Thersite a écrit :
Mais d'un autre côté, toutes les autres liturgies (la triérarchie, les chorégies, gymniasarchie, etc.) impliquent uniquement des dépenses, elles ruinent le responsable.
J'espère que les intervenants m'excuseront, mais je vais m'éloigner pendant quelques lignes du sujet premier (le cheval) pour revenir sur cette phrase, car c'est un sujet qui m'intéresse de près.
Je travaille actuellement sur l'anthropologie du don, appliquée à la Grèce antique (de l'anthropologie historique en somme). J'essaye de définir l'ensemble des retombées positives dont pouvait bénéficier un riche athénien après avoir effectué une dépense publique, qu'elle soit initialement imposée ou volontaire (les liturgies entrent donc dans mon champ de recherche). N'ayant pas une simple approche
économique des choses, je m'oppose assez vivement à ton propos.
Je suis entièrement d'accord avec ta description de la vie d'un cavalier lambda, il est certain que la guerre et l'entretien d'un cheval peuvent être sources de richesse (et la cavalerie étant moins exposée que l'infanterie, c'est aussi une source de longévité !). Mais je crois que l'exercice des liturgies est également source de richesse, d'une "autre" richesse, non pas économique mais sociale.
Deux remarques préalables : 1) les Anciens n'avaient pas le "sens" économique de nos contemporains, et faisaient parfois des choix qui nous sembleraient aujourd'hui aberrants, en se ruinant pour la gloire et le salut de leur cité ; et 2) il ne faut pas croire que l'administration athénienne ressemblait à celle de nos sociétés modernes : imposer une charge à un athénien était très compliqué.
- Nous avons la preuve qu'il existait des listes de triérarques, à partir desquelles on convoquait les riches athéniens astreints à cette liturgie. Il semble
qu'il n'existait pas de listes pour les autres liturgies (Davies,
Wealth and the power... :
"lists of trierarchs certainly existed and were continuously kept up to date by the generals. In contrast, no such lists were kept of those liable to agonistic liturgies.").
L'archonte choisissait apparemment les chorèges et les gymnasiarques chaque année, mais cela devait se faire dans le "bazar" le plus total, et certains historiens pensent qu'une partie de ces liturges se proposaient
volontairement avant les fêtes (c'est le cas de Davies). La machine fonctionne donc chaque année grâce aux bonnes volontés, et je pense que sans ça, il aurait été impossible de réunir assez de liturges.
- Il existe de nombreuses mentions de liturges "volontaires". On ne se battait certes pas pour "voler" la liturgie d'un autre, mais les volontaires se proposaient avant chaque nomination, ce qui réduisait le nombre de liturges à convoquer. Par exemple, Démosthène est triérarque volontaire (avec d'autres) en 358/7 (Dém., XVIII, 99) ; il est également chorège volontaire (Dém., XXI, 13) ; un client de Lysias affirme s'être présenté comme liturge volontaire (Lys., XVI, 17)...
- Il existe des exemples encore plus nombreux d'individus
surenchérissant sur leur liturgie, dépensant des sommes exorbitantes, bien supérieures à ce que la cité attend d'eux. L'exemple le plus frappant est celui d'un anonyme client de Lysias, qui peut dépenser, pour deux chorégies similaires et à un an d'intervalle, 2000 et 5000 drachmes (il gagne le concours dans les deux cas) : le rapport est du simple au double ! (Lys., XXI, 1-5).
- J'essaye actuellement de montrer (le travail est en cours) qu'il existe des liens chronologiques entre les dépenses publiques et les étapes d'une carrière politique de certains individus : il semble par exemple que Démosthène se serve de ses dépenses publiques (y compris des liturgies) pour prouver son dévouement total à la cité, et ainsi accéder aux plus hautes charges électives (quand on est un habile politicien, il est possible de récupérer l'argent dépensé pour la cité au cours de l'exercice d'une charge publique, Démosthène et Eschine l'ont montré).
- Alors certes, les liturgies étaient coûteuses, voir ruineuses, mais il ne faut pas oublier que la société grecque condamnait la thésaurisation (l'apparition des banques au IVe siècle constitue pour cette raison un bouleversement majeur en Grèce ancienne), que pour Aristote un riche ne se définit pas par rapport à ce qu'il possède, mais par rapport à la manière dont il dépense sa fortune ; je crois qu'il apparaissait "normal" pour un riche athénien de dépenser sa fortune (dans la limite du raisonnable) au service de sa cité. Le corpus des orateurs attiques est plein d'individus ayant (prétendument ou véritablement, cela reste l'idéal de la société) choisi de se comporter de la sorte.
- Dernier point, on croit souvent que la liturgie était mal acceptée par les riches athéniens, car terriblement contraignante. Pour dire cela, on se base avant tout sur Xénophon (et Isocrate dans une moindre mesure) qui critique énormément les dépenses imposées par la cité d'Athènes à ses citoyens. Il ne faut pas oublier que Xénophon (comme Isocrate d'ailleurs) se situe complètement à contre-courant de la pensée dominante à Athènes au IVe siècle : on ne peut donc pas tirer de son discours une vérité générale sur les liturgies (et Vincent Azoulay l'a bien montré, dans
Xénophon et les grâces du pouvoir, de la charis au charisme).
Peut-être me suis-je un peu perdu en route, j'essaye simplement de dire que l'exercice des liturgies apportait le prestige et l'honneur au riche athénien qui les exerçait, et que ces retombées étaient généralement préférées à la conservation du patrimoine financier. A ce titre, je n'éloigne pas autant que toi l'hippotrophia des autres liturgies athéniennes. Je les réunis même
Pour finir au sujet d'Alcibiade, je croyais qu'il avait été accusé de se glisser parmi les cavaliers avant un combat pour ne pas s'exposer au danger que connaît l'infanterie. Si je ne me trompe pas, il ne devait pas chercher ici les 365 jours de solde, n'étant même pas inscrit parmi les membres de la cavalerie.