Disons que j'ai vaguement l'impression que "sibylle" était originellement un nom commun, rare ; étymologiquement, les anciens lui ont donné deux origines : dans l'une, avancée par Diodore (IV.66), l'origine est phocidienne, du verbe
sibyllainein, "être inspiré". On remarquera que le rapport peut être inversé, le verbe a pu être créé à partir du nom, et vice-versa.
Mais une autre tradition, plus courante, existe. Selon elle, Sibylle provient de
sios (
theos, dieu en éolien) et
boulê, la volonté des dieux, autrement dit "celle qui exprime la volonté du dieu". Si c'est le cas, cette origine serait éolienne. C'est à elle que songe Plutarque (
Pyth.Orac.14), et qui est développé par Isidore de Séville, VIII.8.1.
Lactance, suivant Varron, donne les deux sans trancher (
Institutions divines, I.6) :
ou du nom de celle qui prophétisait à Delphes, ou plutôt parce qu'elles passaient pour être les interprètes des volontés divines, le nom de sibylle étant composé de deux mots qui signifient, en langue éolienne, les desseins des dieux. Dans tous les cas, il s'agit d'un surnom, donné à un nombre limité de prophétesses exceptionnelles, caractérisée par le fait qu'elles sont inspirées, c'est à dire prophétisent dans un état de délire, de fureur, avec de la bave, des cris et tout le tsoin-tsoin. Mais toutes celles qui entrent dans cette catégories ne portent pas forcément ce titre...
Un des problème est que je ne trouve pas de mention d'une sibylle avant la fin du VIe, avec Héraclite (et encore, je me demande s'il ne faut pas lire Héraclide, du Pont, qui a traité du sujet au IVe), sinon dans la première moitié du Ve avec Xanthos de Lydie (pas sûr non plus). Et dès le Ve, la Sibylle n'est pas un substantif, mais un surnom, un surnom, un nom propre, LA Sibylle, attaché à quelques très rares prophètes (une seule à l'origine, peu à peu enrichie de quelques rares élues). La liste va se fixer peu à peu, se complétant au fur et à mesure à l'époque hellénistique, quand les chronographes tentent d'établir des concordances et d'assimiler d'autres mythes, asiatiques en particulier (Sibylle Perse, Sibylle libyenne, Sibylle babylonienne, Sibylle juive, etc.). Ainsi, si effectivement, Varron dresse la liste "canonique" des 10 Sibylles, Elien,
Histoires Diverses, XII.35 connait encore des listes de 4, et celle de Delphes n'est pas dans le lot.
J'ai trouvé trois versions sur la Sibylle qui a officié un temps à Delphes.
D'abord Diodore, IV.66 : selon lui, elle se nommait Daphné, et était la fille du devin béotien Tirésias, antérieur donc d'une génération à la guerre de Troie.
Ensuite, Pausanias, X.12.1sq. : elle se nomme Hérophile, originaire d'Asie mineure. C'est de loin la plus célèbre, la fameuse Sibylle d'Erythée, celle que les Grecs connaissent, antérieure d'une génération à la guerre de Troie.
Clément d'Alexandrie, de son côté la nomme Phémonoé, fille de Lamia, sur le rapport d'Héraclite du Pont. Elle est phrygienne, antérieure de 27 ans à Orphée donc très antérieure à la guerre de Troie. Pausanias et Plutarque la signalent sans la nommer.
Plutarque n'est pas clair, j'ignore s'il se réfère à Hérophile (qu'il nomme pas ailleurs) ou à Phémonoé ; apparemment, il songe plutôt plutôt à cette dernière...
Dans tous les cas, la Pythie n'est pas une Sibylle, et la Sibylle n'est pas une Pythie. Cicéron définit bien leur différence :
De la divination, I.36 :
Car la Pythie de Delphes puisait ses inspirations dans une force souterraine, et la Sibylle en elle-même. C'est particulièrement net dans le cas de Delphes justement : la Pythie prophétise du haut de son trépied au sein du sanctuaire, sous terre ; il ne peut en être autrement (sauf si Alexandre s'en mêle et escroque le clergé ; mais dans ce cas, il ne peut se prévaloir d'un oracle, uniquement d'un signe). Alors que la Sibylle, même à Delphes, donnait ses oracles en surface, où elle voulait mais de préférence sur ce fameux rocher (Pausanias, X.12.1:
Au-dessus de ce portique il y a une grosse roche, où l'on lit qu'Hérophile avait accoutumé de s'asseoir pour rendre ses oracles. Cette Hérophile fut surnommée la Sibylle etc.). Il n'y a donc même à Delphes aucune assimilation des deux modes de divination, des deux titres, mais dédoublement de la fonction prophétique, dédoublement souligné géographiquement.
Je ne pense donc pas, chronologiquement, que la pythie soit le résultat d'une institutionnalisation d'une antique sibylle, mais qu'au contraire, anachroniquement, la Sibylle a été rapprochée du sanctuaire avec qui elle partageait des points communs (délire prophétique, lien avec Apollon) ; la tentation était grande d'accorder une place à Delphes dans les pérégrinations de cette célèbre collègue ! Mais il n'y a jamais assimilation.
Je me demande même s'il n'y a pas une certaine méfiance du clergé de Delphes, et une certaine volonté de préserver cette différence. Je renvoie au traité plutarquien
Sur les délais de la justice divine. Il semble accorder un rôle oraculaire à la Sibylle (associée à la lune, par interprétation de ses propres vers) à Delphes même, conjointement mais indépendamment d'Apollon. J'avoue que ce traité me laisse un peu pantois, je ne sais pas trop comment interpréter l'étape delphique dans la fable de Thespésios... Très bizarre ce passage, où les conceptions delphiques se heurtent aux conceptions orphiques, avec la Sibylle de Delphes au milieu, le cul entre deux chaises... Comprends rien de rien...
Enfin bref, Wedja, sur ce point, ta prof a tort.