Ah, ça c'est une vraie question -pour moi, en tous cas ! Je vais essayer d'en poser les termes au plus large.
On pourrait dire que la démarche classique, orthodoxe, en sciences sociales (donc en histoire également) consiste en 3 étapes : D'abord, il s'agit pour l'auteur / chercheur de créer un concept, par exemple, "la guerre". Il faut donc commencer par répondre à la question : Qu'est-ce qu'une guerre ? Pour ce faire, on définira (au moins implicitement) ce qu'elle n'est pas, et on énumèrera les traits caractéristiques qui la définissent positivement. A ce stade, premiers débats et discussions entre auteurs sur ce qu'est une guerre, ce qu'elle n'est pas, ce qui la qualifie ou non, etc. Mais une fois choisie la définition du concept, on le comparera aux évènements empiriques : Tel évènement historique X est-il bien une "guerre", selon la définition du terme "guerre" qu'on a accepté, ou non ? Là aussi, débats et discussions, sur le fait que l'évènement X soit bien une "guerre" et pas autre chose, quels adversaires exactement met-elles aux prises, quelle est précisément le terrain des opérations, cette partie Y de la guerre X n'est-elle pas une guerre elle-même à part entière, etc. Et enfin, si on reprend votre exemple, on comptabilise donc le nombre de morts qu'on peut considérer comme des conséquences de la guerre X. Et là encore, débats, discussions, sur quels types de morts doivent entrer dans ce décompte, les morts de qui, quelles sont les sources et d'où viennent-elles, etc.
Or, effectivement, il y a une solution méthodologique alternative qui consiste à aller demander directement aux individus eux-mêmes concernés par un évènement X, qu'on définira en première approximation de la manière la plus large possible, comment eux le qualifient -si par exemple, ils considèrent que c'est une guerre ou non- et comment eux en analysent les conséquences. En gros, on pourrait qualifier la première démarche, classique et orthodoxe, de top-down, et la seconde, de bottom-up. Et je crois que cette seconde démarche épistémologique est tout juste naissante -ou peu s'en faut- car elle se fonde sur la prise en compte de ce qu'on appelle les attitudes des individus à l'égard des évènements. Je veux dire que ses fondamentaux sont psychologistes et non plus rationalistes.
C'est d'ailleurs la critique qu'on lui adressera sans doute. L'écart considérable entre les deux estimations peut être compris trivialement comme : Les individus insérés dans une situation ressentent toujours bien plus fortement cette situation qu'un observateur. Concrètement, quand on vit un conflit armé au quotidien, nul doute qu'on en a un ressenti très différent de celui d'un chercheur-observateur. Et par exemple, on aura sans doute tendance à imputer à la guerre beaucoup plus de conséquences. Ainsi, on peut penser qu'on lui attribuera des décès qu'un observateur ne comptabilisera pas nécessairement comme conséquences suffisamment directes du conflit. La critique de cette méthodologie consistera donc schématiquement à dire qu'"on ne peut se fonder sur le ressenti des gens pour faire de la science". Sauf qu'on peut se demander si le chercheur-observateur, dans ces affaires, ne se fonde pas lui-même sur un ressenti également. Lorsqu'on choisit de comptabiliser telles morts et non telles autres comme conséquences d'un conflit donné, par exemple, ce choix n'est-il pas irréductibement fondé sur quelque chose qu'on pourrait aussi bien qualifier de "ressenti" ? Il se trouvera simplement que son ressenti, en tant qu'"observateur", ne peut être le même que celui d'un "participant".
Bref. La question que vous soulevez, Shinji, me semble tout à fait intéressante. En même temps, elle n'intéresse peut-être pas tant que ça des historiens puisque, de toutes façons, et pour des raisons très pratiques, elle ne peut être utilisée qu'en histoire très contemporaine, immédiate. Mais en ce qui me concerne au moins, Shinji, j'aimerais bien vous demander si la référence exacte du numéro de The Lancet que vous citez était spécifiée ?
_________________ ...que vont charmant masques et bergamasques...
|