Comme souvent, vous appliquez de manière anachronique des concepts occidentaux issus de la modernité à une réalité ancienne. Vous avez le droit, vous, au XXe siècle, de faire une distinction entre art grec et artisanat grec - même si je me demande bien sur quels critères objectif vous pouvez vous baser. Mais prouvez-moi qu'il existe, dans les sources romaines ou grecques, une distinction nettement faite entre art et artisanat.
Les arts plastiques (je ne parle pas de la littérature) demeurent des activités manuelles, moins bien considérées que les activités intellectuelles, liées au langage, au logos. Les producteurs d’œuvres d'art en Grèce sont souvent des étrangers à la cité, des esclaves ou des affranchis. Idem à Rome pour les deux dernières catégories sociales.
Vous ne verrez pas prendre le maillet ou le pinceau quelqu'un qui peut se consacrer à des activités plus nobles, comme la politique ou la gestion de terres.
Par ailleurs - on le perd souvent de vue en voyant des œuvres exposées dans les musées - les œuvres ont la plupart du temps un caractère fonctionnel : les statues de divinité, notamment, ne sont pas de purs objets de délectation, elles prennent place dans des temples, sont objets de culte.
Cela n'implique pas qu'il n'y a pas des œuvres qui valent très cher et qui soient appréciées, de même que leur fabricant (Cicéron nous en donne des exemples savoureux) ; les signatures, qui se multiplient en Grèce à partir du VIIe siècle, il y en a peu, par contre, à Rome. Cela n'implique pas non plus, comme je le disais plus haut, qu'il n'y a pas des discussions, souvent philosophiques, sur la nature des productions et leurs caractère. Mais il n'existe pas - à ma connaissance, du moins, mais j'attends que vous avanciez des faits sourcés pour le démentir ! -dans les langues classiques, et dans la pensée classique, de distinction nette entre art et artisanat.
Je ne relève pas vos conceptions sur les corporations - dire qu'une personne travaillant dans une corporation ne peut être libre est juste un non-sens ; ou alors il faut considérer qu'aucun sculpteur, aucun peintre, aucun architecte du Moyen-Âge ou de la Renaissance ait pu avoir une liberté artistique.
Petit bout de Nathalie Heinich (
Être artiste, 1996, p. 11-12) pour finir :
Citer :
Parce que la force des valeurs va de pair avec leur universalité, le sens commun tend à considérer spontanément que l'art est une réalité non seulement omniprésente dans toutes les cultures, mais aussi intemporelles, ou du moins très ancienne.
[...]
[Ce serait] sans doute faire preuve d'anachronisme, voire d'ethnocentrisme, que de projeter, sur ces traces d'action que sont les objets d'art primitifs, nos représentations actuelles concernant leurs auteurs. Une peinture ou une sculpture n'est pas forcément une œuvre d'art dans l'esprit de ses contemporains ; encore moins son auteur est-il forcément un artiste.
Cette nécessaire dissociation entre la figuration plastique et l'art, d'une part, et entre le statut ds oeuvres et celui des personnes, d'autre part, s'impose d'autant plus aujourd'hui que l'histoire de l'Antiquité et du Moyen Âge a pu établir avec certitude la quasi-absence, ou du moins le statut très marginal, d'un statut d'"artiste" au sens moderne, antérieurement à la Renaissance. Certes, il existe dans l'Antiquité latin quelques anecdotes rapportées par Pline dans son Histoire naturelle, qui font état de la considération exceptionnelle dont bénéficièrent certains artistes grecs et romain ; mais d'une part, elles ne concernent que quelques individus, célèbres justement par leur singularité, donc nullement représentatifs de leur profession ; d'autre part, les marques d'extrême considération dont ells témoignent s'appliquent aux objets produits plus qu'à leurs producteurs eux-mêmes, généralement considérés comme de statut inférieur à leurs oeuvres ; enfin, elles indiquent que ce qui était célébré dans leur talent - notamment l'habileté technique du trompe l'oeil - était bien loin, sinon même à l'opposé, des facultés créatrices que nous attendons aujourd'hui des artistes - au premier rang desquelles figurent l'originalité et la personnalité de l'expression.