Afin d'éviter une digression dans un sujet où le débat n'aura sans doute pas lieu (
viewtopic.php?f=45&t=41497&start=15), je vous propose de revenir sur un fait connu outre-Rhin, à savoir la controverse Fischer (
Fischer Kontroverse), qui agita pendant plusieurs décennies la communauté historienne allemande, puis mondiale.
En effet, après la publication en 1961 de son ouvrage
Griff nach der Weltmacht. Die Kriegszielpolitik des kaiserlichen Deutschland 1914/18 - traduit en français par le très neutre
Les buts de guerre de l'Allemagne impériale 1914-1918 - s'ouvre une controverse qui agita les milieux historiens pendant plus de trente ans.
Fritz Fischer est le premier historien allemand à rompre avec la vision, pratiquement officielle - développée déjà par le régime impérial allemand en 1914 -, d'une Allemagne encerclée en Europe à la veille de 1914, obligée de tirer l'épée du fourreau pour se défendre contre des puissances étrangère vindicatives, qui menaçaient sont indépendance, jalouses de sa puissance.
Ayant été l'un des premiers historiens allemands à pouvoir travailler sur les archives de la chancellerie allemande, ainsi que celles de la
Wilhelmstraße (même si cette dernière n'apparait vraiment sous toute sa puissance qu'à partir de 1919), il parvient à démontrer que le gouvernement impérial préparait la guerre depuis le début de la décennie 1910. Selon lui, la visée hégémonique de l'empire de Guillaume II sur l'Europe et le monde ne faisait alors aucun doute.
A l'aide de l'analyse de documents officiels, il parvient à démontrer la responsabilité de l'Allemagne impériale dans le déclenchement de la
Grande guerre - au-delà du seul blanc-seing donné à Vienne au début du mois de juillet 1914, lorsque la crise n'en était qu'à son commencement.
Très mal accueillie en Allemagne, cette thèse eût un succès retentissant à l'étranger.
Enfin ! les Allemands quittaient leur plaidoyer bancal, contre-mesure à l'humiliant article 231 du traité de Versailles, mais aussi poursuite de la propagande du gouvernement impérial de 1914.
Seulement Fischer ne s'en est pas tenu là, puisqu'il pose également la question de la continuité (
Kontinuitätsproblem) entre les orientations de politique étrangère de l'Empire wilhelmien avec celles du IIIème Reich.
De la même manière, pour lui, les proximités entre les structures décisionnelles des deux régimes sont patentes. Il développe davantage ce point dans
Bündnis der Eliten. Zur Kontinuität der Machtstrukturen in Deutschland 1871-1945 (non traduit en français).
C'est au sujet de cette "voie particulière" qu'aurait suivie l'Allemagne - ou
sonderweg "négatif" - que la controverse va se cristalliser jusqu'à la fin des années 1980, débordant largement les frontières de la RFA (et de la RDA).
Pour la première fois un historien allemand - d'autres le suivront ensuite comme Kocka ou Feldman, entre autres - osait tracer un fil directeur puissant dans la politique allemande (extérieure et intérieure) menée entre 1871 et 1945.
Car par
Sonderweg, il faut désormais comprendre la vision négative de cette "voie particulière", qui concernait l'Allemagne et qui avait été initialement développée, dans une optique "positive" par certains penseurs allemands du XIXème siècle, au moment de la réalisation de son unité politique et territoriale.
Nation unie tardivement, l'Allemagne se (pré-)construit alors une identité positive, fondée sur la
Kultur et l'esprit, opposée à la "civilisation" occidentale, ne débouchant pour ces auteurs que sur le matérialisme. Dans le domaine politique, le modèle allemand serait fondé sur un gouvernement de la raison auquel est associée la bourgeoisie de savoir (
Bildungsbürgertum) et à la tradition de réforme par le haut, en opposition au modèle démocratique fondé sur la toute puissance du peuple produisant un gouvernement irrationnel.
Cette représentation "positive" du
Sonderweg est véhiculée par tous les historiens allemands de l'époque impériale, avec von Ranke en chef de file. Un von Sybel ou un Marcks se pensent comme les gardiens de la culture nationale et de la voie allemande. Ils y perçoivent ses origines dans la Réforme, voire dans la tradition impériale. Ces auteurs insistent sur la position géopolitique de l'Empire qui ferait de l'Allemagne, territoire de la
Mitteleuropa, un pont entre Orient et Occident. Pour ces historiens, la République de Weimar aurait été une réalité "plaquée" par l'Occident à l'Allemagne, extérieure aux traditions allemandes.
Après 1945, leurs héritiers réactivent la thèse du
Sonderweg pour motiver leur condamnation d'un régime, qui a ravagé l'Allemagne. Un Meinecke parlera de l'avènement d'Hitler comme d'une catastrophe, résultant d'une divergence (
Irrweg) à la voie allemande en ce qu'elle coïnciderait avec l'émergence des masses dans la vie politique. Cette interprétation fait donc porter à la République de Weimar la seule responsabilité du nazisme, afin de laver l'Allemagne, comme nation, du discrédit et de la honte.
A peu près dans les mêmes temporalités, d'autres auteurs forgent une vision opposée de la "voie allemande". Cette vision "négative" du
Sonderweg puise ses sources, essentiellement, dans l'école marxiste (même si certains auteurs libéraux la véhiculent également). Ainsi, Marx et Engels avaient bien raison lorsqu'ils accusèrent la bourgeoisie allemande d'avoir renoncé à "son rôle historique" après les mouvement révolutionnaires de 1848, laissant - et s'alliant le plus souvent - à l'aristocratie prussienne (les fameux junkers) le soin d'organiser l'unité allemande dans les années 1860, avec le chancelier Bismarck comme chef d'orchestre.
Les auteurs libéraux, sans tomber dans la dialectique marxiste, critiquaient le décalage entre un modernisation économique rapide de l'Allemagne et l'archaïsme de ses structures politiques. Selon eux, en Allemagne, à la différence des autres pays occidentaux, la mise en place d'une économie de marché et l'émergence de nouvelles catégories sociales ne se seraient pas accompagnées d'une libéralisation de la vie politique. L'échec de 1848 aurait ouvert la porte à une construction nationale autoritaire, sous l'hégémonie du militarisme prussien. Ils rejoignent ainsi leurs collègues marxistes en développement un
Sonderweg "négatif", dont l'issue se traduisait par le nazisme (sans être aussi systématiques que les marxistes).
Si des jalons sont bien présents au sein de la communauté historienne allemande, c'est bien Fritz Fischer - ancien professeur d'Histoire sous le IIIème Reich et membre de la NSDAP - qui a le mérite de faire éclater cette vision d'un
Sonderweg (pour le coup négatif), dans lequel Hitler ne serait qu'un fils éloigné de Bismarck, tant dans sa politique extérieure que dans sa politique intérieure.
Après lui, Kocka et Wehler iront encore plus loin - même si Fischer l'a également écrit - en expliquant que c'est dans les intérêts économiques et les considérations politiques intérieures que se trouvent les explications de l'impérialisme allemand.
Le
Kaiserreich (1871-1918) n'est plus perçu par ce courant historique que comme la matrice de l'autoritarisme allemand. Preuve à l'appui : le personnel politique, de justice, militaire, éducatif, etc., est pratiquement identique après 1918.
Dans les années 1980, d'autres auteurs (dont Nipperdey) battent en brèche cette théorie du
Sonderweg, incapable, selon eux, d'étudier le IIème Reich pour ce qu'il est et non pas seulement comme l'antichambre du nazisme. Contre l'approche téléologique des précédents, ils plaident pour une meilleure prise en compte des voies alternatives qui n'ont pas mené au nazisme et témoignent de la persistance d'une "bonne" tradition allemande. Et surtout, ils souhaitent ne pas balayer d'un revers de la main les rôles de certains acteurs, parfois très particuliers et délicats à "classer" sous des étiquettes globales - justement, un Bismarck ou un Hitler, entre autres, ces derniers n'étant pas que représentants et membres de leur classe sociale.
La controverse semble s'être dissipée, surtout dans le nouveau contexte lié à la réunification allemande, dans la décennie 1990.
Cela dit, ponctuellement, elle revient dans les débats comme à l'occasion du livre de Clark, en 2013, sur les causes de la Première Guerre mondiale,
Les somnambules : été 1914, comment l'Europe a marché vers la guerre, ou plus prosaïquement, dans nos échanges, ici-même.
Un signe pour nous prouver que le débat n'est jamais clos ?