J’avais rédigés rapidement d’autres remarques au début du mois sur ce sujet, mais l’absence de réaction m’a fait redouter de tomber dans un monologue ennuyant et pompeux. Cependant, mon grand plaisir étant de mener des enquêtes, je ne « travaille » qu’avec les sources (et encore, celles dont je dispose, d’où d’énormes carences archéologiques par exemple) et (quasi) jamais avec les historiens contemporains, par choix autant que pour des soucis d’accès, j’aimerais soumettre mes remarques à la sagacité tant des autres passionnés que de celle des historiens contemporains, par l’intermédiaire de leurs lecteurs ou commentateurs, sans autre prétention que d’engager un débat que j’espère toujours instructif. A défaut, promis, je cesse de soliloquer sur ce thème qui fut un de mes amours de lycée !
Pour ce qui est de la flotte carthaginoise, quoi que tu en dises Gombervaux, Hannibal n’en a pas, à moins que tu considères les barques à fond plat pour le commerce fluvial, les radeaux bricolés et les troncs hâtivement creusés pour former des pirogues grossières comme une flotte capable de soutenir une armée longeant le littoral et d’affronter les quinquérèmes romaines ! Notre prolixe historien latin lui-même se gausse de cet assemblage de bric et de broc (XXI.26) : «
[les Carthaginois] se mirent à construire à la hâte des canots informes, à qui ils demandaient seulement de les transporter eux et leurs bagages : il leur suffisait qu’ils puissent flotter et traîner une charge ! »
Les quelques navires dont Hannibal disposait en 218, il les a laissé à son frère Hasdrubal, à savoir (TL.XXI.22) : «
50 quinquérèmes, 2 quadrirèmes, 5 trirèmes ; mais il n’y avait pas plus de 32 quinquérèmes et de 5 trirèmes en état de marche et équipées. » C’est cette flotte, négligée, peu entraînée, mal équipée (et qui le prouvera lors de son premier accrochage avec la flotte romano-massaliotte, cf. le fragment de Sosylos) qui doit faire face aux 60 quinquérèmes et 8 croiseurs romains envoyés en Espagne, auxquels s’ajoutent leurs si discrets mais si efficaces alliés marseillais ; tandis que l’autre consul rassemble quant à lui 160 quinquérèmes et 12 croiseurs. Cette timidité de la flotte punique face à son homologue italienne perdurera tout au long du conflit, les Carthaginois évitant la bataille navale, préférant pratiquer une « guerre de course » avec de nombreuses petites escadres écumant la mer Tyrrhénienne et ravageant aussi souvent que possible les côtes italiennes ou des îles. Mais très peu d’opérations navales de grande ampleur eurent lieu, à l’inverse de la première Guerre Punique.
Pourquoi la flotte carthaginoise est-elle aussi affaiblie ? C’est tout simplement la condition de la paix imposée par Rome qui a confisquée la flotte et se montre très attentive au respect de ses prérogatives navales, de peur de voir l’Italie et surtout les îles (Sicile, Sardaigne, Corse) susceptibles d’être menacées par l’ennemie revancharde.
La seconde raison est tout simplement que Hannibal, tout comme les Romains, a été pris de court par le déclenchement des hostilités, et Carthage n’a donc pas eu l’occasion de réarmer une flotte de guerre au détriment des traités. Soyons clair : un conflit entre les deux puissances était latent à plus ou moins long terme, mais lorsqu’en 219 Hannibal assiège Sagonte, ni Rome, ni Carthage ni Hannibal lui-même n’envisagent une guerre contre leur rival. On peut discuter sur la violation ou non du traité de l’Ebre par Hannibal qui s’en prend à Sagonte (au sud de l’Ebre…). Mais si une réaction romaine était raisonnablement attendu, timide, celle d’une délégation d’ambassadeurs, le conflit, lui, aurait dû être évité.
En effet, Carthage n’est pas prête ; on le voit bien pendant l’hiver 219-218, lorsque la rupture est consommée : Hannibal est contraint de prendre dans l’urgence des mesures défensives de base, de lever des troupes, de rassembler des otages, etc. La flotte est à l’abandon. C’est alors seulement que Hannibal prend des contacts avec les peuples gaulois transalpins et cisalpins et commence à envisager une virée en Italie, entre autres projets sans doute. Jusqu’au soulèvement des Boïens, ses préoccupations sont espagnoles, ce qui explique qu’Hannibal passe plusieurs mois de printemps et d’été à guerroyer au nord de l’Ebre avant brutalement de foncer vers l’Italie, en fin de saison, laissant en plan une campagne ibérique inachevée que Hannon doit terminer seul avec des effectifs très amoindris.
A Rome, la surprise est plus grande encore. L’Espagne n’est pas encore d’un grand intérêt, et toute l’attention est portée au nord sur la Cisalpine nouvellement conquise et encore agitée, et sur l’Adriatique. Alors que son « alliée » Sagonte subit un siège de 8 mois sous l’œil indifférent des Latins, Rome envoie une armée et une flotte très importante guerroyer contre… les pirates illyriens. Cela montre bien le peu de cas que les Romains faisaient de leur alliée espagnole, en dépit des protestations maladroites d’amitié des historiens postérieurs, mal à l’aise devant l’abandon de cette dernière et son destin tragique. Et même encore en 218, les consuls ne commencent les préparatifs que tardivement, à l’annonce du franchissement de l’Ebre par Hannibal (ce qui représente un casus belli un peu plus consistant que Sagonte).
Alors que s’est-il passé ?
En fait, ce jeu à deux s’est mué en une partie à quatre, Romains et Phocéens d’une part, Carthaginois et Boïens d’autre part, les deux grands se laissant entraîner par les intérêts de leurs alliés pressés et inquiets.
Ceux qui sont directement menacés par les entreprises puniques en Espagne, ce sont les Phocéens (Emporion, Massalia) qui voient leurs marchés ibères leur échapper et même leurs comptoirs ne sont plus à l’abri (ceux au Sud de l’Ebre ne disparaissent peut-être qu’alors, Emporion elle-même est inquiète). Ainsi, alors que les Romains sont absents de Sagonte, Silius Italicus signale les « balistes phocéennes » dans les rangs ibères. Nous retrouvons nos amis massaliotes faisant la navette entre l’Espagne et l’Italie dans toute la première partie de la guerre. C’est eux qui informent les Romains des progrès puniques, c’est eux qui préviendront les Romains de l’arrivée d’Hannibal, c’est eux qui fournissent des guides à l’armée de Scipion débarquée sur le Rhône, c’est encore eux qui escortent la flotte romaine à l’aide de leurs navires aussi rapides qu’agiles, c’est eux enfin l’année suivante (217) qui entraîneront la déroute de la flotte punique sur l’Ebre grâce à leurs talents de marins. Quant à Emporion, elle sera la première base romaine en terre hispanique, accueillant l’armée et la flotte de Cnaeus Scipion (le frère du consul). Bref, les Phocéens sont omniprésents, inquiets, et à force d’intrigues, parviennent à arracher les Romains de leur torpeur.
Le rapprochement entre Massalia et Rome doit être assez récent, sans doute contemporains des campagnes romains en Cisalpine où pour la première fois ils pénètrent en terre ligure (triomphes de consuls romains sur les Ligures en 236, 233 et 223, dont le fameux Fabius Maximus). Les deux états se sont alors retrouvés en contact avec un même voisin remuant et agaçant, les Ligures. L’intérêt soutint l’amitié.
Quant aux relations entre Massalia et Carthage, je doute qu’il faille les croire hostiles de tout temps. En fait, mis à part un conflit au VIe dont les échos laconiques, très dispersés et pas toujours clairement datables se retrouvent de ci de là (Pausanias, Thucydide, Justin, Sosylos), mais qui semblent bien ne se rattacher qu’à une seule et même guerre, la paix semble avoir régné par la suite, ou du moins, rien ne permet de supposer une hostilité chronique entre les deux cités marchandes dont les aires d’influences ne semblent pas se chevaucher. Encore pendant la première Guerre Punique, aucun indice ne permet de soupçonner une quelconque inimitié entre eux ou un rapprochement entre Rome et Marseille. Un élément indirect permet peut-être de renforcer cette opinion (car je dois le concéder, ce n’est qu’une opinion, faute de données nombreuses et de qualité) : alors que les Ligures sont massivement présents dans les armées puniques (déjà à Himère en 480, encore avec Hamilcar en Sicile en 241), il ne sont en 218 qu’une poignée, 300 malheureux Ligures intégrés à l’armée d’Hasdrubal en Espagne. Un reste. Un reliquat. Pourtant, ce n’est pas les habitudes Ligures qui ont changé, ni les goûts des Carthaginois : lorsque les Puniques, en particulier les frères d’Hannibal, Hasdrubal puis Magon, seront sur place pour recruter des mercenaires, les Ligures s’engageront en masse. Pourquoi sont ils alors absents en 218 ? Simplement parce que le recrutement de bandes de mercenaires n’est pas possible sans l’accord au moins tacite des Massaliotes qui contrôlent les côtes et la mer et peut-être même certains ports d’embarquement. Le même raisonnement peut être fait avec les mercenaires celtes (encore 2000 avec Hamilcar en Sicile en 241, plus aucun par la suite), mais plus prudemment, l’origine géographique des Celtes mercenaires de Carthage étant discutable. Mais le parallèle est troublant. Cette hostilité dut se manifester sous Hasdrubal, le neveu d’Hamilcar, et sans doute est-ce sous leurs auspices que les Romains s’intéressèrent à l’Espagne et signèrent le « traité de l’Ebre », qui entérine peut-être la perte des petits comptoirs massaliètes d’Hémérescopeion et autres, bien plus au sud, mais protège l’essentiel, Emporion et son arrière-pays. Le siège de la ville portuaire et commerciale de Sagonte, partiellement hellénisée, est une nouvelle étape de la main-mise carthaginoise sur l’Espagne au détriment de l’influence phocéenne, d’où leur inquiétude et leurs manœuvres auprès des Romains, seuls capables de rivaliser avec la puissance punique.
C’est donc les intérêts phocéens menacés qui provoquent le conflit, ou du moins, accélèrent son déclenchement.
De son côté, Hannibal ne perd pas son temps. Il se prépare à une guerre espagnole, et conforte ses positions avant l’arrivée des Romains. Il est peut-être plus impatient de concrétiser la rupture suite à une maladresse romaine : ils exigent que le général « fautif » leur soit livré ! Il organise alors rapidement la défense de l’empire africain et espagnol, et prend contact avec les peuples de Gaule et d’Ibérie. Pense-t-il alors déjà à envahir l’Italie ? Peut-être, mais c’est le « plan bis », car impossible sans une forte base arrière. Son premier objectif en contactant les Celtes de la Transalpine est de s’assurer leur neutralité et empêcher les Romains de se trouver des alliés en Espagne ou à proximité qui leur assurerait une tête de pont. Et c’est un succès, les ambassadeurs Romains sont refoulés de partout jusqu’à Marseille.
Ce faisant, il fait une rencontre qui changera le court de la guerre. A l’affût de la moindre faiblesse romaine, il rencontre des délégués boïens. Ce vaillant peuple cisalpin riverain du Pô (au destin aussi épique que tragique !) a livré de très durs combats contre les Romains mais a dû s’incliner face à la puissance des fils de Mars. Tout récemment. Afin de s’assurer leur soumission et de les surveiller, les Romains décident la fondation de deux importantes colonies (6000 colons chacune) à Modène et Plaisance. Les lots viennent tout juste d’être distribués durant l’hiver 219 : les Romains accélèrent les préparatifs dans le but évident de prévenir toute agitation de leurs belliqueux voisins, histoire de pouvoir tranquillement s’occuper de Carthage. Mal leur en pris. Ulcérés par l’arrogance des vainqueurs, inquiets de la présence de deux places fortes en plein cœur de leur territoire, les Boïens recherchent des alliés, afin de chasser les Romains avant qu’il ne soit trop tard. Leurs voisins Insubres, durement étrillés eux aussi, sont hésitants, d’autres comme les Cénomans ou les Vénètes sont clairement hostiles. Mais les délégués boïens rencontrent Hannibal. Les deux délégations sont faites pour s’entendre : Carthage y voit un moyen d’affaiblir les Romains, les Boïens un moyen d’occuper les forces romaines au loin pour leur laisser une chance d’arracher à nouveau leur indépendance. Mais les Boïens ont besoin d’aide, vite, très vite, avant que les murailles des villes ne soient achevées. Les Gaulois sont en effet de piètres assiégeants. Ils peignent à Hannibal une situation idyllique : des peuples gaulois braves et nombreux, qui ont si souvent fait trembler Rome avec leurs seuls armes, menacent de se soulever sur un simple signe de sa part. Ils lui décrivent une terre riche capable de nourrir son armée, des mercenaires nombreux et de qualité, Rome à genoux s’ils unissent leurs forces. Bien sûr, ils exagèrent le tableau, négligent d’insister sur les divisions entre Gaulois qu’Hannibal sous-estimera, etc. Mais l’accord se fait : Hannibal se portera à leur secours.
Alors seulement, il envisage sérieusement l’expédition italienne, convaincu de bénéficier du soutien inconditionnel de tous les Gaulois. Les chefs boïens lui apportent également de précieuses informations sur les routes, les cols et les populations alpines : les mêmes personnages avaient appelés et guidés en 225 plus de 20 000 mercenaires rhodaniens, les Gaisates, qui franchirent les Alpes pour leur porter secours ; l’histoire se répète parfois. Mais avant cela, Hannibal doit assurer ses positions espagnoles, or Emporion et les Ibères de la côte restent une épine dans son flanc, susceptibles d’accueillir les armées romaines. Il s’évertue donc en quelques mois à soumettre les Ibères jusqu’aux Pyrénées (alors qu’il avait fallu près de 20 ans de combats pour arriver jusque là !), engageant plusieurs armées, livrant plusieurs « grandes batailles » et prenant d’assaut de nombreuses villes. La campagne lui coûte cher en hommes, mais il est pressé, il n’a pas le temps de chipoter, pour gagner l’Italie dès que possible, dès le printemps suivant si tout se passe bien. C’est alors que lui parvient la nouvelle du soulèvement boïen. Ses impatients alliés ont précipité les choses ; Hannibal n’a pas compris l’urgence de leur situation, ils lui forcent la main. Soit Hannibal se porte à leur secours et occupe l’Italie avec leur soutien, soit il conforte sa position espagnol en risquant de perdre définitivement toute chance de porter la guerre en Italie. Pressé par les délégués gaulois, Hannibal commence son périple alors que la situation espagnole n’est pas réglée, ce qui à terme provoquera la perte de l’Ibérie punique, prenant le risque de franchir les Alpes alors que la saison est bien avancée. Sans doute, le fils d’Hamilcar avait-il prévu cette campagne, mais uniquement au printemps suivant, si la situation le permettait. Je ne m’explique pas vraiment autrement qu’il se soit décidé si tardivement et sans avoir eut de résultats décisifs en Espagne. Petit détail : il est déjà contraint d’abandonner la voie héracléenne du littoral, puisqu’il franchit les Pyrénées via un col. C’est donc que les côtes sont sous le contrôle de ses ennemis. Il ne rejoindra cette dernière qu’une fois arrivé en Gaule, et seulement jusqu’au Rhône.
Les Massaliotes ont précipité la guerre, les Boïens en ont fait une guerre italienne. L’un et l’autre s’effaceront dorénavant devant leurs puissants champions, entrés dans une lutte à mort sans vraiment l’avoir choisi...