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 Sujet du message : Jugements moraux anachroniques
Message Publié : 18 Mai 2009 2:50 
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Philippe de Commines
Philippe de Commines
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Nous avons souvent des discussions à propos du jugement posé sur les personnes et les actes du passé selon les critères moraux et idéologiques d'aujourd'hui.

Je viens de tomber sur un extrait assez intéressant qui résume assez bien le sujet, dans le numéro 122 de la revue Commentaire. Il s'agit d'un extrait de l'ouvrage "Ce que peut la littérature" d'Alain Finkielkraut, Stock 2006.

L'extrait est intitulé "L'esprit de sérieux et la terreur imbécile".

Alain Finkielkraut et Philippe Sollers a écrit :
L'ESPRIT DE SÉRIEUX ET LA TERREUR IMBÉCILE
Philippe SOLLERS. - Il y a une qualité éminente du rire, et il me semble y avoir là un clivage entre ceux qui comprennent ou qui sentent sa possibilité homérique et les autres - ceux qui ont l'esprit de sérieux. Je fais partie des premiers, et par exemple j'aime Picasso parce qu'il me fait rire. L'esprit de sérieux intervenant massivement dans ces choses dont vous parlez, j'ai tout à coup envie d'être plus sévère pour l'esprit de sérieux.
J'ai envie de vous faire la liste des proscrits qui pourrait servir de support au programme moral de la purification du passé telle qu'elle pourrait être aujourd'hui promulguée : «Gide, le pédophile Nobel; Marx, le massacreur de l'humanité que l'on sait; Nietzsche, la brute aux moustaches blondes; Freud, l'anti-Moïse libidinal; Heidegger, le génocidaire parlant grec; Céline, le vociférateur abject; Genet, le pédé ami des terroristes; Henry Miller, le misogyne sénile; Georges Bataille, l'extatique à tendance fasciste; Antonin Artaud, l'antisocial frénétique; Jean-Paul Sartre, le bénisseur des goulags; Louis Aragon, le faux hétérosexuel chantre du KGB; Ezra Pound, le traître à sa patrie mussolinien chinois; Hemingway, le machiste tueur d'animaux; William Faulkner, le négrier alcoolique; Nabokov, l'aristocrate papillonna ire pédophile; Voltaire, le hideux sourire de la raison dénigreur de la Bible et du Coran, totalitaire en puissance; le marquis de Sade, le nazi primordial; Dostoïevski, l'épileptique nationaliste; Flaubert, le vieux garçon haïssant le peuple; Baudelaire, le syphilitique lesbien; Marcel Proust, l'inverti juif intégré; Drieu La Rochelle, le dandy hitlérien; Morand, l'ambassadeur collabo; Shakespeare, l'antisémite de Venise; Balzac enfin, le réactionnaire fanatique du trône et de l'autel ... »

Alain FINKIELKRAUT. - Et la liste n'est pas close. Elle est même interminable par définition. Si on choisit, en effet, d'adopter vis-à-vis du passé la posture du procureur antifasciste, antiraciste, antisexiste, antihomophobe, radicalement égalitaire et fier de toutes les Pride, alors aucun philosophe, aucun artiste, aucun écrivain n'arrive à la cheville des militants d'Act Up ou même des lecteurs de Télérama. l'aimerais donc, Jean-Pierre Martin, vous poser une question sur le climat de bien-pensance qui sévit ces temps-ci. Vous brandissiez tout à l'heure le spectre de la « lepénisation» des esprits, en parlant des politiciens qui affirment vouloir briser les tabous, et qui ne peuvent donc que se féliciter de la célinophilie ambiante. Mais voici ce qu'écrivait récemment un chroniqueur des Inrockuptibles sur la querelle de l'art contemporain: «Si l'on compare les récentes déclarations antimodemes de Jean Clair ou Marc Fumaroli et le problème culturel du Front national, les différences ne sautent pas aux yeux. Partout le même appétit de l'ordre, la même fascination pour les valeurs traditionnelles, la même haine pour la permissivité, esthétique d'un côté, morale de l'autre. Peu importe les opinions politiques qu'ils affichent, Clair et Fumaroli sont les meilleurs alliés du Front national dans la conquête du monde des idées.»
Ne nous incombe-t-il pas de résister à cette Terreur imbécile?
Alain FINKlELKRAUT (dir.), Ce que peut la littérature, Stock, 2006, rééd. Gallimard, Folio, 2008, p. 189-191.

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Ce texte est intéressant car il en provient pas d'historiens de métier, et il résume assez bien le grand banditisme commun qui sévit de manière endémique sur les routes intellectuelles de l'histoire.

_________________
Les facultés de conceptualisation de l'empereur Constantin paraissent avoir été très limitées ; malgré de longues séances, les évêques ne semblent pas avoir réussi à lui faire bien comprendre la différence qui séparait l'orthodoxie de l'arianisme. (Y. Le Bohec)

Bref, un homme "au front étroit mais à la forte mâchoire" (J.P. Callu)


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Message Publié : 18 Mai 2009 9:45 
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Grégoire de Tours
Grégoire de Tours
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Dans le même ordre d'idée, ou peut-être en déplaçant légèrement la problématique, je rapporte une phrase entendue hier matin à la radio (le journaliste commentait la presse écrite et en lisait les titres) : "il y a toujours des pays où les relations sexuelles entre adultes consentants de même sexe sont interdites, même aujourd'hui".
C'est sur "toujours" et "même aujourd'hui" que je m'interroge. Avec cette idée sous-jacente que nous autres _ contemporains, occidentaux _ sommes plus évolués, plus civilisés que nos ancêtres et nos voisins, et que nous évoluons toujours vers plus de civilité, ou plutôt de civilisation. Or, cette idée de progrès inéluctable _ qui nous fait considérer les autres (ancêtres et voisins) comme en marche sur la même route que nous, vers ce que nous sommes aujourd'hui, mais moins avancés _ me semble un pur produit de la Modernité, celle qui nait en Europe à la Renaissance.

Je ferais un rapprochement avec un jugement sur la musique trouvé sous la plume de Balzac, dans Gambara, et qui se faisait là l'écho d'une doxa savante partagée par le plus grand nombre : au XIXe siècle, les musicologues et lettrés (français) admettent sans barguigner qu'avant Bach, l'harmonie en musique n'existait pas, et que c'est Haydn et Mozart qui lui ont donné ses lettres de noblesse les plus hautes, qu'en conséquence, "le progrès de la civilisation" (je cite une expression du texte) se retrouve aussi dans ses formes artistiques. Or, pour peu qu'on regarde un peu le répertoire musical avant Bach (Jean-Sébastien), on s'aperçoit qu'entre la Renaissance et le XVIIIe siècle, les compositeurs allaient au contraire vers une simplification harmonique de la musique, passant des polyphonies jusqu'à 16 voix, voire plus, superposées, aux quatres voix canoniques du choeur : soprano/alto/tenor/basse.

Je précise, si besoin était, que je n'ai aucune intention de lancer un débat sur l'homosexualité et l'homophobie (même à travers les siècles !), pas plus que sur la musique en elle-même, que ce n'est pas le fond du problème que je me pose. Elles ne sont ici que des exemples concrets de l'idée que nous devrions être constamment en progrès. J'ajoute que curieusement, cette idée cohabite avec son contraire, qu'on entend au moins aussi souvent que celle de progrès : "c'était mieux avant".

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Message Publié : 18 Mai 2009 10:46 
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Jean Mabillon
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Oui bien sûr mais il serait tout aussi erronné de sombrer dans un relativisme moral intégral et d'entretenir la notion que les conduites ci-dessus listées bénéficiaient d'une approbation quasi-générale à l'époque où vivaient ces écrivains.
Si l'on prend l'exemple de la pédophilie de Gide, elle était connue, sans doute assez largement (mais sourdement) condamnée et était une des raisons pour lesquelles cet écrivain était considéré comme ayant une influence corruptrice sur la société française, et sur la jeunesse en particulier.
La condamnation morale nettement plus forte de notre époque par rapport à certaines pratiques est essentiellement le résultat du changement du rapport de force au bénéfice de catégories sociales dont la soumission entière à une catégorie dominante (et à l'idéologie qui allait avec) n'était explicitement mise en cause par personne à l'époque, y compris par ces catégories dominées.
Et donc, certaines pratiques comme la pédophilie étaient assez largement tolérées en pratique vu le pouvoir social détenu par les pédophiles, mais elles étaient tout de même objet de réprobation ;
Ce que je veux dire, c'est que, de nos jours, ces condamnations sont sans aucun doute plus générales, plus clairement exprimées socialement et, ce qui est nouveau, font l'objet de législations qui les criminalisent et donc de poursuites judiciaires mais ce serait un autre anachronisme que de faire croire que, par exemple, les pratiques sexuelles de Gide bénéficiaient d'une acceptation sans réserves dans la société de son époque. Les règles générales de morale n'étaient pas nécessairement radicalement différentes des nôtres, simplement il n'y avait guère de conséquences graves pour ceux qui les enfreignaient.
Tout de même, si Gide allait en Afrique du Nord, en cela précurseur du tourisme sexuel, c'est bien parce qu'il n'avait pas vraiment les coudées franches en France.
Et pour ce qui est des inclinations fascistes ou communistes de certains des personnages listés, elles étaient loin de faire l'unanimité à leur époque.


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Message Publié : 18 Mai 2009 11:01 
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Grégoire de Tours
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En fait, je suis entièrement d'accord avec votre analyse, et il n'est pas question pour moi de faire l'apologie du "relativisme moral intégral". Vous avez cité Gide, mais pour reprendre un autre exemple cité par Sollers, Sade a passé plus de temps en prison que libre durant sa vie, ce qui démontre qu'il était fort loin d'agréer à ses contemporains !
Je m'interrogeais vraiment une une dialectique spécifiquement "moderne" à laquelle Sollers et Finkielkraut me paraissent prendre part dans l'ouvrage qu'Huyustus a cité. Un dialectique que je résumerai ainsi (c'est sans doute caricaturé, mais bon) : "nos sommes en progrès/nos ancêtres étaient des enfants" vs "c'était mieux avant/nous sommes en décadence".

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Message Publié : 18 Mai 2009 13:05 
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Jean Mabillon
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Citer :
Vous avez cité Gide, mais pour reprendre un autre exemple cité par Sollers, Sade a passé plus de temps en prison que libre durant sa vie,


Oui, Aspasie, j'avais pensé à le citer comme exemple; à son époque, son comportement était déjà largement désapprouvé et même jugé honteux et criminel (sans doute pas exactement pour les mêmes motifs que maintenant, le souci des dommages causés aux victimes d'humble origine étant secondaire par rapport aux considérations de respectabilité et de préservation familiales); et même sa haute position sociale n'a pas suffi à le protéger de l'emprisonnement.
Mais il est vrai que très souvent, les hommes qui se rendaient coupables de tel ou tel type d' abus sexuel bénéficiaient d'une tolérance de fait, due à leur sexe et à leur position sociale, ce qui néanmoins n'équivalait pas du tout à une approbation.
Ainsi, la sociologue Marie-Victoire Louis a étudié dans un de ses livres les pratiques de ce nous appelerions aujourd'hui harcèlement sexuel dans le monde ouvrier au XIXe/début du XXe siècle.
Beaucoup de contremaîtres masculins supervisant un nombreux personnel féminin considéraient que leur position d'autorité leur conférait ipso facto le droit d'avoir des relations sexuelles avec leurs subordonnées. Ce n'était pas nécessairement l'avis des ouvrières, ni à fortiori des ouvriers de sexe masculin, maris, frères ou fils, à tel point que la dénonciation de tels abus occupait une place importante dans les programmes de revendications des mouvements socialistes et syndicaux d'alors.
Sur la notion d'un progrès éthique, comme je l'ai dit, je ne vois pas à notre époque de changement radical dans le principe élémentaire qui constitue le fondement de la morale dans les cultures chrétiennes: "ne fais pas à autrui.../ do unto others etc".
Simplement, il semble que la reconnaissance de l'immoralité de certains comportement soit longtemps restée sans grandes conséquences concrètes du fait que les personnes ainsi victimisées appartenaient à des groupes infériorisés et donc impuissants à faire respecter leurs droits, tandis que le statut social des perpétrateurs les rendait virtuellement intouchables.
Ce "progrès moral", en fait changement dans les rapports de force, est essentiellement du à l'avénement d' idéologies modernes comme l'antiracisme, le féminisme, le socialisme, etc qui ont réhabilité ces groupes infériorisés et opéré un transfert de pouvoir en leur faveur.


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Message Publié : 19 Mai 2009 0:20 
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Philippe de Commines
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Aspasie mineure a écrit :
peut-être en déplaçant légèrement la problématique,


En effet Aspasie, vous avez légérement déplacé la problématique ;-) Sur un thème tout à fait intéressant cependant.

Je n'avais pas abordé ce texte sous l'angle des "progrès moraux" supposés de la civilisation, ni même du relativisme moral.

Je pensais plutôt à la réponse de Finkielkraut, et en particulier à cette phrase :

"Si on choisit, en effet, d'adopter vis-à-vis du passé la posture du procureur antifasciste, antiraciste, antisexiste, antihomophobe, radicalement égalitaire et fier de toutes les Pride, alors aucun philosophe, aucun artiste, aucun écrivain n'arrive à la cheville des militants d'Act Up ou même des lecteurs de Télérama."

Ainsi qu'à la citation qu'il donne du titulaire de la chaire de police de la pensée des Inrockuptibles,

Et à sa conclusion : "Ne nous incombe-t-il pas de résister à cette Terreur imbécile? "

Au delà du procédé classique qui consiste à discréditer les personnes quand on ne sait pas répondre à leurs arguments, j'y vois aussi un progrès de l'intrusion de l'idéologie dans la science, et également un recul de la tolérance pour les idées dans le débat. A quand un procès pour apologie de crimes de guerre à l'encontre d'un historien qui aura jugé efficace et utile le massacre de Verden ?

On a bien sûr largement débattu de ces sujets sur PH, mais il m'a semblé que ce texte apportait un éclairage synthétique assez pertinent, à la lumière par exemple de l'invraisemblable accueil qu'ont reçus deux ouvrages historiques récents (je pense à Sylvain Gouguenheim et à Shlomo Sand).

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Message Publié : 19 Mai 2009 2:00 
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Aspasie mineure a écrit :
Dans le même ordre d'idée, ou peut-être en déplaçant légèrement la problématique, je rapporte une phrase entendue hier matin à la radio (le journaliste commentait la presse écrite et en lisait les titres) : "il y a toujours des pays où les relations sexuelles entre adultes consentants de même sexe sont interdites, même aujourd'hui".

Je ne vois pas en quoi cette phrase pose problème.

La donnée de base, incompressible : il y a toujours eu, et il y aura toujours des homosexuels.

(j'ai été surpris de lire le chiffre de 6% de la population adulte, pour la France, mais peu importe. Enfin, si. Pour être sincère, ce chiffre m'a aidé à comprendre qu'il ne s'agissait pas d'une question marginale, qu'elle concernait beaucoup de gens. Il s'agit de savoir si on en fait une caste d'intouchables, une catégorie de sous-citoyens, ou pas.)

Ce n'est pas une question de modernité. Ce qui est en cause, c'est la capacité d'une société à prendre la réalité telle qu'elle est, ou à la peindre à ses couleurs idéologiques, religieuses,etc... Cette seconde attitude revient à inventer des problèmes là où il n'y en a pas, et à maltraiter une partie de sa population sans justification valable.

Citer :
C'est sur "toujours" et "même aujourd'hui" que je m'interroge. Avec cette idée sous-jacente que nous autres _ contemporains, occidentaux _ sommes plus évolués, plus civilisés que nos ancêtres et nos voisins, et que nous évoluons toujours vers plus de civilité, ou plutôt de civilisation. Or, cette idée de progrès inéluctable _ qui nous fait considérer les autres (ancêtres et voisins) comme en marche sur la même route que nous, vers ce que nous sommes aujourd'hui, mais moins avancés _ me semble un pur produit de la Modernité, celle qui nait en Europe à la Renaissance.

Hé oui, il y a "toujours, même aujourd'hui", des pays qui prétendent qu'il n'y a pas d'homosexuels dans leur population, ou qu'il s'agit de pervers qui doivent être punis. C'est un déni de réalité, qui ne relève en rien d'une différence culturelle respectable. (Allez donc demander leur avis aux victimes.)

La diversité des sociétés parmi les nations démocratiques montre assez qu'il n'y a pas UNE route vers LE progrès. Prenez (au hasard) l'Italie, la Suède, la Corée du Sud ou le Chili, et vous constatez que des modes de vie, des cultures, des organisations sociales très différents coexistent : la démocratie n'est pas niveleuse à ce point.

Mais pousser le relativisme culturel jusqu'à trouver normal qu'une société maltraite systématiquement une partie de sa population ce n'est plus de la tolérance, c'est de la complicité.

Quant à l'idée d'une marche automatique et sans régression vers le progrès, si elle était très répandue - en Europe - en 1900, il me semble que le 20ème siècle a largement montré que ce n'était pas si simple.

Huyustus a écrit :
Je n'avais pas abordé ce texte sous l'angle des "progrès moraux" supposés de la civilisation, ni même du relativisme moral.

Je pensais plutôt à la réponse de Finkielkraut, et en particulier à cette phrase :

"Si on choisit, en effet, d'adopter vis-à-vis du passé la posture du procureur antifasciste, antiraciste, antisexiste, antihomophobe, radicalement égalitaire et fier de toutes les Pride, alors aucun philosophe, aucun artiste, aucun écrivain n'arrive à la cheville des militants d'Act Up ou même des lecteurs de Télérama."

C'est en effet une autre problématique : quelle place laissons-nous aujourd'hui aux mal-pensants, aux originaux, aux provocateurs ? Ce regard aseptisé constitue un problème très actuel.

A fortiori si on prétend juger le passé à ces mêmes critères normatifs.

Intéressant de noter aussi que cette même société qui ne supporte pas le moindre écart à la norme (c'est un fumeur qui parle) s'accommode assez bien de zones de non-droit où règne un niveau de violence inacceptable.

_________________
Les raisonnables ont duré, les passionnés ont vécu. (Chamfort)


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Message Publié : 19 Mai 2009 5:49 
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Jean-Pierre Vernant
Jean-Pierre Vernant

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Citer :
Hé oui, il y a "toujours, même aujourd'hui", des pays qui prétendent qu'il n'y a pas d'homosexuels dans leur population, ou qu'il s'agit de pervers qui doivent être punis. C'est un déni de réalité, qui ne relève en rien d'une différence culturelle respectable.(Allez donc demander leur avis aux victimes.)


Dans cette phrase, tout ce qui est après le mot "réalité" est un jugement de valeur occidental moderne... Le problème est absolument inextricable car pour définir ce qui relève de la différence culturelle respectable et ce qui relève de la barbarie, par exemple, il faut faire appel à des jugements de valeur. Et même les droits de l'homme tels que définis en 1948 ne sont, cent fois hélas, pas considérés comme un dénominateur commun auquel il serait acquis que l'humanité dût se référer.
Entendons-nous bien, je pense qu'ils le devraient et je suis d'accord avec votre phrase. Simplement, dans les faits elle est inapplicable car, si vous cherchez à la proclamer dans certains pays, vous serez perçu comme un Occidental qui veut imposer ses valeurs, et vous trouverez des endroits où tous ceux qui ont le droit de s'exprimer trouveront parfaitement légitime et partie intégrante de leur culture que de brimer, ou pire, telle minorité déviante. Des endroits où la souffrance d'un individu est comptée pour rien, dans l'absolu, ou si cette individu ne se plie pas aux règles du groupe.

Sur un fil de la Salle des profs, quelqu'un affirmait avec véhémence qu'un enseignant, aujourd'hui, devait se plier à la réalité multiculturelle de ses classes et abandonner le vieux dogme de la République une et indivisible. Et si un tiers de sa classe méprise l'enseignant parce que c'est une enseignante ? Est-ce aussi une réalité à laquelle l'enseignant doit se plier ? Et combien de fois à l'heure va-t-il ou elle se heurter à des contradictions entre les différentes cultures présentes, à la quadrature du cercle s'il faut aller dans le sens de chacune sans jamais léser l'autre ?

Aucune formule magique ne sera universellement valide sur le sujet.

Citer :
Intéressant de noter aussi que cette même société qui ne supporte pas le moindre écart à la norme (c'est un fumeur qui parle) s'accommode assez bien de zones de non-droit où règne un niveau de violence inacceptable.


A mon avis, c'est juste une société très lâche, qui stigmatise à profusion l'écart de la norme quand il est inoffensif et trouve des excuses pour ne rien dire dans les autres cas. Et - pour se raccrocher au sujet - le lissage de l'histoire est à deux vitesses exactement de la même façon : écrire que Napoléon est le Hitler français vaut les acclamations, aborder un sujet propre à "mécontenter les communautés" c'est aller au casse-pipe. En fait les deux ont le même but : amadouer des lobbys dont on craint une possible réaction violente de la part des membres les plus extrémistes.


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Message Publié : 19 Mai 2009 10:27 
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Pierre de L'Estoile
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La part des choses est difficile à faire. D'un côté il peut paraître anachronique de stigmatiser l'intolérance religieuse et en même temps comment ne pas saluer les rares gens tolérants?

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Alceste

Que les petites différences entre les vêtements qui couvrent nos débiles corps, entre tous nos langages insuffisants... ne soient pas des signaux de haine et de persécution...

La prière de Voltaire, Traité sur la tolérance, Chapitre XXIII


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Message Publié : 19 Mai 2009 12:39 
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Jean Mabillon
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Citer :
car pour définir ce qui relève de la différence culturelle respectable et ce qui relève de la barbarie, par exemple, il faut faire appel à des jugements de valeur.


Ca semble moins compliqué que vous le dites, Cuchlainn. Ce qui différencie, disons, le cannibalisme et les traditions culinaires d'un peuple semble assez facile à définir pour la plupart des gens. Est-ce un jugement de valeur purement occidental que de poser que faire souffrir et tuer (sans raison d'autodéfense) des individus ou des groupes n'est pas un comportement recommendable?
Ce point de vue est partagé par de nombreuses collectivités humaines, et véhiculé par différentes religions, même si mal appliqué et souvent limité aux membres du groupe.
C'est une attitude très occidentalocentriste que de croire que nous avons tout inventé en matière de morale et que certaines valeurs morales dites "supérieures" et plus "évoluées" sont propres et n'existent pas chez les peuples non occidentaux.


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Message Publié : 19 Mai 2009 13:43 
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Philippe de Commines
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Inscription : 05 Jan 2008 16:29
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Permettez-moi de recentrer le débat. Mon propos initial n'était pas de traiter ici du relativisme culturel entre civilisations ni de l'origine et de la diffusion des normes morales.

Il s'agissait, à partir du court échange entre Sollers et Finkielkraut, de parler des effets d'une certaine bien-pensance politiquement correcte actuelle sur le travail des intellectuels en général et des historiens en particulier. Et réciproquement.

Pour prendre un exemple, n'est-on pas en train de réintroduire inconsciemment la notion de blasphème, non pas sur le plan religieux, mais sur le plan de certains principes moraux imposés par tel ou tel groupe, au point de peut-être nous générer des chevaliers de la Barre modernes, peine de mort à part ? Il deviendrait "blasphématoire" par exemple de ne pas condamner tel ou tel "crime" du passé, comme notamment le massacre de Verden, la guerre de Vendée, la colonisation, l'esclavage chez les grecs, etc...
Ce qui reviendrait à empêcher l'historien de faire son travail sérieusement.

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Message Publié : 19 Mai 2009 14:39 
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Jean-Pierre Vernant
Jean-Pierre Vernant

Inscription : 17 Oct 2003 18:37
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Citer :
Ce point de vue est partagé par de nombreuses collectivités humaines, et véhiculé par différentes religions, même si mal appliqué et souvent limité aux membres du groupe.


ça dépend au nom de quoi on fait souffrir et mourir des individus. Et c'est un point de vue occidental- et extrêmement récent - que de placer si haut le respect de l'individu par rapport à l'intérêt du groupe, ceci sans jugement de valeur d'ailleurs, car à voir les conflits insolubles que pose le carambolage du respect de tous les individus à la fois - cf la question du tabac en public - il semble qu'on soit allé un brin trop loin.

Recentrer, Hyustus, à mon avis ce sera dur en évitant de tomber dans les questions de relativisme et de différences culturelles, car, vous le dites vous-mêmes, ces jugements moraux ne sont pas le fruit d'un consensus au sein des sociétés qui en débattent mais la résultante de l'action de groupes qui voient là une réparation pour un préjudice causé aux ancêtres dudit groupe par les ancêtres d'un autre groupe. Ces jugements sont presque toujours négatifs ! on condamne, on traque, on "déboulonne", on "renverse les mythes" en clouant à toutes les figures célèbres les épithètes les plus dévalorisantes de notre époque. Rarement, très rarement on va chercher un personnage dont les idées nous paraissent modernes avant la lettre et on en fait la nouvelle idole, pensez donc : presque digne de nous !


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Message Publié : 19 Mai 2009 15:51 
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Jean Mabillon
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Citer :
ça dépend au nom de quoi on fait souffrir et mourir des individus. Et c'est un point de vue occidental- et extrêmement récent - que de placer si haut le respect de l'individu par rapport à l'intérêt du groupe,


Cuchlainn, B) vous confondez individualisme et refus du recours à la violence comme mode de fonctionnement social. On peut ne pas adhérer à un fonctionnement social du type autoritaire/violent sans pour autant placer le respect de l'individu avant les intérêts du groupe. C'est ce que font, en gros, certaines écoles du bouddhisme, dont vous m'accorderez qu'il n'est ni extrêmement récent, ni occidental.
Par ailleurs, et comme exemple parmi d'autres, le gnosticisme, conception philosophico-religieuse qui, elle aussi n'est ni récente, ni occidentale, véhicule une conception de l'homme qui est si individualiste qu'elle a été qualifiée d'égocentrique par certains historiens des religions.
La philosophie taoïste, dont vous connaissez la localisation géographique et la date estimée d'apparition, (grosso modo IIe siècle av JC) est également une philosophie dont l'ultra-individualisme est si extrême qu'il a été qualifié d'anarchisme.
Que ces conceptions privilégiant l'individu aux dépens de la collectivité aient été largement réservées à une élite et n'aient pas concerné les masses comme c'est le cas maintenant (quoique le gnosticisme ait probablement une assez large diffusion dans les classes inférieures) n'enlève rien au fait qu'elles sont apparues hors d'Europe il y a des millénaires.
De nouveau, Cuchlainn, votre conception selon laquelle l'occident aurait tout inventé (individualisme, droits de l'homme etc.) est un des préjugés les plus typiques de l'occidentalocentrisme.


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Message Publié : 19 Mai 2009 17:03 
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Jean Mabillon
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Il deviendrait "blasphématoire" par exemple de ne pas condamner tel ou tel "crime" du passé, comme notamment le massacre de Verden, la guerre de Vendée, la colonisation, l'esclavage chez les grecs, etc...
Ce qui reviendrait à empêcher l'historien de faire son travail sérieusement.


Certains groupes ou mouvement extrémistes exigent en effet la condamnation de tel ou tel crime du passé mais ce que la plupart des gens considèrent d'abord comme la responsabilité de l'historien n'est pas tant la condamnation de tel ou tel crime que l'investigation approfondie de ces soi-disant crimes, et s'il y a lieu, la reconnaissance de leur réalité.
D'autre part, si ces groupes font pression pour obtenir condamnation de ces crimes, c'est souvent en réaction contre une situation de déni collectif de leur existence ou de leur gravité qui a prévalu pendant longtemps et qui était aussi une entrave au travail de l'historien;
entrave plus grave selon moi, car elle relevait d'une auto-censure par formatage social auquel l'historien se conformait sans même en être conscient.
Qui s'est sérieusement et "objectivement" attaché à l'étude globale du fait esclavagiste avant l'émergence politique de certains groupes? Fort peu d'historiens, je le crains. En tout cas nettement moins que maintenant.
Ces pressions exercées par certains groupes pour obtenir la reconnaissance de faits historiques les concernant font partie intégrante de leur recent "empowerment"; elles peuvent sembler absurdes, stupides et irritantes mais il ne faudrait pas oublier que des pressions plus puissantes parce qu'invisibles se sont exercées pendant des siècles pour que ces faits soient passés sous silence ou minimisés.


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Message Publié : 19 Mai 2009 18:15 
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Philippe de Commines
Philippe de Commines
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Pourtant, quand un historien a fait un vrai travail d'historien sur la traite, ce sont ces mêmes groupes dont vous parlez qui lui sont tombés dessus à bras raccourcis, montrant par là qu'il ne voulaient pas de la vérité historique, que ce qui était important pour eux n'était pas que les faits du passé soient établis de la manière la plus précise possible, mais bien leur combat idéologique et politique d'aujourd'hui.

Il n'y a pas que Petre-Grenouillau. J'ai cité plus haut Gouguenheim et Sand qui de la même manière, lorsqu'ils ont écrit pour contribuer à faire émerger une vérité historique qui heurtait les représentations et les combats politiques actuels de certains groupes, ont été l'objet d'une incroyable campagne de dénigrement et d'insultes.

Contrairement à ce que vous indiquez, je crois que ces groupes ne sont jamais intéressés par la vérité historique. Ils sont intéressés à remplacer une mythologie par une autre, qui serve mieux leurs intérêts actuels. Ce qui nous ramène au sujet de ce fil...

_________________
Les facultés de conceptualisation de l'empereur Constantin paraissent avoir été très limitées ; malgré de longues séances, les évêques ne semblent pas avoir réussi à lui faire bien comprendre la différence qui séparait l'orthodoxie de l'arianisme. (Y. Le Bohec)

Bref, un homme "au front étroit mais à la forte mâchoire" (J.P. Callu)


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