La question coloniale est venue brutalement, depuis une dizaine d'années, faire changer d'échelle les tensions entre histoire et politique ; elle a porté sur grand écran la politisation interne de l'histoire. D'autant qu'au même moment, ou à peu près, l'histoire coloniale se trouvait relayée par les problèmes que posait l'avènement d'une histoire mondiale.
Deux débats anciens, mais qui ont pris une intensité politique, l'un avec la réalité de la mondialisation économique et financière, l'autre avec la loi Taubira, en 2001, qui criminalisait l'esclavage et la traite atlantique, suivie en 2003 du Livre noir du colonialisme (Robert Laffont), dirigé par Marc Ferro, et surtout par la loi de 2005 sur "la présence positive de la France outre-mer" et la bataille autour de son article 4, qui obligeait les professeurs et les manuels à faire droit à cette vision des choses, lequel finit par être retiré.
En un sens, la question coloniale n'est que la dernière venue des explosions mémorielles qui, depuis les années 1980, avaient atteint toutes les minorités, portée principalement par l'immigration africaine et antillaise. Et ce qu'elle paraît réclamer est du même ordre que les précédentes, juive, ouvrière, féministe, corse, etc. Catherine Coquery-Vidrovitch le formule clairement au début de son livre sur Les Enjeux politiques de l'histoire coloniale (Agone éditeur, 2009) : "Notre histoire nationale n'a-t-elle ou n'a-t-elle pas à inclure l'histoire de la colonisation et de l'esclavage colonial français dans notre patrimoine historique et culturel commun ?" Ainsi posée, la question ne souffre guère de discussion.
La question va en réalité beaucoup plus loin, en opposant ceux qui pensent que la part coloniale de notre histoire a peu engagé des constantes de l'identité nationale, et ceux qui estiment nécessaire de repenser l'ensemble de cette identité nationale en termes postcoloniaux, l'identité nationale n'étant pas loin de révéler sa vérité dans l'oppression coloniale et dans son déni. Il s'agirait donc non plus d'inscrire la colonisation au grand registre de l'histoire nationale, mais de réécrire cette histoire nationale à la lumière noire de la colonisation. Bonaparte a rétabli en 1802 l'esclavage à Haïti. Or l'esclavage a été déclaré crime contre l'humanité. Donc Bonaparte est un criminel contre l'humanité. Et puisqu'il n'est pas là pour répondre de son crime, les historiens doivent le faire à sa place.
Bien entendu, histoire mondiale et études coloniales relèvent de domaines différents, encore que les mêmes interrogations portent sur la manière de les écrire et sur quelles bases les aborder. Si le thème de ces Rendez-vous de l'histoire, l'Orient, permet cependant de les rapprocher, c'est que l'histoire mondiale (ou, comme on l'appelle, "globale", "comparée", "connectée") débouche sur le procès de l'européo-centrisme, comme l'histoire coloniale sur le procès de l'histoire nationale. Et que, dans les deux cas, le lien intrinsèque est établi entre nation et histoire comme entre Europe ou Occident et histoire.
Cette mise en cause compose un très large spectre de courants de pensée, que, en m'inspirant de l'analyse que fait Krzysztof Pomian des rapports de la "world history" avec l'histoire universelle, je vais m'efforcer, par souci de clarté pédagogique, d'identifier. Ils consistent en effet à :
1 - affirmer que l'essor de la modernité occidentale s'est fait par l'exploitation du reste du monde : argument de base du marxisme et du néomarxisme ;
2 - établir le parallèle entre le développement scientifique et la domination, entre la connaissance ou la fabrication illusoire des exotismes et l'impérialisme. C'est le thème d'Edward Saïd dans son célèbre ouvrage, L'Orientalisme (Seuil), livre pionnier de la critique anti-occidentaliste, en 1978, que le monde arabe a perçu à tort, dit l'auteur dans une importante postface de 2003, comme une défense et illustration systématiques de l'islam et des Arabes ;
3 - minorer les apports de l'Occident et son rôle dans l'unification du monde, et reconstruire l'histoire de manière à en effacer la spécificité occidentale. La démonstration consiste alors à reporter toutes les innovations occidentales à des inventions bien antérieures et faites ailleurs qu'en Europe : en Chine, en Inde, dans le monde arabe, depuis la numération décimale et le zéro jusqu'à l'imprimerie à caractères mobiles, en passant par la boussole et la poudre à canon. Ou en allant jusqu'à contester l'unicité et la modernité du capitalisme ;
3 - refuser d'accepter pour penser l'histoire toutes les catégories d'intelligibilité émanées de l'Occident, en particulier celle de "civilisation" sur laquelle reposent l'oeuvre de Toynbee ou la thèse de Huntington ;
4 - dénoncer l'affirmation, non plus seulement de l'impérialisme politique de l'Occident, mais de son impérialisme historique en prétendant démontrer comment l'Europe a imposé le récit de son passé au reste du monde. C'est ce que veut montrer par exemple Jack Goody dans son livre récent, Le Vol de l'histoire (Gallimard, 2010), à propos de la compréhension de l'Asie. On mesure la distance, sur cinquante ans, de cette position extrémiste avec le relativisme historique de Lévi-Strauss dans son célèbre opuscule de 1952, Race et histoire ;
5 - récuser le concept même de l'histoire au sens moderne, celui, justement, qui s'était donné comme l'Histoire avec un grand "h" et se présentait comme l'étalon pour établir qui était ou n'était pas dans l'Histoire et pour mesurer à quelle distance se trouvait de l'Histoire telle ou telle population lointaine. C'est un écho de cet argument qui, par exemple, a provoqué la réaction négative des Africains au discours de Dakar de Nicolas Sarkozy en 2007, discours qui comportait pourtant de fortes condamnations du colonialisme mais faisait état du "retard des Africains à entrer dans l'Histoire" ;
6 - récuser enfin toute pensée de l'universel au nom du fait que c'est une autoglorification et une autojustification impérialiste de la civilisation qui a inventé et défini les formes de l'universel.
Dans cette nouvelle "situation faite à l'histoire", comme disait Péguy, faite d'une tension dilatée entre l'histoire et la politique, la France qui, il y a encore une génération, à la belle époque de l'école des Annales, brillait d'un rayonnement mondial, paraît, Jean-François Sirinelli l'a dit fortement dans l'opuscule qui vient de paraître, L'histoire est-elle encore française ? (CNRS éditions, 60 p., 4 euros), se retirer du devant de la scène internationale.
S'il est vrai que cette scène est dominée par la recherche d'une histoire du monde, par la "world history", il est clair que ce sont les Américains qui sont à la pointe - peut-être parce que, se souvenant d'avoir été les premiers décolonisés de l'histoire, ils ont une forte raison de s'identifier au refus de l'européo-centrisme. Il est clair également que, si c'est l'attachement à l'histoire nationale qui est la raison du retard à se mettre à l'histoire mondiale, c'est la France qui, de tous les pays européens, a le plus de raisons d'éprouver ce retard. Sur ce point, il est inutile de revenir.
En revanche, c'est sur sa difficulté à assumer sans hypertension son passé colonial que je voudrais insister pour finir. La passion qui l'anime, les blocages qui la paralysent me paraissent moins tenir au ressentiment et à la mauvaise conscience qu'à deux circonstances historiques.
La première tient sans doute au fait qu'à la différence de l'Angleterre, par exemple, la dépossession coloniale s'est achevée pour la France dans la guerre, la guerre d'Algérie, qui suivait celle d'Indochine. Deux défaites sur fond de défaite de 1940. La fixation sur l'Algérie a de multiples dimensions, moitié colonie et moitié trois départements français.
La guerre d'Algérie a pris des allures de guerre de Sécession. Elle a marqué pour la métropole un changement de régime et de République, et c'est l'homme qui avait lavé la France du désastre de 1940 qui a baissé le drapeau en Algérie. Et les conséquences de la défaite algérienne sont aussi loin d'être terminées que les conséquences de la défaite de 1940.
La deuxième raison tient à l'attitude de la gauche, hésitante et ambiguë vis-à-vis de la colonisation. L'association rétrospective entre la gauche et l'anticolonialisme est une idée reçue et fabriquée. Bien au contraire. Non seulement les partis de gauche se sont convertis tardivement à l'anticolonialisme, mais c'est au nom des Lumières, au nom de l'idéal révolutionnaire et jacobin que s'est opérée l'expansion coloniale.
Ici encore, l'exemple algérien serait probant. Par nature et par définition, le nationalisme algérien a pris à contre-pied la gauche française, qui s'est concentrée sur la défense des petits pieds-noirs de Bab el-Oued ; de telle sorte que la lenteur de la guerre d'Algérie tient en partie à la lente et difficile conversion de la gauche à l'idée de l'indépendance algérienne. L'intensité de l'affaire algérienne a rejailli sur l'ensemble de l'affaire coloniale, devenue une crise de conscience vite refermée et mal digérée.
Pierre Nora
Ce texte est un extrait de la conférence de clôture des Rendez-vous de l'Histoire de Blois, dimanche 16 octobre.
http://www.lemonde.fr/idees/article/201 ... _3232.htmlJe fais mienne cette tribune assez intéressante, pour ne pas poser texte et la question sans se mouiller en donnant une fausse idée de détachement.