J'ai survolé le livre et la table des matières a grandement facilité ma tâche : le chapitre 1 du livre III s'intitule : "Le service dans la cavalerie constitue-t-il une liturgie ?" - preuve que notre débat était fondé. Je cite un long passage et j'explique après ce que je retire de la rapide lecture du chapitre :
"Quelle liturgie acquitte le citoyen athénien qui sert dans la cavalerie? L'Athénien qui est enrôlé par l'hipparque est tenu d'entretenir un cheval à ses frais et de servir lui-même comme cavalier ; il est donc soumis à une double prestation : l'une qui porte sur la fortune, l'autre qui porte sur la personne ; lètourgei krèmasi kai somati. C'est dans des termes à peu près équivalents qu'était rédigée la loi sur le recrutement de la cavalerie. Il est évident, dit Xénophon, qu'il faut, conformément à la loi, enrôler dans la cavalerie ceux qui sont les plus riches et les plus robustes. Peut-être Xénophon cite-t-il textuellement quelques-uns des termes de la loi. Ces paroles ne laissent aucun doute sur le caractère de l'institution ; la cavalerie est une prestation militaire, qui atteint à la fois la personne et les biens. Nous avons ici encore une analogie directe entre la cavalerie et la triérarchie, analogie naturelle si l'on admet que ces deux services ont été organisés par le même homme (Solon, note de Phormion) et que tous les deux ont le même objet, la défense militaire du pays.
Mais les nécesités , qui pèsent sur les deux services , ne sont pas les mêmes : le triérarque n'est tenu d'équiper un vaisseau qu'en cas de guerre ; dans Athènes , tout le monde est marin : on a vite recruté un équipage. Il faut, au contraire, beaucoup de temps pour former un cavalier ; cette nécessité d'une longue instruction a établi de tout temps entre la cavalerie et la triérarchie, des différences graves. De plus, la cavalerie, dans Athènes, n'est pas exclusivement une arme militaire ; le cavalier athénien n'a pas seulement un service actif en temps de guerre , un service d'instruction en temps de paix ; il a aussi un service qui concerne les fêtes religieuses ; il figure dans le cortège des processions ; plus tard même il prendra part à ces concours qui sont une partie importante des fêtes. A mesure que l'esprit militaire diminue chez les Athéniens (le cliché de la crise de la cité et de l'abandon des ambitions militaires d'Athènes, typique du XIXe-début XXe, note de Phormion), cette partie du service , qui est imposée à la cavalerie, devient chaque jour plus importante ; la cavalerie prend une part chaque jour plus grande aux fêtes, aux processions, aux concours, aux parades sur la place publique. Ainsi deux causes différentes, l'une inhérente à la nature de l'arme, aux nécessités du service, l'autre produite par l'état social du pays, ont contribué à faire de la cavalerie une liturgie d'un genre tout particulier ; par certain côtés , elle est une liturgie militaire, elle se rattache à la triérarchie; par d'autres, elle se rapprocherait plutôt des liturgies purement agonistiques comme la chorégie, la gymnasiarchie ; enfin certains caractères qu'elle présente sont tels qu'on hésite à voir véritablement là une liturgie. On comprend donc que sur ce point les avis aient pu être très différents, que des savants se soient trouvés d'une opinion tout à fait opposée sur la question de savoir quel était véritablement le caractère de la cavalerie, si elle était ou non une liturgie." (MARTIN, P. 300-301).
Martin trouve deux "visages" au service dans la cavalerie :
- l'aspect purement militaire, que nous connaissons bien, et que Martin assimile aux liturgies militaires,
- l'aspect religieux, car le cavalier participait aux processions à l'occasion des Panathénées par exemple. Il semble qu'en étant enrôlé dans la cavalerie, le cavalier devait se préparer à parader dans la cité à diverses occasions, ce qui incite Martin à rapprocher ce service des liturgies religieuses, car le cavalier devait alors arborer des vêtements somptueux, ce qui implique une dépense importante. D'après Martin, des récompenses pouvaient être décernées aux plus beaux cavaliers.
L'existence de ces processions a été soutenue par K. Hermann, dans
De equitibus Atticis (les titres d'études en latin, ça sent bon le XIXe siècle
). Il se base sur le
Contre Léocrate de Lycurgue, où l'orateur réunit la chorégie et l'hippotrophie, pour les considérer comme des liturgies ne servant qu'à amuser le peuple :
"En effet, parce qu’un homme a nourri des chevaux, ou contribué à la magnificence de spectacles, ou fait telle autre dépense de ce genre, assurément il n’a pas droit d’obtenir de vous une pareille faveur, c’est lui seul que l’on couronne pour cela, mais il n’est utile d’ailleurs à personne. Il en est tout autrement de celui qui a fourni des galères richement équipées, qui a fait élever des murailles pour la défense de la pairie, ou qui a contribué de ses deniers au salut commun" (Lycurg., Contre léocrate, 139). Si Lycurgue avait voulu parler de l'aspect militaire de la cavalerie, il ne l'aurait pas opposée à la triérarchie et à la construction de murailles.
De son côté, M. Thumser (
De civium Atheniensium muneribus), reprend les idées d'Hermann et a montré que le terme hippotrophia pouvait désigner les concours réservés aux cavaliers, aux Panathénées et aux Théséia notamment.
Un certain Bake (
Mnemosyne, VIII (1859)), réfute l'idée que le service dans la cavalerie ait pu constituer une liturgie, en utilisant les mêmes arguments que Thersite, c'est-à-dire en citant l'exemple d'Alcibiade le jeune, qui est poursuivi pour avoir déserté la phalange hoplitique, et l'exemple de Mantithéos, qui passe comme bon lui semble de la cavalerie à la phalange.
A 150 ans d'écart, nous en étions donc rendus exactement au même point =) Martin me semble trancher admirablement la question, en concluant de la sorte :
"Ce qui a contribué à embrouiller la question, c'est que le mot employé pour désigner l'entretien des chevaux en vue des concours est le même qui sert pour désigner l'obligation à laquelle est soumis le cavalier d'avoir à entretenir un cheval pour le service de la Cité. [...] En effet, le riche Athénien qui élève à grands frais des chevaux de course pour obtenir la victoire à Olympie, à Delphes ou dans Athènes même, est appelé hippotrophos, comme le citoyen, qui est enrôlé par l'hipparque et qui est tenu d'entretenir à ses frais un cheval pour servir dans la cavalerie. Le premier de ces deux sens se trouve dans le passage où Platon célèbre la gloire et la richesse de la maison de Lysis (Lysis, p.204), ainsi que dans Thucydide (VI, 12, 2) et Isocrate (XVI, 33)..." (MARTIN, P. 302).
Ce qui ressort des deux passages du livre que j'ai cités, c'est que pour Martin, les concours hippiques sont bien des liturgies (sont-elles exclusivement confiées aux cavaliers enrôlés dans l'armée ? on dirait que oui, selon Martin, mais je n'ai pas réussi à trancher, pourtant cela pourrait tout changer), mais l'aspect militaire constitue également une liturgie, dans la mesure où pour Martin (comme pour moi précédemment),
le cavalier nourrit le cheval à ses frais. Tu pourrais donc lui objecter exactement les mêmes arguments que ceux que tu as avancés un peu plus haut. Et nous retournerions à la case départ (quoi que la date du livre de Martin suffirait à discréditer son avis aux yeux de 95% des historiens de l'Antiquité).