : "définition essentialiste du totalitarisme", "tentation téléologique", pas d'historicisation du concept ou sous-estimation des autres "déviances" poursuivies par l'inquisition. Plus que la comparaison avec les systèmes totalitaires du XXème siècle c'est avec l'inquisition médiévale qu'elle aurait été féconde.
Citer :
Or, redisons-le, celle-ci [l'inquisition du XVIème]repose sur un contrôle des consciences et une administration de la preuve hérités du Moyen Âge central.


Il propose ensuite un auteur (Ginzburg) pour creuser le sujet des Inquisitions modernes ...

Au final j'ai apprécié la critique de non-fiction et pas vraiment celle du Figaro ("Extravagant" oui mais encore...). Et très envie de lire Ginzburg...

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Message Publié : 28 Mars 2009 18:01 
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Pierre de L'Estoile
Pierre de L'Estoile

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L'Inquisition, ancêtre des totalitarismes par Yves-Charles Zarka

Selon Nathan Wachtel, professeur au Collège de France,le système de terreurfroide mis en place par l'Inquisition espagnole anticipe les horreursdu XXe siècle.

Chaque livre de Nathan Wachtel comporte un regard neuf sur une réalité que l'on croyait bien connaître. Il en était ainsi avec La Vision des vaincus, où il s'agissait de considérer la conquête espagnole du point de vue des Indiens du Pérou, qui assistèrent, impuissants, à la destruction de leur civilisation. Il en va également de La Logique des bûchers. C'est, cette fois, la doctrine et les pratiques des tribunaux de l'Inquisition du XVIe au XVIIIe siècle dans la péninsule Ibérique, mais aussi au Brésil, qui se trouvent abordées.

De quoi s'agit-il ? D'examiner très précisément la manière dont sont instruits les « crimes de judaïsme » à une époque où, paradoxalement, les Juifs avaient été tués ou chassés de cette péninsule. La tâche de l'Inquisition ne concernait donc pas les Juifs, mais les conversos, les convertis soupçonnés de pratiquer en secret la religion qu'ils avaient pourtant explicitement abjurée. Ceux qui croyaient sauver leur vie en devenant catholiques vont devenir l'objet d'une persécution impitoyable puisqu'elle aboutissait souvent au bûcher, mais aussi implacable parce qu'elle reposait sur un système administratif incroyablement précis, détaillé et, en outre, fiable : « L'Inquisition ne se trompe jamais », disait I. S. Révah. C'est sur ce point que Nathan Wachtel nous instruit le plus en décrivant des microhis­toires d'individus.

Une machine à enquêter

L'Inquisition a été une machine à surveiller, à persécuter, à réprimer et à tuer, mais elle a été aussi une machine à enquêter, à scruter, à juger du degré de fiabilité des témoignages et à établir des preuves où le souci de l'exactitude n'est pas l'aspect le moins ahurissant. La persécution des marranes s'est poursuivie longtemps, parce que, pour l'Inquisition, « l'hérésie judaïsante » était considérée comme le crime le plus grave, celui qui conduisait le plus sûrement au bûcher.

La logique du bûcher, c'est la logique des étapes de la mise en accusation, de l'établissement du fait, de l'obtention des aveux aussi complets que possible, enfin de la sentence, qui peut aller de la mise en liberté à la mise à mort. La dénonciation, d'abord. L'Inquisition est en effet liée à un réseau de commissaires et de familiers laïcs qui encadrent les populations et établissent une société de délation. Comme il s'agit d'extirper une hérésie cachée, la délation est indispensable pour repérer le coupable présumé. Pis, elle va devenir un mode de fonctionnement par lequel on demandera à celui qui a été dénoncé de devenir lui-même délateur des membres proches ou lointains de sa propre famille. Les tribunaux d'inquisition se nourrissaient ainsi de leur propre activité. Loin de faire progressivement disparaître l'hérésie, ils en montraient au contraire le caractère inépuisable.

La seconde étape de cette logique, c'est bien sûr l'aveu. C'est pourquoi on pratique la question, la torture. Cette enquête judiciaire en vue de recueillir et d'administrer les preuves comptait également d'autres procédures. La surveillance carcérale jouait un rôle important : le prisonnier était à son insu l'objet d'une surveillance pendant des journées entières en vue de repérer chez lui des pratiques judaïsantes. Le placement de plusieurs prisonniers dans le même cachot devait avoir aussi le même effet.

Ce système de terreur froide qui précède ou accompagne la terreur sanglante, ce système bureaucratique précis et rigoureux d'établissement de dossiers, de classification et d'archivage qui faisait qu'un individu pouvait être arrêté au Brésil pour une dénonciation faite au Portugal, est ce qui, selon Nathan Wachtel, fait la modernité de l'Inquisition. Cette thèse est, il faut le souligner, d'une grande importance. Contre l'extravagante idée, pourtant fort répandue encore aujourd'hui, selon laquelle le totalitarisme serait un produit de la raison et des Lumières, Nathan Wachtel montre que le système qui, par son fonctionnement et ses mythes (parmi lesquels celui de la race et de l'impureté du sang juif), est le plus proche des pratiques totalitaires modernes, c'est l'Inquisition.

Mais, là encore, il y a bien sûr des différences majeures soulignées d'ailleurs dans le livre : « Aucune continuité directe ne relie la “pureté du sang” ibérique et l'antisémitisme racial de l'Allemagne nazie » (p. 23). C'est que l'administration du meurtre de masse des nazis, la logique de l'extermination donc, n'avait pas besoin d'un tribunal, fût-il inquisitorial.

La Logique des bûchers de Nathan Wachtel Éditions du Seuil, 336 p., 21 €

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Message Publié : 28 Mars 2009 18:02 
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Pierre de L'Estoile
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L'Inquisition fut-elle l'antichambre du totalitarisme ? de Nathan Wachtel

Un dyptique: La Foi du souvenir / La logique des bûchers

Nathan Wachtel, historien et anthropologue, professeur au Collège de France, s'est fait connaître avec le sublime essai d'ethno-histoire La Vision des vaincus1. Il y faisait le récit du choc de la conquête hispanique au XVIe siècle, mais du point de vue des indigènes, en partant de la documentation laissée par ceux-ci. Familier de l'histoire régressive, pionnier de l'histoire orale, attaché à retisser le lien entre présent et passé, il dit vouloir « scruter l'histoire à l'envers » et restituer les itinéraires individuels autant que les mémoires collectives. Dans La Foi du souvenir2, il parcourait ainsi les archives inquisitoriales espagnoles et portugaises du XVIIe siècle, à la recherche de l'identité complexe des marranes, ces juifs convertis au christianisme. Partant du principe que ces « nouveaux-chrétiens » judaïsants « incarnent une Amérique souterraine », Wachtel disait « opérer un renversement des perspectives, ou déplacement du regard, en tentant de saisir sous ses divers aspects la face cachée, clandestine, de la société créole ». « En ce sens, après La Vision des vaincus et Le Retour des ancêtres, ce livre sur La Foi du souvenir form[ait] le dernier volet d'une trilogie dont le fil conducteur serait celui d'une 'histoire souterraine' des Amériques, entre mémoire et oubli »3. Huit ans plus tard, on peut parler de quadrilogie, puisque La logique des bûchers constitue clairement un dyptique avec La foi du souvenir. Dans le premier volet, Wachtel écrivait une série de portraits, la biographie d'une dizaine de « nouveaux-chrétiens » ibériques persécutés. Il rendait ainsi compte de la signification complexe du marranisme et de son ampleur internationale.

Dans le second volet, Wachtel focalise davantage son analyse sur les techniques de l'Inquisition, sur le fonctionnement si particulier de cet appareil répressif. On ne peut qu'envier le passionnant travail d'historien que permettent les archives du Tribunal inquisitorial de Lisbonne, dans la première moitié du XVIIIe siècle. A partir d'une centaine de procès, Wachtel dresse les généalogies des inculpés, livre la substance de leurs aveux et démonte les pratiques et procédures de l'Inquisition. Son travail de micro-histoire vise à reconstituer les réseaux familiaux ainsi que les parcours des individus : « A travers l’analyse micro-historique de différents procès, en nombre certes limité mais choisis pour leur complémentarité, nous tenterons de reconstituer les relations qui unissaient entre eux les membres des réseaux marranes, en nous conformant en somme à la démarche des Inquisiteurs eux-mêmes […]. Il s’agit donc non seulement de restituer, autant que possible, les destinées et le vécu des victimes, mais encore de remonter les mécanismes de l’appareil de répression, de scruter l’engrenage dont le mouvement entraîne inéluctablement les uns et les autres, afin de mettre au jour, en définitive, la logique des bûchers »4.

Les Inquisitions ibériques

L'Inquisition espagnole est fondée en 1480 et s'inscrit dans un processus de discrimination plus global, qu'attestent l'expulsion des juifs décidée par les souverains très catholiques en 1492, mais aussi les statuts de « pureté du sang » édictés dès le milieu du XVe siècle. Ces derniers interdisent de nombreuses charges et carrières aux personnes qui, en ligne paternelle ou maternelle, auraient reçu la « souillure » du sang impur d'un ancêtre juif ou judaïsant. Comme le souligne Wachtel, l'identité des « nouveaux-chrétiens » n'est plus seulement religieuse dans ces statuts, mais aussi généalogique (voire biologique). Les vagues de conversions forcées ont lieu dès la fin du XIVe siècle, et reprennent de plus belle au début du XVIe siècle.

Au Portugal, la répression n'atteint ni l'intensité ni la sévérité des persécutions espagnoles. Mais dans les années 1540, se met en place l'Inquisition. Menacés, un certain nombre de marranes s'exilent au Brésil, véritable terre de refuge pour la diaspora des « nouveaux-chrétiens ». L'Inquisition va s'employer à démanteler les réseaux marranes reconstitués au Brésil, entre 1690 et 1740, traquant l'hérésie, pourchassant l'apostasie. Pour cette seule tranche chronologique, Wachtel compte en effet 500 condamnations, dont 86% concernent des pratiques judaïsantes, et 5% se terminent sur le bûcher. Quelle est donc la « logique » qui a conduit ces infortunés à la mort ?

Dans le contexte d'une bureaucratisation des États politiques et de leurs offices, amorcée au XIVe siècle, l'Inquisition s'apparente à un organe administratif particulièrement ramifié dont l'efficacité territoriale ne fait pas de doute. Le livre de Wachtel nous apprend malheureusement peu de choses sur les inquisiteurs et leurs agents (procureurs, notaires, avocats, médecins, gardiens de prisons etc.), ou sur les « commissaires » ecclésiastiques implantés dans chaque province, épaulés par les « familiers » (laïcs bénévoles « spécialisés » dans la délation). On sait simplement que les réseaux de commissaires et de familiers ont été mis en place dès les premières décennies du XVIe siècle, puis se sont multipliés très rapidement en Espagne, au Portugal à la toute fin du XVIIe. Leur rôle est d'encourager l'espionnage et la délation, de maintenir à tout prix cette « pédagogie de la peur » comme le disait Bartolomé Bennassar5. Cela étant, « … rien n'est plus faux que l'image d'une société où l'Inquisition, toute puissante, se trouverait placée à la tête d'un réseau d'espionnage mutuel qui embrigaderait la population dans une entreprise générale de délation réciproque. »6.

Une fois les informations rassemblées, l'Inquisition procès à l'arrestation et à l'inculpation. On se trouve alors au coeur même de la procédure, de son noyau dur : l'aveu. Par la torture s'il le faut, l'Inquisition amène en effet les inculpés à fournir la preuve de leur faute, et, pis encore, à dénoncer leurs « complices » (souvent leurs proches: famille, amis etc.). Lors de la cérémonie d'« autodafé », la sentence est prononcée et exécutée. La foule rassemblée est nombreuse qui assiste à ce rite de purification du mal. De tous côtés s'élèvent les flammes des bûchers ; on déterre parfois les morts afin de brûler leurs cadavres, mais on brûle aussi les vivants, les « relaxés », c'est-à-dire ceux qui sont condamnés à mort pour n'avoir pas avoué totalement leur faute. Les « réconciliés », eux, font pénitence (ils portent aussi le « san-benito », cette tunique jaune du pénitent où sont inscrits les signes correspondant à la gravité du délit), abjurent leur crime devant l'autel, voient leurs biens confisqués, et sont ensuite réintégrés au sein de l' Église.

Les marranes, victimes de la persécution

La force du livre réside sans aucun doute dans le récit des procès, dans le commentaire que Wachtel propose des témoignages, des aveux, ou encore des comptes rendus de surveillance carcérale. Il multiplie les études de cas. Ainsi celui de Maria Rodrigues, une veuve pauvre et illettrée, âgée de 64 ans lorsqu’elle est incarcérée dans les geôles de Lisbonne, le 31 décembre 1713. Son mari, un modeste marchand, était pourtant « vieux-chrétien ». Soumise à rude épreuve lors des interrogatoires, elle finit par dénoncer les siens, y compris ses propres enfants, ce qui lui vaut d'avoir la vie sauve et d'être finalement « réconciliée ». Son fils Francisco Mendes Simoens, maître d’école âgé de 47 ans, se retrouve lui aussi poussé aux aveux et à la dénonciation de ses proches, menacé de torture, puis « réconcilié ». Miguel de Mendonça Valladolid, un marchand de 36 ans, ayant vécu à Amsterdam, puis en Flandres, en France, au Portugal et enfin au Brésil, n'a pas la même chance. Sur la base fragile de quatre accusations, il est arrêté en novembre 1729. Lors de sa détention, les gardiens de prison le surprennent, croient-ils, en train de jeûner selon le rite judaïque. Miguel ne parvient pas à démentir ce fait de façon suffisamment convaincante aux yeux des inquisiteurs. Considéré comme relaps, il est condamné au bûcher, non sans avoir essayé de se sauver par le truchement d'explications théologiques trop ambiguës.

Comme le note Wachtel, le fait remarquable de la répression reste qu'elle puisse s'affranchir du passage des générations. Les aveux des marranes incarcérés permettent les arrestations en chaîne, des parents, puis des enfants, et même des petits-enfants. La question n'est d'ailleurs pas seulement celle de la terreur qui anime les délateurs malgré eux, mais aussi celle de la « rationalité » à l'œuvre au sein des tribunaux d'Inquisition: « … l’appareil bureaucratique consigne tout par écrit, d’où des monceaux d’archives : enregistrement des dénonciations, protocoles des procès, comptes rendus des séances de torture, registre des biens confisqués, correspondances diverses, listes de prisonniers et de condamnés ; ces multiples fichiers, recopiés et croisés, offrent aux Inquisiteurs de redoutables instruments de travail, et aux historiens des sources d’une richesse prodigieuse »7. Wachtel lie donc étroitement l'histoire de l’appareil répressif, de ses techniques, de ses procédures, à l'histoire des trajectoires marranes individuelles et collectives.

L'Inquisition: ancêtre des totalitarismes?

Et c’est sur l’histoire du dispositif de répression que l’interprétation achoppe, semble-t-il. Passé le plaisir de la plongée dans l’univers inquisitorial, vient la désillusion suscitée par la thèse fragile du livre. Elle encadre, à la fois dans l’introduction et la conclusion, le récit des procès, et plonge le lecteur dans la perplexité : « … les Inquisitions ibériques, par bien des traits, instaurent les systèmes totalitaires contemporains : alliance et même combinaison du pouvoir politique et du système religieux (ou idéologique), surveillance vigilante des populations, confusion entre les enquêtes de police et les procédures de justice, administration rigoureuse de la preuve »8. Outre la tentation téléologique ici à l'œuvre (comment peut-on affirmer que la signification de l'Inquisition est de préparer ce qui n'a pas encore eu lieu ?), on peut légitimement s'inquiéter de l'étrange parenthèse qui assimile le fait religieux dans les sociétés d'Ancien Régime aux propagandes fasciste, nazie ou soviétique du XXe siècle! De même, on ne peut pas affirmer avec légèreté que les totalitarismes se caractériseraient par leurs techniques « rigoureuses » d'administration de la preuve... Or c'est bien ce que Wachtel s'est employé à démontrer tout au long de son livre, au sujet de l'Inquisition. Au-delà de cette définition inconséquente, ce sont bien les fondements de l'analogie qui font problème.

Nathan Wachtel se contente des critères de la définition « essentialiste » qu'Hanna Arendt donnait du totalitarisme, et néglige ainsi les nombreuses acceptions qui ont ensuite été données du concept. Il semble ignorer (à dessein peut-être) les polémiques encore vivaces autour de ce que l'on peut entendre par « totalitarisme » et de ce que l'on peut en faire. Raymond Aron, pour ne citer que l'un des plus célèbres commentateurs du concept, avait tâché de réhistoriciser les formes du totalitarisme, impensables, selon lui, sans le déclencheur de la Première Guerre mondiale. Comment, dans ces conditions, comparer un « bio-pouvoir » exacerbé et exaspéré dans ses modalités les plus racistes (celui des régimes totalitaires), au pouvoir « disciplinaire » mis en place au XVIIe siècle, dont l'Inquisition fut peut-être l'un des vecteurs les plus marquants ? Wachtel place sur un même plan deux réalités incommensurables: d'un côté, un système total faisant fusionner État et société, de l'autre un tribunal dont certes les habitudes bureaucratiques ne peuvent que frapper mais qui n'en reste pas moins un office administratif parmi d'autres.

On ne niera pas que la comparaison était tentante, dans la mesure où une même minorité (confessionnelle, puis « racialisée ») fut prise pour cible des persécutions et des violences perpétrées par les totalitarismes et par les Inquisitions ibériques. Mais n'est-ce pas oublier trop rapidement que l'activité inquisitoriale ne s'est jamais réduite à la répression de l'hérésie judaïsante ? L'Inquisition romaine par exemple, que Paul III fait renaître de ses cendres en 1542, s'est attaquée essentiellement aux pratiques de magie et de sorcellerie, comme l'ont montré les travaux de Carlo Ginzburg9. Même en Espagne, cette action répressive à l'encontre de la magie, si elle n'est guère spectaculaire (aucune exécution, ni emprisonnement ni tortures, peu de condamnations aux galères), n'en représente pas moins, entre 1560 et 1620, les 2/3 des affaires traitées par les tribunaux de l'intérieur du royaume, et près de 40% des dossiers pour tout le pays. A notre sens, la comparaison avec les systèmes totalitaires du XXe siècle brouille donc les pistes et induit en erreur.

Et l'Inquisition médiévale?

Plutôt qu'une projection incontrôlée dans les futurs possibles de l'Inquisition, l'auteur eût pu remonter dans le temps passé et mesurer ce que l'Inquisition portugaise devait à l'inquisition médiévale. Mais Wachtel préfère insister peut-être sur la « rationalité policière » dont l'Inquisition serait vectrice et productrice, au détriment des racines pénitentielles du Saint-Office. Peut-être celui-ci participe-t-il d'un processus de « policiarisation » des sociétés européennes. Mais dans les procès, il n'est question que de « confession », de « contrition », de « purgation » ou de « réconciliation »! Chacun de ces termes est clairement issu de la théologie et du droit canonique médiévaux. Ils sont aussi les supports de la procédure d'enquête mise en place au XIIIe siècle, dont les Inquisitions ibériques héritent quelques siècles plus tard. Dans chacun des procès décrits dans le livre de Nathan Wachtel, on peut donc déceler la reprise des techniques « pastorales » dont usait l'Inquisition pontificale quatre siècles plus tôt.

Sans aucun doute, l'Inquisition moderne présente-t-elle des nouveautés considérables qui justifient que l'on parle de « rationalité policière ». Au sujet du système de surveillance carcérale, Wachtel semble néanmoins, là encore, anticiper et manipuler sans grande précaution un concept que Foucault avait pourtant pris soin de raccrocher aux dispositifs disciplinaires du XIXe siècle: « L’une des techniques pionnières de l’Inquisition portugaise, dans la conduite de l’enquête judiciaire, consiste dans le perfectionnement de la surveillance carcérale, qui en un certain sens préfigure le système panoptique introduit à la fin du XVIIIe siècle (tel qu’il est analysé par Michel Foucault) »10. La comparaison entre l'univers caracéral de l'Inquisition au début du XVIIIe siècle et le fameux Panopticon de Bentham est à peine explicitée, et il faut se contenter de: « L’Inquisition portugaise invente […] une manière de régime panoptique de la prison […], s’inscrit dans le processus de perfectionnement, en Occident à l’époque moderne, des techniques pénitentiaires d’observation. » (p. 247). Pourquoi pas. Mais tel que Foucault l'a décrit, le Panopticon n'a rien à voir avec les prisons de l'Inquisition : une tour centrale permettant, grâce à la lumière diffusée dans chaque cellule, d'avoir en permanence à l'œil l'ensemble des détenus. Surtout, la prison panoptique est la forme-type du modèle disciplinaire généralisé à toute la société, observable à toutes les échelles et en tout lieu. A quoi bon, dans ce cas, la comparaison entre prison inquisitoriale et Panopticon? Elle ne dit rien des spécificités disciplinaires des débuts du XVIIIe siècle et contribue à faire croire à l'exceptionnelle modernité de l'Inquisition. Or, redisons-le, celle-ci repose sur un contrôle des consciences et une administration de la preuve hérités du Moyen Âge central.

Si le lecteur n'a pas lu La Foi du souvenir, il lira avec plaisir l'étude micro-historique proposée dans La logique des bûchers. Il saura que Nathan Wachtel excelle dans le genre biographique et l'a considérablement renouvelé. Sinon, il pourra lire Ginzburg pour avoir un juste aperçu de ce que furent les Inquisitions modernes, plus proches des rituels médiévaux de purgation, des formes pénitentielles de l’aveu, que de la « logique » raciale, antisémite, policière, et bureaucratique des systèmes totalitaires.

Arnaud FOSSIER, Critique à nonfiction.fr

Notes :
1 - N. Wachtel, La Vision des vaincus, Paris, Gallimard, 1971
2 - N. Wachtel, La Foi du souvenir. Labyrinthes marranes, Paris, Seuil, 2001
3 - Ibid., p. 30
4 - Ibid., p. 31-32
5 - B. Bennassar, « L’inquisition ou la pédagogie de la peur », dans Id. (dir.), L’Inquisition espagnole, Paris, Hachette, 1979, p. 101-137
6 - Jean-Pierre Dedieu, L'Inquisition, Paris, Cerf, 1987, p. 95
7 - N. Wachtel, La logique des bûchers, p. 30
8 - Ibid., p. 251
9 - C. Ginzburg, Le fromage et les vers, Paris, Flammarion, 1980 ; Id., Le sabbat des sorcières, Paris, Gallimard, 1992.
10 - N. Wachtel, La logique des bûchers, op. cit., p. 157

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Message Publié : 28 Mars 2009 18:57 
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Georges Duby
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Isidore a écrit :
la thèse de l'auteur : l'inquisition est-elle l'ancêtre du totalitarisme ?
On est en plein délire (des idées sans aucun rapport avec la réalité) car l'inquisition n'est en aucun cas une méthode d'élimination ethnique de masse et à aucun moment les nazis ne s'intéressent à ce que pensent et croient les juifs, les tziganes, les anormaux; il n'y a ni procès ni enquête mais volonté d'exterminer. L'inquisition n'a d'ailleurs concerné que quelques milliers de personnes alors que plusieurs millions de juifs ont été éliminés dans la solution finale. De plus, l'inquisition a poursuivi des musulmans et les cathares, me semble t-il!
Bizarre qu'on puisse encore écrire de tels ouvrages purement polémiques.
A vrai dire l'inquisition me parait plutôt préparer l'institution du Juge d'instruction napoléonien à la française dont la procédure est dite "inquisitoriale" - alors que le droit anglo-saxon prévoit une procédure "accusatoire" - que la solution finale.
Mais l'auteur a peut-être visé les procès staliniens et pas la terreur nazie. Les motivations et la finalité sont trop différentes là aussi.
C'était: Un livre, deux critiques et ... un enterrement.

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 Sujet du message : Re: Un livre : deux critiques
Message Publié : 28 Mars 2009 19:22 
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Fustel de Coulanges
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Alain.g a écrit :
Isidore a écrit :
la thèse de l'auteur : l'inquisition est-elle l'ancêtre du totalitarisme ?
On est en plein délire (des idées sans aucun rapport avec la réalité) car l'inquisition n'est en aucun cas une méthode d'élimination ethnique de masse et à aucun moment les nazis ne s'intéressent à ce que pensent et croient les juifs, les tziganes, les anormaux; il n'y a ni procès ni enquête mais volonté d'exterminer.



Je croyais avoir lu Inquisition et "totalitarisme" pas "Inquisition et Shoah"...

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 Sujet du message : Re: Un livre : deux critiques
Message Publié : 28 Mars 2009 19:38 
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Polybe
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Alain.g a écrit :
Isidore a écrit :
la thèse de l'auteur : l'inquisition est-elle l'ancêtre du totalitarisme ?
On est en plein délire (des idées sans aucun rapport avec la réalité) car l'inquisition n'est en aucun cas une méthode d'élimination ethnique de masse


Edit : Message supprimé, j'ai dis la même chose que Alfred, ça m'apprendra à ne pas lire jusqu'au bout. lol

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 Sujet du message : Re: Un livre : deux critiques
Message Publié : 28 Mars 2009 19:48 
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Georges Duby
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Exact, mais l'auteur du sujet démarre ainsi son commentaire: citation ci dessous:

Isidore a écrit :
Citer :
Cette thèse est, il faut le souligner, d'une grande importance. Contre l'extravagante idée, pourtant fort répandue encore aujourd'hui, selon laquelle le totalitarisme serait un produit de la raison et des Lumières, Nathan Wachtel montre que le système qui, par son fonctionnement et ses mythes (parmi lesquels celui de la race et de l'impureté du sang juif), est le plus proche des pratiques totalitaires modernes, c'est l'Inquisition."
Ll prend, quand même le recul d'usage, dans le dernier paragraphe mais en trois lignes qui si elles font ressortir des différences ne remettent pas en cause la thèse :
Citer :
Mais, là encore, il y a bien sûr des différences majeures soulignées d'ailleurs dans le livre : « Aucune continuité directe ne relie la “pureté du sang” ibérique et l'antisémitisme racial de l'Allemagne nazie » (p. 23). C'est que l'administration du meurtre de masse des nazis, la logique de l'extermination donc, n'avait pas besoin d'un tribunal, fût-il inquisitorial.

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Heureux celui qui a pu pénétrer les causes secrètes des choses. Virgile.


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 Sujet du message : Re: Un livre : deux critiques
Message Publié : 29 Mars 2009 9:02 
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Eginhard
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Inscription : 09 Mai 2006 21:43
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Isidore a écrit :
Au final j'ai apprécié la critique de non-fiction et pas vraiment celle du Figaro ("Extravagant" oui mais encore...)
Le public visé par les deux médias n'est pas non plus le même : un supplément littéraire d'un grand quotidien national papier plutôt "classique" :wink: et un site Internet qui « vise à [...] donner la parole à une nouvelle génération de chercheurs, à contribuer à la modernisation des idées politiques progressistes, à défendre et valoriser les livres de sciences sociales et à ouvrir le monde des idées de notre pays à l'international. » (extrait du projet du site).

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« Le luxe [...] corrompt à la fois le riche et le pauvre, l’un par la possession, l’autre par la convoitise ; [...] il ôte à l’État tous ses citoyens pour les asservir les uns aux autres, et tous à l’opinion. »


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