C'est l'avantage du forum par rapport à un "tchat" : il n'y a aucune contrainte de temps, donc inutile de t'excuser. Il est même souvent souhaitable de prendre son temps, pour laisser les idées mûrir et se mettre en place (mais j'ai un peu de mal à ce niveau, préférant par facilité les réactions à chaud, quitte à amender ma copie plus tard
)
Je crois comprendre ce que tu veux dire : en désacralisant la personne divine, en rabaissant les dieux à l'état de héros et de rois mortels simplement honorés par les hommes, les pères de l'Eglise ont en quelque sorte coupé l'herbe sous les pieds des fanatiques qui auraient souhaités détruire toute trace des "idoles" ; si ce ne sont que des hommes, il n'y a plus de péril, et même d'une certaine manière, leur mémoire doit être entretenue car ce furent de grands hommes, de grands souverains, un peu comme des Minos ou Sémiramis.
Mais dans cette optique, ce n'est pas Evhémère qu'il faut observer, mais l'évolution de l'évhémérisme chrétien à l'époque médiévale, car sous l'Antiquité d'une part les chrétiens n'ont pas la puissance démographique suffisante pour étouffer les autres, d'autre part les prélats sont loin d'avoir la main-mise sur la culture, y compris aux V-VIe. Donc il y a peut-être quelque chose à creuser du côté du Moyen-Age. Peut-être plutôt poster cette problématique du côté de l'Histoire des Idées ou de l'Histoire des Religions (où existe déjà un ou deux sujets consacrés à l'évhémérisme, je ne sais pas si ce thème est déjà abordé).
La problématique d'Evhémère est tout de même très différente :
- d'abord, on l'oublie trop souvent, il écrit pour divertir ses lecteurs. Ces utopies basées sur des voyages imaginaires ont vraiment la cote à cette époque, et une des règles du genre est de soigner la mise en scène "réaliste". Un érudit un peu couillon sur les bords comme Diodore par exemple n'y a vu que du feu, convaincu que l'île de Panchée, ses peuples, ses villes et la fameuse "inscription sacrée" décrite par Evhémère existent réellement, au large de l'Arabie Heureuse ! Il s'inscrit vraiment dans un courant littéraire très fécond à cette époque (son exact contemporain Antoine Diogène par exemple fait voyager ses héros, un peu philosophes sur les bords, au septentrion parmi les terres nouvellement découvertes par Pythéas ; ou Jamboulos, qui voyage au sud cette fois, etc on peut même ajouter Platon avec son Atlantide, encore une île utopique aux confins de l'univers, à l'occident; la seule différence est qu'il introduit une distance temporelle supplémentaire par rapport aux suivants qui s'intègrent sur la scène contemporaine, en profitant de toute les connaissances nouvellement acquises sur les limites de œkoumène). L'originalité, le coup de maître pour ainsi dire, d'Evhémère, est qu'il se met en scène personnellement, et présente sa fiction comme une aventure vécue, un témoignage.
- ensuite, il s'agit d'un courtisan de Cassandre. En faisant des dieux des hommes, il ne vise pas tant à rabaisser Zeus qu'à élever son prince : à l'instar d'Alexandre et dans le plus grande tradition orientale, les Diadoques caressent l'ambition de se faire diviniser. Si les dieux ne sont que des hommes, alors les hommes peuvent être dieux. Il s'agit donc de préparer les esprits des greco-macédoniens à une éventuelle future apothéose de Cassandre.
Au delà de ces buts, il est vrai toutefois qu'il s'inspire aussi de sa formation philosophique, entre autres de certaines sectes cyrénaïques qui ont développés pendant tout le IVe des systèmes athées ; il est loin d'être seul à cette date, en particulier du côté des pythagoriciens, d'où son succès en Occident porté par Ennius. Mais c'est un aspect que je n'ai pas beaucoup creusé (l'histoire de l'athéisme m'intéresse peu, mais j'affectionne d'étudier les mythes sur le temps long, leur évolution au gré des siècles et du contexte).
De même, il s'inscrit dans cette vague de rationalisation des mythes qui fleurira surtout à l'époque hellénistique ; simplement, il accentue le processus, va plus loin que les autres en s'en prenant aux dieux eux-mêmes, et non simplement aux mythes.
Par rapport à la viabilité des sources chrétiennes le concernant : une de nos sources de très loin les plus disserte, qui en cite textuellement de longs passages, est Lactance, donc fin IIIe-début IVe. C'est le seul dont on soit sûr qu'il ait lu ce qu'il prenait pour Evhémère. Or il ne s'agit pas du roman d'Evhémère, mais d'un abrégé en prose de la traduction latin en vers d'Ennius. Rien que pour lui, il y a donc eu au moins deux intermédiaires, qui ont pu modifier sensiblement le texte, traduit, versifié, et enfin abrégé, surtout qu'Ennius, pythagoricien, a pu aussi y intégrer ses propres opinions, ou développer davantage celles-ci.
Et les autres ? Aucun n'est capable de citer un seul passage d'Evhémère ou même d'Ennius. Ils se contentent de vagues allusions, écho de lectures pas forcément profanes (dans le désordre, Arnobe, Augustin (qui semble le connaître surtout par l'intermédiaire de Cicéron, ou d'un grammairien commentateur de Cicéron), Clément d'Alexandrie, Eusèbe qui ne le connait que par Diodore et Callimaque, ou Théophile d'Antioche). Ceci dit, globalement, les auteurs chrétiens antiques ne l'ont pas tant que ça utilisé: ils sont tout de même peu nombreux, et très peu dissert en dehors de Lactance.
Encore une fois, je suppose qu'il faut chercher dans les siècles suivant des auteurs chrétiens qui s'appuient vraiment sur lui; mais je n'y connais rien. Dans tous les cas, ils ne disposaient d'or et déjà de plus aucune matière directe, apparemment aucun auteur postérieur au VIe ne transmet quelque chose de nouveau, en dehors d'Eustathe mais qui compile des gloses antérieures. Evhémère est plus un fantasme qu'autre chose...