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Message Publié : 18 Mai 2008 14:40 
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Grégoire de Tours
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Ah, ça c'est une vraie question -pour moi, en tous cas ! Je vais essayer d'en poser les termes au plus large.

On pourrait dire que la démarche classique, orthodoxe, en sciences sociales (donc en histoire également) consiste en 3 étapes :
D'abord, il s'agit pour l'auteur / chercheur de créer un concept, par exemple, "la guerre". Il faut donc commencer par répondre à la question : Qu'est-ce qu'une guerre ? Pour ce faire, on définira (au moins implicitement) ce qu'elle n'est pas, et on énumèrera les traits caractéristiques qui la définissent positivement. A ce stade, premiers débats et discussions entre auteurs sur ce qu'est une guerre, ce qu'elle n'est pas, ce qui la qualifie ou non, etc.
Mais une fois choisie la définition du concept, on le comparera aux évènements empiriques : Tel évènement historique X est-il bien une "guerre", selon la définition du terme "guerre" qu'on a accepté, ou non ? Là aussi, débats et discussions, sur le fait que l'évènement X soit bien une "guerre" et pas autre chose, quels adversaires exactement met-elles aux prises, quelle est précisément le terrain des opérations, cette partie Y de la guerre X n'est-elle pas une guerre elle-même à part entière, etc.
Et enfin, si on reprend votre exemple, on comptabilise donc le nombre de morts qu'on peut considérer comme des conséquences de la guerre X. Et là encore, débats, discussions, sur quels types de morts doivent entrer dans ce décompte, les morts de qui, quelles sont les sources et d'où viennent-elles, etc.

Or, effectivement, il y a une solution méthodologique alternative qui consiste à aller demander directement aux individus eux-mêmes concernés par un évènement X, qu'on définira en première approximation de la manière la plus large possible, comment eux le qualifient -si par exemple, ils considèrent que c'est une guerre ou non- et comment eux en analysent les conséquences. En gros, on pourrait qualifier la première démarche, classique et orthodoxe, de top-down, et la seconde, de bottom-up. Et je crois que cette seconde démarche épistémologique est tout juste naissante -ou peu s'en faut- car elle se fonde sur la prise en compte de ce qu'on appelle les attitudes des individus à l'égard des évènements. Je veux dire que ses fondamentaux sont psychologistes et non plus rationalistes.

C'est d'ailleurs la critique qu'on lui adressera sans doute. L'écart considérable entre les deux estimations peut être compris trivialement comme : Les individus insérés dans une situation ressentent toujours bien plus fortement cette situation qu'un observateur. Concrètement, quand on vit un conflit armé au quotidien, nul doute qu'on en a un ressenti très différent de celui d'un chercheur-observateur. Et par exemple, on aura sans doute tendance à imputer à la guerre beaucoup plus de conséquences. Ainsi, on peut penser qu'on lui attribuera des décès qu'un observateur ne comptabilisera pas nécessairement comme conséquences suffisamment directes du conflit.
La critique de cette méthodologie consistera donc schématiquement à dire qu'"on ne peut se fonder sur le ressenti des gens pour faire de la science". Sauf qu'on peut se demander si le chercheur-observateur, dans ces affaires, ne se fonde pas lui-même sur un ressenti également. Lorsqu'on choisit de comptabiliser telles morts et non telles autres comme conséquences d'un conflit donné, par exemple, ce choix n'est-il pas irréductibement fondé sur quelque chose qu'on pourrait aussi bien qualifier de "ressenti" ? Il se trouvera simplement que son ressenti, en tant qu'"observateur", ne peut être le même que celui d'un "participant".

Bref. La question que vous soulevez, Shinji, me semble tout à fait intéressante. En même temps, elle n'intéresse peut-être pas tant que ça des historiens puisque, de toutes façons, et pour des raisons très pratiques, elle ne peut être utilisée qu'en histoire très contemporaine, immédiate. Mais en ce qui me concerne au moins, Shinji, j'aimerais bien vous demander si la référence exacte du numéro de The Lancet que vous citez était spécifiée ?

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Message Publié : 18 Mai 2008 15:19 
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Salluste
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Merci beaucoup Bergame pour votre réponse très intéressante sur cette nouvelle méthode "psychologiste" prenant en compte en quelque sorte "les mentalités", plus que la méthode top-down.

Il est certain que c'est une méthode ne pouvant fournir des données que pour les conflits récents. En ce qui concerne l'article que je citais, il ne mentionne pas la référence exacte de l'étude de The Lancet. En cherchant sur internet, j'ai trouvé un autre article qui détaille un peu la méthodologie :
Citer :
(...) Le journal médical britannique The Lancet (...) [estime que] 650 000 PAM ont été tués depuis le début de PIM, dont 601 000 violemment pour la plus grande partie à la suite de blessure par balle. Une estimation qui dépasse largement toutes celles fournies jusqu’à présent. Le ministère PAM de la Santé estime par exemple à 128 000 le nombre de victimes PAM de la guerre. (...) L’étude a été conduite par des médecins de l’université Johns-Hopkins et de l’école de médecine Al-Mustansiriya de Bagdad en collaboration avec le Massachusetts Institute of Technology (MIT) de Boston, suivant une méthode utilisée au Congo, au Kosovo et au Soudan. « Nous sommes, à 95 %, certains que nous avons la bonne estimation », a confirmé l’auteur de l’étude, le Dr Gilbert Burnhan, de l’université Johns-Hopkins à Baltimore, tout en précisant que l’enquête avait été menée en PAM par des professionnels de la santé auprès de 1 849 familles PAM de tout le pays, représentant au total 12 801 personnes et que 87 % des familles avaient pu fournir un certificat de décès. (...)

Et, finalement, voici l'étude en question (pdf de 8 pages).

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Message Publié : 19 Mai 2008 8:28 
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Grégoire de Tours
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Merci beaucoup de votre recherche, Shinji.
Bizaremment, je n'avais pas pensé un instant à ce conflit-là.

Pardonnez-moi, je ne dirais pas "les mentalités", je pense que les mentalités, c'est un autre concept, plus sociologiste qu'individualiste, et plus longue durée que synchronique ou même immédiat -mais dites-moi si je me trompe. En fait, si ma dichotomie a quelque sens, je pense que c'est un concept top-down.
En psychologie, on parle plutôt d'"attitudes" pour qualifier la manière dont les individus se positionnent subjectivement vis-à-vis d'un évènement.

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Message Publié : 19 Mai 2008 10:06 
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Bergame a écrit :
Pardonnez-moi, je ne dirais pas "les mentalités", je pense que les mentalités, c'est un autre concept, plus sociologiste qu'individualiste, et plus longue durée que synchronique ou même immédiat -mais dites-moi si je me trompe. En fait, si ma dichotomie a quelque sens, je pense que c'est un concept top-down.
En psychologie, on parle plutôt d'"attitudes" pour qualifier la manière dont les individus se positionnent subjectivement vis-à-vis d'un évènement.

Oui, vous avez raison, puisque nous sommes sur une étude plus sociologique et psychologique qu'historique. J'emploie de façon générique l'expression "histoire des mentalités" un peu abusivement peut-être pour désigner, à la suite de la Nouvelle Histoire, tout ce qui se donne pour objet les sentiments, les sensibilités, les croyances, les attitudes, l'’imaginaire, les pratiques culturelles, les symboles, la vie quotidienne, le vécu, par opposition à l'histoire "structurale", l'histoire de l'homme éternel dont seul le milieu de vie évolue mais pas ce qu'il est et ce qu'il perçoit. Cf. Fernand Braudel dans sa Grammaire des civilisations, Paris, Flammarion, p. 54 (lien) :
Fernand Braudel a écrit :
A chaque époque, une certaine représentation du monde et des choses, une mentalité collective dominante anime, pénètre la masse entière de la société. Cette mentalité qui dicte les attitudes, oriente les choix, enracine les préjugés, incline les mouvements d’une société est éminemment un fait de civilisation. Beaucoup plus encore que les accidents ou les circonstances historiques et sociales d'’une époque, elle est le fruit d'’héritages lointains, de croyances, de peurs, d'’inquiétudes anciennes souvent presque inconscientes, au vrai le fruit d’une immense contamination dont les germes sont perdus dans le passé et transmis à travers des générations et des générations d’hommes. Les réactions d’'une société aux événements de l’'heure, aux pressions qu'’ils exercent sur elle, obéissent moins à la logique, ou même à l’'intérêt égoïste, qu’'à ce commandement informulé, informulable souvent et qui jaillit de l'’inconscient collectif. Ces valeurs fondamentales, ces structures psychologiques sont assurément ce que les civilisations ont de moins communicable les unes à l'’égard des autres, ce qui les isole et les distingue le mieux. Et ces mentalités sont également peu sensibles aux atteintes du temps. Elles varient lentement, ne se transforment qu’'après de longues incubations, peu conscientes, elles aussi.

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Message Publié : 22 Mai 2008 20:37 
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Shinji a écrit :
Citer :
Des scientifiques ont calculé le nombre de victimes de la guerre PIM ET PAM. Ce conflit aurait causé la mort de 655000 personnes, soit 10 fois plus que les chiffres officiels.

Remarque saugrenue : les chroniqueurs PAM du Moyen Âge avaient, dit-on, la manie emphatique d'amplifier le nombre des morts des guerres et batailles, de l'ordre de dix fois leur nombre réel. Assisterions-nous à une réminiscence du lyrisme médiéval PAM et PIM ?


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Message Publié : 22 Mai 2008 21:49 
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Geopolis a écrit :
Remarque saugrenue : les chroniqueurs PAM du Moyen Âge avaient, dit-on, la manie emphatique d'amplifier le nombre des morts des guerres et batailles, de l'ordre de dix fois leur nombre réel. Assisterions-nous à une réminiscence du lyrisme médiéval PAM et PIM ?

Vous avez tout à fait raison, et pas seulement au Moyen Âge, dans l'Antiquité également. Cependant, je ne pense pas que ce soit par lyrisme ou fantaisie, mais pour un motif politique et idéologique tout à fait clair, résumé par le vers devenu proverbe de Corneille "À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire" : il faut que le combat ait été dur, que l'adversaire ait été en supériorité numérique phénoménale et qu'il ait donc fallu quelque chose de tout à fait significatif (un talent extraordinaire, une supériorité raciale, un soutien du dieu de l'époque, un génie propre, etc.) pour l'emporter.

Pour ce qui est de nos PIM et PAM ici, je ne crois pas qu'on soit dans cette logique là, puisqu'au contraire on a ici le "vainqueur" (dans l'Antiquité ou au Moyen Âge ils auraient d'ors et déjà été considérés comme les vainqueurs) qui minimisent les pertes de l'ennemi, en raison sans doute d'une transformation de la perception de la guerre en Occident : de quelque chose duquel on peut légitimement en retirer de la gloire, la guerre est passée à quelque chose duquel on ne peut qu'avoir honte, et alors que tuer l'ennemi était normal et souhaitable, aujourd'hui on essaie de faire autrement que de tuer. Si malgré tout on tue, on essaie que ça ne se voit pas trop, plutôt que de s'en vanter... Qu'en pensez-vous ?

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Message Publié : 23 Mai 2008 5:51 
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Shinji a écrit :
Vous avez tout à fait raison, et pas seulement au Moyen Âge, dans l'Antiquité également. Cependant, je ne pense pas que ce soit par lyrisme ou fantaisie, mais pour un motif politique et idéologique tout à fait clair, résumé par le vers devenu proverbe de Corneille "À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire" : il faut que le combat ait été dur, que l'adversaire ait été en supériorité numérique phénoménale et qu'il ait donc fallu quelque chose de tout à fait significatif (un talent extraordinaire, une supériorité raciale, un soutien du dieu de l'époque, un génie propre, etc.) pour l'emporter.

Pour ce qui est de nos PIM et PAM ici, je ne crois pas qu'on soit dans cette logique là, puisqu'au contraire on a ici le "vainqueur" (dans l'Antiquité ou au Moyen Âge ils auraient d'ors et déjà été considérés comme les vainqueurs) qui minimisent les pertes de l'ennemi, en raison sans doute d'une transformation de la perception de la guerre en Occident : de quelque chose duquel on peut légitimement en retirer de la gloire, la guerre est passée à quelque chose duquel on ne peut qu'avoir honte, et alors que tuer l'ennemi était normal et souhaitable, aujourd'hui on essaie de faire autrement que de tuer. Si malgré tout on tue, on essaie que ça ne se voit pas trop, plutôt que de s'en vanter... Qu'en pensez-vous ?

Je partage vos opinions. Non seulement ma dernière intervention n'est pas à prendre au premier degré, mais la culpabilité judéo-chrétienne se répand avec la mondialisation et conduit les auteurs de massacres à minimiser leurs accomplissements.

***

Néanmoins, je pense que seuls les estampillés "occidentaux" ont intérêt à le faire car les massacres des non-"Occidentaux" n'émeuvent personne. Les opinions publiques s'émeuvent davantage de quelques centaines de tués sous les munitions américaines ou israéliennes que les millions abattus par des mains du Tiers-Monde (Indonésie, ex-Zaïre, Afrique orientale...). Et quand bien même elles s'émeuvent de massacres sous la responsabilité de populations sous-développées, c'est parce qu'elles en sont directement victimes ou qu'elles cherchent à y intégrer une responsabilité indirecte des "Occidentaux".

Deux vieux mensonges, par exemple, consistent à résumer la guerre du Vietnam à l'intervention américaine ou à affirmer que les USA armaient l'Irak contre l'Iran (1980-88).

Bref, tous ces chiffres servent politiquement à charger de "péchés" l'Occident (voire le capitalisme privé ou, en Europe francophone, le libéralisme) avec la bénédiction ignorante des Occidentaux.

D'un point de vue "psycho-historique", on établira un jour une thèse partant de la découverte des camps nazis liée à une inconsciente contrition chrétienne inconsciemment ancrée dans notre culture, contrition plus tard retournée contre les "Occidentaux" (avec l'aide de la défunte propagande soviétique relayée par nos partis communistes et apparentés) pour justifier la "chasse planétaire à l'Occidental" (et apparentés) qui se développe juste après la fin de la guerre froide.


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Message Publié : 23 Mai 2008 20:52 
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Grégoire de Tours
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Une contrition chrétienne inconsciemment ancrée dans notre culture... Qu'est-ce qu'il faut pas lire !

Et en fustigeant la "contrition chrétienne inconsciemment ancrée dans notre culture", vous faites quoi, si ce n'est participer vous-même à la critique de la culture occidentale ?

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Message Publié : 23 Mai 2008 21:26 
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Pardonnez cette bouffée lyrique. :P

***

L'honneur de l'Occident libéralisé est précisément de savoir s'auto-critiquer.

C'est une spécificité dans l'Histoire qui ne durera peut-être pas.


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