Je découvre sur le tard ce sujet (et je comprends mieux certaines affirmations qui m'avaient fait bondir sur le sujet consacré au procès de Socrate), et rejette formellement la théorie selon laquelle ces procès sont des créations tardives, du moins pour Diagoras et Anaxagore que je connais mieux. Pour Protagoras, je ne sais pas trop, mais le procès est déjà plusieurs fois mentionné par Cicéron, donc bien avant Plutarque et Sextus Empiricus.
D'abord le silence de Thucydide n'est pas un argument : il n'a pas à faire un compte rendu de tous les procès privés d'Athènes, d'autant que celui d'Anaxagore est antérieur à la date à laquelle il commence son récit. Quant à Diagoras, chassé en 415, Thucydide aurait dû interrompre son récit de la campagne de Sicile pour introduire un micro-évènement concernant un métèque ! Pour rappel, même lorsqu'il évoque le procès autrement plus important pour la politique athénienne, celui de la parodie des Mystères légèrement postérieur à celui de Diagoras (et qui donc par la force des choses le rends encore plus anodin), et qui lui est un véritable séisme, il ne daigne même pas mentionner Andocide, qui en est pourtant un des principaux protagonistes, au cœur de l'affaire. En plus, Thucydide n'était pas présent à Athènes, alors les malheurs de Diagoras, il s'en moque un peu...
Ensuite, surtout, les sources contemporaines existent.
Pour Diagoras, la première source contemporaine est Aristophane, dans
Les Oiseaux, 1071sq :
"Coryphée : En ce jour plus que jamais on proclame: « Celui de vous qui tuera Diagoras le Mélien recevra un talent, celui qui tuera l’un des tyrans morts recevra un talent ». Nous voulons nous aussi publier de même : « Celui qui tuera Philocratès le Strouthien recevra un talent, celui qui l’amènera vivant en aura quatre, etc." La pièce a été jouée l'année même du procès ; le scholiaste nous apprend de son côté que la précision sur Philocrate (un oiseleur !
) est une parodie du décret frappant Diagoras : la récompense pour sa mort se montait à 1 talent, la récompense pour sa capture elle se montait à 2 talents; ici le chœur des oiseaux surenchérit encore.
La seconde est fournie par [Lysias],
Contre Andocide, 17 :
Voyez pourtant combien l’impiété d’Andocide surpasse celle de Diagoras de Mélos : celui-ci n’avait commis qu’un délit de parole contre les objets sacrés et les cérémonies d’une cité étrangères ; Andocide fut impie en acte et contre la religion de sa patrie. Ce discours est censé avoir été prononcé en 399, à l'occasion du procès où Andocide se défend dans son discours
Sur les Mystères. Certes, il n'est pas authentique, et semble répondre justement après coup au discours d'Andocide ; bref, un pamphlet d'assez mauvaise qualité (comme les Apologies de Socrate qui n'ont pas été prononcées, tout comme le
Contre Socrate de Polycrate, etc. Un énième "faux" discours judiciaire, mais qui s'adresse au même public que l'original et n'a de sens que dans un contexte politique précis). Tout porte à reconnaître dans le style et dans la matière un contemporain, bref, il date du début du IVe, 15/20 ans après la condamnation de Diagoras (date fournie par Diodore).
Courant iVe, un historien secondaire, Mélanthios d'Athènes, nous apprend dans son traité
Sur les Mystères que la proclamation des Athéniens a été gravée sur des tablettes de bronze (Scholie à Aristophane,
Oiseaux, 1072) et le décret lui-même aurait été collationné par un certain Craterus dans sa
Collection de décret (Scholie à Aristophane,
Grenouilles, 320).
La condamnation aussi bien que le motif sont confirmés par les contemporains, je ne vois vraiment aucune raison de la nier.
Pour Anaxagore, c'est plus délicat, c'est vrai. Les sources mentionnant une condamnation sont plus tardives, et plus contradictoires, mais bien moins récentes que ce qui a été avancé jusque là. Elle remontent au moins à la première moitié du IIIe av. (Timon, Satyros, Hieronymos, cités par Diogène et Sextus Empircus), voire au milieu du IVe si, comme il est probable, Diodore XII.39 s'inspire d'Ephore, lui-même disciple d'Isocrate et qui est sa source principale pour tout le passage, et en particulier du procès de Phidias qui précède immédiatement, dans un contexte analogue d'hostilité à Périclès.
Mais le principal argument réside justement dans l'allusion à Anaxagore que Platon met dans la bouche de Mélétos, et qui sert paradoxalement d'argument à Jean R. pour nier la réalité du procès. Or, je pense qu'on est tous d'accord pour convenir que Socrate (et la majeure partie de ses disciples) effectivement ne s'est jamais trop occupé de physique, contrairement à Anaxagore. Du coup, l'amalgame osé que tente d'opérer l'accusation ne prend son sens que dans l'hypothèse d'un précédent illustré par Anaxagore, si célèbre qu'il n'a besoin ni de rappeler son nom ni le résultat, sous-entendu dans tout le passage; d'où aussi la riposte immédiate de Socrate qui dément violemment, en gros, ne mélangez pas les torchons et les serviettes, je n'ai rien à voir du tout avec lui. Pour Mélétos, il s'agit d'établir un parallèle évident avec un ancien condamné à mort pour les raisons mêmes qui font comparaître Socrate. Pour Socrate, au contraire, il s'agit de rétablir immédiatement la distance entre ce cas et le sien : je ne mérite pas son sort car son crime n'est pas le mien. Si ce précédent n'existait pas, l'attaque grossière de Mélétos ne s'expliquerait pas, à mes yeux. Que le Mélétos d'origine ait eu ou non ce genre d'arguments, peu importe : pour Platon, l'attaque parait
vraisemblable, donc le procès d'Anaxagore est déjà célèbre pour les auditeurs au début du IVe.