Rigoumont a écrit :
les éléphants semblent déployés sur tout le front punique, ils ne sont donc pas là pour contrer la cavalerie ennemie. Il me semble logique, dès lors, de considérer qu'il doivent "ramolir" les légions/alliés...?
C’est bien leur tâche principale, mais pas la seule me semble-t-il, justement parce qu’ils occupent toute la largeur du front, infanterie et cavalerie. Or les cris, l’aspect et surtout l’odeur des éléphants a le don de faire paniquer les chevaux. Par conséquent, étendre la ligne d’éléphants devant le front de la cavalerie protège cette dernière de la cavalerie adverse, supérieure en nombre (mais en quelle proportion ?) et en qualité. Par comparaison, en 255, Xanthippe ne place ses 80 éléphants que devant l’infanterie laissant le champs libre devant la cavalerie pour ne pas gêner ses troupes équestres. A Zama, Hannibal dispose de plus de 80 éléphants, soit une des plus grandes concentrations de l’histoire carthaginoise. Il en a donc suffisamment pour leur confier les deux rôles. Si comme on le propose souvent, Hannibal avait vraiment eu l’intention de sacrifier sa cavalerie dès le départ, il ne l’aurait pas ainsi protégée. Ses ailes s’effondrent certes rapidement, mais du fait de la panique imprévue des éléphants, qui loin de maintenir à distance les cavaliers ennemis, vont semer le désordre dans ses propres rangs, désordre habilement mis à profit par Maharbal puis Laelius qui à ce moment seulement rompent le front punique et se lancent dans la poursuite.
Rigoumont a écrit :
la manoeuvre-Brizzi envisage que les vétérans puniques attendent en réserve alors que les mercenaires et les "citoyens" viennent se replacer sur les ailes. Il ferait donc manœuvrer les troupes les moins disciplinées et expérimentées...?
Voir les débats plus haut : cette manœuvre est contredite à mon sens à la fois par les textes et par la logique : on fait manœuvrer les vétérans, pas la bleusaille, et surtout, on ne manœuvre pas une troupe déjà engagée de front, et brisée qui plus est : ce serait aux réserves de jouer ce rôle (en l’occurrence, les vétérans du Bruttium).
Rigoumont a écrit :
Or les vétérans puniques sont souvent donnés à 15000 et il doit bien rester quelques milliers d'hommes des premières lignes (même si on n'en retient qu'1/4, ça fait encore 5000...). Donc Hannibal serait bien en mesure d'envelopper les légions sans le retour des cavaliers...?
Les premières lignes sont hors de combats, et le front de l’infanterie lourde punique, en phalange dont au coude à coude, sera plus étroit que celui des Romains, en manipules, même à nombre identique. Les vétérans d’Hannibal sont très loin du front : quand ils arrivent au contact, la bataille est déjà perdue, et ils refusent de recueillir leurs compagnons, donc ces derniers n’ont pas non plus le loisir de se rallier. Et il ne faut pas oublier les vélites et les 6000 fantassins Numides : ils combattent aussi… Appien va jusqu'à leur attribuer un peu plus de pertes aux hommes de Massinissa qu'aux Romains (2500 pour leur part).
Rigoumont a écrit :
toutefois, dans ce dernier calcul (inspiré de Brizzi), les carthaginois n'ont pas de "légers"... ou alors ils sont comptés dans les 11000 mercenaires de la première ligne...?
Effectivement, les quelques troupes légères dont disposait Hannibal (frondeurs baléares et javeliniers maures) ont été laissés en soutien à la première ligne de mercenaires Celtes et Ligures. Leur rôle est de soutenir et protéger les éléphants et de profiter de leur mobilité pour enfoncer les lignes romaines mis à mal par les pachydermes… en théorie.
Rigoumont a écrit :
enfin (pour le moment), Hannibal tente de négocier avant le combat - cela ne marche pas... mais il accepte la bataille (il décide même de la déclencher). Ferait-il cela sans un véritable plan ayant, à ses yeux, une chance de réussir?
Lorsque s’engage la bataille de Zama, Carthage a déjà perdu la guerre. Les Puniques ont perdu l’Espagne, ont été chassés de l’Italie et des îles, et ne possèdent plus qu’une seule et malheureuse armée, sans alliés depuis que Massinissa a récupéré le royaume de Syphax.
Ce qui se joue dans la bataille, c’est les conditions de la paix. Les Romains (Scipion) refusent les négociations : ils veulent que Carthage se soumettent et accepte les conditions imposées par le vainqueur, qu’elle se remette à la foi des Romains. D’où les échecs des négociations.
Hannibal a tout à fait conscience de son infériorité militaire : une armée de bric et de broc, principalement composée de recrues sans la moindre expérience, et de mercenaires à la foi aussi chancelante que les finances de la cité. Il sait donc que les chances de l’emporter sont maigres, face à l’armée romaine bien armée, bien commandée, et composée des excellents vétérans d’Espagne complétés par les vétérans de Cannes, qui sont sous les drapeaux depuis plus de 14 ans ! C’est bien la raison pour laquelle il s’efforce de négocier plutôt que d’engager la bataille, tant qu’il dispose encore d’une armée nombreuse à défaut d’être redoutable, tant qu’il dispose finalement d’une force de négociation.
Mais l’entêtement de Scipion le pousse à risquer le coup : qu’il soit vainqueur ou vaincu, les exigences romaines ne seront pas beaucoup pire (Carthage doit renoncer à l’Espagne et aux îles, rendre les prisonniers sans rançon et les transfuges, livrer la flotte, payer 5000 talents, et fournir des otages).
S’il bat Scipion, il aura les moyens de négocier en position de force face aux Romains vaincu et isolés en Afrique, et d’arracher une « paix des braves » pas trop néfaste pour sa cité, d’autant que Rome souffre de luttes d’influences entre Scipion et Fabius, l’abaissement de Scipion ne pouvant que satisfaire le vieux roublard, et Scipion vaincu pourrait signer la paix, afin que la gloire d’avoir mis fin à la guerre lui revienne malgré tout, et non à son concurrent . Et si Hannibal perd, ben il ne restera qu’à accepter les conditions romaines (ce qui arrivera, les conditions de la paix n’étant pas beaucoup plus lourde après la bataille qu’avant).
Autant il était sensé de négocier sans livrer bataille auparavant, autant il est sensé devant la nouvelle conjoncture de risquer l’ultime affrontement. Mais encore une fois, vainqueur ou vaincu, la guerre est perdue, mais il reste la possibilité de gagner la paix. Ce qui explique l’acharnement d’Hannibal à poursuivre une bataille qui a très vite tournée au désastre punique, acharnement qui aurait pu payer.
Quel était son plan d’origine ? Mystère, puisqu’il n’a pas eu l’occasion de le mettre en place. Voilà comment je le comprends, pour ma part.
Hannibal n’a que deux avantages : le nombre et les éléphants. Il va donc les exploiter au maximum, tout en usant au mieux de ses vétérans, relativement peu nombreux.
Il n’est pas dans les habitudes puniques de combattre en plusieurs lignes (d’ailleurs, ce n’est dans les habitudes d’aucune armée de type hoplitique, la seconde ligne ne servant strictement à rien, ne pouvant soutenir la première sans briser à la fois sa propre formation et celle de ses devanciers). Pourtant il le fait. Pourquoi ?
Quelque soit le plan, la victoire viendra de sa troisième ligne de vétérans italiens, placée hors de vue de l’armée ennemie, 200m en arrière. Grâce à cela, Hannibal espère arracher l’initiative stratégique, avec l’opportunité d’attaquer les troupes romaines usées par les combats avec un corps d’armée à la fois d’élite et frais, où et quand il le souhaite. Et à ce stade, il peut attaquer n’importe où, en particulier sur les ailes, pour peu que le centre tienne jusque là : c’est en effet les seules troupes suffisamment expérimentées pour procéder à de telles manœuvre. Un peu (un tout petit peu) comme à Cannes, des troupes expérimentée et fraîches inattendues qui prennent de flanc le centre romain surpris.
Il lui faut donc tenir jusque là, à la fois le centre et les ailes de cavalerie. Il me semble inimaginable qu’il ai misé sur une poursuite sans fin de la cavalerie ennemie, manœuvre absurde. Que se passerait-il si, au lieu de poursuivre, Laelius s’était directement jeté sur les arrières puniques, laissant à la cavalerie légère de Massinissa le soin de poursuivre les débris de la cavalerie ? C’est la manœuvre très intelligente d’Hasdrubal à Cannes : les cavaliers « lourds » celtes et ibères ne poursuivent pas, mais attaquent l’infanterie de dos et de flanc. Laelius, à Zama, n’a pas vraiment assuré, et Hannibal en a profité… mais il ne pouvait miser tout son plan sur la bêtise des Romains !
Aussi, à mon avis, il comptait sur les éléphants pour maintenir à distance la cavalerie ennemie, la paralyser. Et c’est bien ce qui ce passe au début : tant que les éléphants sont là, la cavalerie romaine est passive.
Pour le centre, il ne peut pas vraiment compter sur les levées libyennes sans aucune expérience, et sans doute très peu motivées, ni sur les levées carthaginoises, peut-être plus motivées mais tout aussi peu expérimentées. Il les place donc en seconde ligne, à charge pour eux de rallier les mercenaires au cas où ils flanchent, et de tenir le temps que Hannibal et ses vétérans interviennent. De plus, leur présence empêche Scipion d’appliquer la tactique des Grandes Plaines, l’encerclement par les secondes et troisièmes lignes romains détachés sur les ailes : ici, ils se heurteraient à la seconde ligne punique. Enfin, Hannibal préserve ainsi le corps civique, qui ne devrait pas trop souffrir des combats, si tout se passe bien.
Mais l’essentiel de la force militaire punique est composée des mercenaires, les Celtes et Ligures amenés par Magon, épaulés par quelques troupes légères, frondeurs Baléares et javeliniers Maures. Et les éléphants. Hannibal compte sur ces derniers pour désorganiser les lignes romaines (dont le gros point fort est justement la discipline et l’organisation munipulaire qui permet de manœuvrer facilement et de relayer les troupes du front. Si tout ce passe bien, les éléphants devraient mettre une sacrée pagaille là-dedans en chargeant la moindre concentration). La tactique et l’armement des celto-ligures est parfaitement adaptée à ce type de combat, exploitant au mieux leur mobilité dans les brèches ouvertes par les éléphants face à des Romains contraient de combattre individuellement ou en petit groupes et menacés de tous les côtés. Face à la pression, Scipion devrait-être très vite contraintes de faire intervenir les seconde et troisièmes lignes, pincipes et triarii. Alors seulement, Hannibal intervient : les Romains n’auront aucune troupes de réserves à lui opposer, il pourra les attaquer comme bon lui semble, et hop, la victoire est dans la poche.
Sauf que rien ne se passe comme prévu. En très peu de temps, le dispositif punique s’effondre. A commencer par les éléphants, dont le rôle était si primordiale dans la stratégie barcide : Scipion a prévu le coup, et parvient à faire paniquer d’entrée de jeu les pachydermes, qui se dispersent en tout sens, et font autant de mal aux Puniques qu’aux Latins. Et en particulier, ils désertent les ailes et sèment le désordre dans la cavalerie punique. Massinissa puis Laelius en profitent et culbutent leurs vis-à-vis, bénéficiant à la fois de la supériorité numérique et surtout d’une formation impeccable face à des escadrons déjà dispersés par les éléphants.
Premier désastre. Mais Laelius s’enflamme bêtement pour la poursuite et néglige le reste…
Au centre, la situation est des plus confuse, les éléphants tourbillonnants entre les deux lignes, harcelés par les vélites. Ce n’est pas vraiment ce qui était prévu, mais bon, au moins le désordre règne, et c’est l’essentiel. Aussi les mercenaires parviennent à faire plier les hastati romains, et les principes doivent monter en ligne.
A ce stade, tout est encore possible : la cavalerie est en déroute, mais la cavalerie romaine, bêtement, a quitté d’elle même le champs de bataille, pour un temps au moins. Les mercenaires ont joués leur rôle en dépit de ces foutus éléphants. Il n’y a plus qu’à tenir jusqu’à ce que Hannibal intervienne.
Deuxième désastre. Face à la pression combinée de toute l’infanterie romaine, les mercenaires reculent, et se heurtent à la phalange carthaginoise. Et là, la confusion se met en place, d’autant plus rapidement qu’ils sont novices. Les mercenaires cherchent un refuge auprès des hoplites, et sèment le chaos dans les rangs puniques ; aussi les Carthaginois serrent les rangs et refusent l’asile aux mercenaires qui n’ont pourtant pas démérités, provoquant la colère de certains de ces derniers pris entre leurs alliés qui refusent de les laisser passer, et les Romains qui poursuivent. Certains mercenaires ulcérés distribuent quelques coups d’épées bien sentis à cette bleusaille arrogante qui lui refuse le passage, après les avoir laissés seuls combattre. Dans la confusion régnante, l’expérience des Romains fait la différence, et c’est le massacre. Tout le centre punique s’effondre comme un château de carte, talonné par les hastati.
Hannibal n’a pas eu le temps de faire un pas… Loin des combats, il assiste impuissant à cette déroute brutale et inattendue. Deux choix s’offrent alors à lui.
- soit il retraite avec ses vétérans, sauvant ce qui peut encore l’être, en prévision du siège de Carthage qui devrait suivre, en profitant de l’absence temporaire de la cavalerie ennemie pour retraiter en toute sécurité.
- Soit il profite du désordre des lignes romaines engagées dans la poursuite, et profitant de l’absence de la cavalerie romaine, pour charger au centre et arracher in-extremis une victoire à la Pyrrhus. S’il échoue, son armée sera annihilée, la cavalerie romaine pouvant revenir à tout moment. S’il réussit, il sera incapable de poursuivre l’ennemi, ne disposant plus que de l’infanterie lourde, mais il sera en mesure d’assiéger un Scipion dans son camp, privé de ravitaillement, et donc de relancer les négociations et d’arracher un accord un peu plus favorable.
Dans un cas comme dans l’autre, les pertes puniques seront extrêmement lourdes, bien plus que les romaines. En temps normal, il aurait retraité. Mais l’intransigeant romaine le pousse à jouer son va-tout, d’autant qu’il peut aussi douter la fidélité de ses propres mercenaires devant une telle défaite (Appien signale des désertions)… Avait-il envisagé ce cas de figure dès le départ ? Possible, mais dans tous les cas, ce n’est qu’un plan bis pour rattraper in-extremis un échec, et non le plan d’origine.
Alors il avance avec ses hommes, en bon ordre (donc lentement, son seul avantage consistant en son infanterie impeccable face à des Romains dispersés). Pour préserver son unique chance, il est contraint de rejeter les fuyards sur les ailes, ce qui lui fait sans doute perdre encore un temps précieux, les lances à l’horizontale, pour les empêcher de semer le désordre dans son ultime phalange.
Scipion voit à temps le danger, rappelle ses hommes pataugeant dans le sang et les corps des vaincus, réorganisent ses troupes. On peut saluer à la fois sa vitesse d’adaptation et le professionnalisme de son armée : toute l’armée se réorganise en moins de temps qu’il ne faut pour Hannibal de franchir 200m (encombrés de fuyards, certes) !
Lorsque Hannibal arrive enfin au contact, la ligne romaine a été rétablie, en avant de la bataille précédente, Hastati au centre, Principes et triari en route vers les ailes, avant tout pour épauler les hastati, éventuellement envelopper le punique. Dès ce moment, les jeux sont faits : Hannibal n’est pas parvenu à surprendre les Romains en désordre.
Et Scipion n’a plus qu’à appliquer sa bonne vieille tactique des Grandes Plaines : les hastati tiennent la ligne, Principes et triarii sont détachés sur les ailes, donc inaugurent un double enveloppement classique dans la stratégie scipienne. A ce moment, enfin, apparaissent « comme par miracle » Laelius et Massinissa de retour de la poursuite, qui parachèvent l’encerclement.
Maintenant, ce n’est que me petite vision perso, ce que j’ai cru comprendre des récits parfois très contradictoires qui nous sont parvenus, en donnant la priorité à Polybe; je suis évidemment ouvert aux critiques et remarques.