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 Sujet du message : Les Mamertins
Message Publié : 30 Déc 2009 22:37 
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Jean Froissart
Jean Froissart

Inscription : 08 Déc 2009 18:21
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Bonsoir à tous,
tout est dans le titre. Je sais que les Mamertins étaient des mercenaires italiques employés en Sicile et qu'ils se taillèrent une petite zone d'influence par les razzias. Ils ont aussi jouer le role de déclencheur de la première guerre punique.
Ainsi mes questions sont les suivantes : que sait-on précisement des coutumes de ces mercenaires ? Etait-ce un groupe "ethnique" homogène, cad venaient-ils tous de la même région ? Quelles sont les sources et les traces archéologiques les concernant ?
Enfin que sont-ils devenus après la guerre punique ?

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 Sujet du message : Re: Les Mamertins
Message Publié : 31 Déc 2009 0:01 
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Pierre de L'Estoile
Pierre de L'Estoile

Inscription : 11 Juin 2007 19:48
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Aah, ça c'est un sujet qui me plait ! J'ai déjà un catalogue de sources les concernant, une petite cinquantaine de fragments de taille variés, 20-25p pas plus. Les plus intéressantes sont bien sûr Polybe au livre I, mais aussi (et surtout ?) Diodore, dans les fragments des livres XXI, XXII, XXIII où il aborde souvent leur cas, les fragments de Dion Cassius. Donc malheureusement, pas d'histoires suivie mais des bribes par-ci par-là.

Histoire sanglante; en deux mots : semeurs de troubles à Syracuse, ils initient une guerre civile. Chassés, ils gagnent Messine où ils sont accueillis de bon coeur. Une fois dans les murs, ils massacre tout le monde et se partage terres, femmes et enfant. Commence alors une longue carrière de brigandages, mettant à mal les Syracusains. Poussant toujours plus loin leur audace, ils élargissent leurs horizons en s'alliant aux puniques. Inquiets, Syracuse appelle sur l'île un certain... Pyrrhos qui va trouver dans les Mamertins ses plus farouches adversaires. Auréolé de leur victoire (Pyrrhos quittant l'île la queue entre le jambe, talonné par les Mamertins qui le harcèlent jusqu'en Italie), il s'emparent d'une vaste zone au nord-est, et contrôlent une bonne partie du centre, jusqu'à piller les terres sous domination punique, loin à l'est, soutenu par leurs collègues campaniens de Rhégion qui à leur exemple se sont emparés de la ville par trahison lors de la guerre pyrrhique. Hiéron tente d'abord de résister tout seul, et se prend une raclée mémorable qu'il a bien du mal à masquer, avant enfin de prendre l'ascendant. Menacé dorénavant par l'alliance inattendue de Carthage et de Syracuse, les Mamertins découragés se donnent aux Puniques... avant de tourner leur veste d'une manière effarante, trompant la garnison punique qui laisse la place... aux Romains que personne n'attendait !! La suite est connue... Ils servent de base pour l'armée romaine pendant toute la première guerre punique, bénéficie d'un statut généreux, mais perdent leur indépendance de fait et n'ont plus grand rôle. Ils deviennent une cité allié parmi tant d'autres. Beaucoup de chose dans les Secondes Verrines de Cicéron, un petit rôle dans les guerres civiles en particulier contre Pompée souvent rappelé par Plutarque. Ah si, un des meilleurs pinard d'Italie ! lol

Concernant l'aspect "groupe ethnique homogène", disons... plus ou moins. La grande majorité est d'origine campanienne, ce que confirme leur nom qui remplace dorénavant la grecque Messine. Maintenant, d'autres mercenaires ont dû s'agréger à eux dès l'origine, et ils se sont faits quelques amis en Sicile, en particulier dans les régions du centre. La Sicile du IIIe connait une véritable colonisation de la part des Campaniens, Messine n'est que l'exemple le plus connu. Donc une bonne dose d'indigènes et de grecs a dû se joindre à eux. Enfin, leurs épouses étaient grecques, donc les générations suivantes sont mixtes, et eux-mêmes devaient être très hellénisés (ils avaient même été faits citoyens syracusains peu auparavant). D'ailleurs les versions tardives masquent la violence de leur conquête de Messine, pour laisser place à une joyeuse coopération (Pline, Festus Grammaticus...) entre les gentils mercenaires et les gentils grecs, qui tirent gentiment au sort le nom définitif... lol .
En gros, disons des osques hellénisés.


Je reviendrais sur tout ça en janvier, après m'être remis du réveillon et avoir rejeté un œil sur mes docs et les avoir réactualisés. Je serais très intéressé par des infos archéologiques (en particulier au niveau des cultes: continuité, adaptation, rupture ?).


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 Sujet du message : Re: Les Mamertins
Message Publié : 04 Jan 2010 14:06 
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Pierre de L'Estoile
Pierre de L'Estoile

Inscription : 11 Juin 2007 19:48
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Petite chronologie informative :
289 : mort d’Agathocle. La démocratie est rétablie à Syracuse. Guerre civile entre Ménon et Hicétas. Carthage impose la paix et le retour des exilés, dont les Mercenaires.
Hiver 288/7 : nouvelle crise, les mercenaires n’ayant pas accès aux magistratures. Ils sont finalement chassés et priés de quitter l’Italie.
287 : ils s’installent à Messine dont ils s’emparent par trahison, aidés sans doute par la garnison italienne qui garde la ville depuis Agathocle.
Les Mamertins élargissent leur territoire propre défendu par des forteresses, étendent leur influence sur les cités alentours tributaires, et poussent les ravages en Sicile centrale et méridionale, jusqu’à Acragas, Géla et Camarine, ainsi que dans la zone punique. Les Mamertins bénéficient de nouveaux renforts en provenance d’Italie directement (campaniens, samnites et bruttiens).
282/280 : les Campaniens placés par les Romains en garnison à Rhégion s’emparent de la ville, à la satisfaction provisoire du Sénat romain puisqu’ils évitent un ralliement probable à Pyrrhus. Les Rhégiens s’allient avec leurs inspirateurs Mamertins. Les deux rives du Détroit sont sous contrôle.
278-276 : campagnes de Pyrrhus en Sicile. Messine s’oppose à son passage. Alliance avec Carthage, mais aussi sans doute déjà avec Rome. Préalablement vaincus par l’Epirote, les Mamertins poursuivent la lutte et le poursuivent avec une forte armée en Italie (combats dans le Bruttium).
Apogée, les Mamertins reconquièrent les terres perdues et étendent leur influence dans le nord est, profitant pleinement de l’alliance punique (officiellement toujours en guerre contre Syracuse au moins jusqu’en 274) et rhégienne.
Une tentative de Hiéron à leur encontre se solde par une gravissime défaite à Centorippa.
v.270 : les Romains assiègent et s’emparent de Rhégion. Coup fatal pour les Campaniens, déclin rapide des Mamertins.
v.269 : dans la foulée, Hiéron en profite pour attaquer les Mamertins isolés. Ils sont écrasés sur les rives du Longanos. Les cités tributaires se placent sous la protection de Syracuse.
La guerre civile menace à Messine entre ceux qui favorisent une protection punique (= les hellénophones ?) et ceux qui préfèrent une protection romaine (= les Italiques ?).
Les Mamertins se décident finalement pour l’alliance punique. Une garnison carthaginoise est établie pour les protéger des Syracusains.
264 : les partisans de Rome bidouillent l’intervention latine. La garnison punique, soucieuse de ménager son allié, évacue volontairement. Poum, les Romains improvisent une traversée avec quelques éléments au détriment de tous les traités et se ruent dans la cité sous l’œil effaré d’Hannon, qui comprend un peu tard qu’il s’est fait roulé. Pour la cause, il sera crucifié... La première guerre punique vient de commencer.

Je reviendrais dans les prochains jours sur les différentes versions de la prise de possession de la ville, qui n’est peut-être pas aussi sanglante que Timée veut nous le faire croire.


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 Sujet du message : Re: Les Mamertins
Message Publié : 05 Jan 2010 22:57 
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Jean Froissart
Jean Froissart

Inscription : 08 Déc 2009 18:21
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Intéressant, tout ça! A quand la publication de tes recherches Thersite ? ;)

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 Sujet du message : Re: Les Mamertins
Message Publié : 07 Jan 2010 18:50 
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Pierre de L'Estoile
Pierre de L'Estoile

Inscription : 11 Juin 2007 19:48
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Je crois que le monde de l'édition historique est déjà suffisamment hameçonné par des myriades de scribouillards plus ou moins (mal)honnêtes et (in)compétents pour ne pas y ajouter ma tambouille approximative. En plus faudrait bosser sérieusement...

Comme promis, quelques détails sur la prise de possession.

En gros, deux versions :
  • dans la première, la version noire, les mercenaires massacrent toute la population et s’emparent des femmes et des biens. La présence grecque est annihilée (Polybe ; Diodore ; Dion Cassius...). Une variante atténue la brutalité, seuls une partie de la population (les notables) est victime des exactions et une partie est exilée plutôt que massacrée.
  • Dans la seconde, tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil, une belle et franche amitié entre les nouveaux venus et leurs hôtes. Il n’est plus question de massacre ou de spoliation (Strabon, Alfius)

Avant toute, il convient de constater que la prise de Messine s’insère dans une série de scénarii quasi identiques, depuis l’origine même des Campaniens avec la prise de Capoue par les Samnites en 423 jusqu’à la prise de Rhégion par Décius en 280 en passant par la prise d’Entella en 404 et donc Messine en 287. Dans chaque cas, les Osques sont accueillis en amis dans une ville, puis s’en prennent à leurs hôtes, et l’affaire fini par le massacre et l’expropriation des propriétaires légitimes, avec partage des femmes et des biens entre les vainqueurs.

Exemple 1 : Capoue en 423.
Tite-Live, Histoire romaine, IV.37.1-3 :
Cette année-là se produisit un évènement historique d’une grande importance, même s’il ne concerne pas Rome : une ville étrusque, Volturnum, aujourd’hui Capoue, fut conquise par les Samnites ; le nom de Capoue lui vient ou du chef samnite Capys ou plus vraisemblablement de campus, la plaine. La prise de la ville se fit en deux temps : les Samnites furent d’abord admis à partager le territoire des Etrusques, après une guerre exténuante ; lors d’une fête, alors que les anciens habitants étaient engourdis par le sommeil par le sommeil et la bonne chère, les nouveaux venus en profitèrent pour les attaquer de nuit et pour les tuer.
On retrouve le même scénario (une tentative d’attaque de nuit d’une cité par des invités, en pleine paix, en profitant de l’ivresse occasionnée par une fête religieuse) en un autre contexte colonial, grec cette fois : les Massaliotes confrontés aux Ségobriges de Comanus (Justin, XLIII.4.6-7 : 6 Poussé par ces arguments, le roi prépara aux Marseillais un coup fourré. Ainsi, le jour de la fête des Floralies, il envoya en ville, selon le droit de l'hospitalité, beaucoup d'hommes courageux et résolus; il ordonne qu'un plus grand nombre d'hommes, cachés dans des mannes et recouverts de feuillages, soient amenés sur des chariots; 7 il se dissimule lui-même avec son armée sur les hauteurs toutes proches, afin que, quand les portes seraient ouvertes pendant la nuit par les hommes qu'il avait envoyés en avant, il soit là à point pour son coup fourré et puisse envahir avec ses soldats la ville ensevelie dans le sommeil et le vin. ». D’autres parallèles existent, c’est un lieu commun littéraire, un topos. A Capoue, le stratagème fonctionne ; à Massalia, il échoue (au prix d’un autre lieu commun, celui de la Barbare séduite par le beau Grec et qui dévoile le piège), mais la trame reste la même.
En sus de ce premier topos bien hellénique, se rajoute un second, plus spécifiquement liés aux Campaniens, celui de la « conquête en deux temps » : la cité est étrangère, puis mixte, puis par la perfidie propre aux Osques, devient purement campanienne. Ce que l’on retrouve dans les quatre cas que je me propose de passer en revue, et s’inspire directement des évènement de 287-280.
Nous sommes donc en présence d’une appropriation par des Grecs d’un évènement historique (la prise de Capoue par les Samnites), embelli de lieux communs classiques à une date relativement récente, en tout cas postérieure aux évènements siciliens.
[Petit clin d’œil par rapport au sujet consacré aux mythes des fondations troyennes, on voit que pour Tite-Live, deux étymologies sont proposées, latine ou osque. Pas un mot de la légende d’un Capys originaire de Troie, homonyme du roi de Troade. Preuve une fois de plus de la variété des récits et de leur évolution au gré des besoins.]

Exemple 2 : Entella, 404 av.
Diodore, Bibliothèque Historique, XIV.9 :
Cependant, les Campaniens, séduits par les promesses de Denys, s'avancèrent d'abord sur Agyra. Là, ils confièrent leur bagage à Agyris, commandant de la ville, et, armés à la légère, ils se mirent en route vers Syracuse, au nombre de douze cents cavaliers. Ayant fait ce trajet avec la plus grande célérité, ils tombèrent à l'improviste sur les Syracusains, en tuèrent un grand nombre et se firent jour, les armes à la main, jusqu'au quartier où Denys se trouvait renfermé. (…) Quant aux Campaniens, après les avoir comblés de présents, il les renvoya de la ville, se défiant de leur inconstance. Ils se rendirent à Entella et parvinrent à persuader aux habitants de les laisser vivre au milieu d'eux ; mais profitant de la nuit pour exécuter leur dessein, ils égorgèrent tous les hommes adultes, épousèrent les femmes de leurs victimes, et prirent possession de la ville.
Cette fois-ci, nous sommes carrément en présence d’un double de l’épisode de 288-287.
Les Mamertins sont de fidèles soutiens du tyran syracusain Agathocle // les Campaniens sont de fidèles soutiens du tyran syracusain Denys l’Ancien.
D’abord accueillis à Syracuse, les mercenaires menacent la stabilité de Syracuse et sont finalement expulsés // « il les renvoya de la ville, se défiant de leur inconstance. »
Les Mamertins sont accueillis par les Messiniens // « Ils se rendirent à Entella et parvinrent à persuader aux habitants de les laisser vivre au milieu d'eux »
Les Mamertins égorgent leur hôtes // « profitant de la nuit pour exécuter leur dessein, ils égorgèrent tous les hommes adultes »
Les Mamertins épousent les femmes de leurs victimes et se partagent leurs biens // « épousèrent les femmes de leurs victimes, et prirent possession de la ville »
Le parallèle est parfait, depuis leur établissement ratée à Syracuse jusqu’à l’abjecte trahison finale. Evidemment trop beau pour être vrai, et je soupçonne fortement Timée, ennemi juré des Mamertins (il abhorre Agathocle ; sa patrie Tauroménion est juste au sud de Messine, sans doute première victimes de leurs brigandages ; il idolâtre Pyrrhus qui les combat) et friand de ces récits dramatiques ; il aurait tout intérêt à noircir un peu plus les Mamertins, en en faisant un peuple de sauvages sans foi ni loi (en particulier les lois de l’hospitalités, sacrées), d'autant que se partialité est légendaire. En prime, il est très abondamment employé par Diodore pour les affaires siciliennes. Mais cela reste très conjoncturel ; de toute façon, si ce n’est lui c’est un autre, le processus de création de cette série littéraire doit obéir à cette logique.
La seule certitude, c’est qu’Entella a connue une colonisation campanienne au sein d’un ville d’Elymes hellénisés, mais le récit tragique, lui, est douteux, surtout que la ville reste bien intégrée comme le montre les évènements postérieurs (Diodore livre XVI en particulier), d’autant que c’est notre seul et unique témoignage. Nous sommes au cœur de la zone d’influence carthaginoise où les Puniques favorisent une colonisation campanienne ; de son côté, Denys installe dans la foulée des mercenaires campaniens comme colons à Catane puis à Etna. Si effectivement un tel massacre avait eu lieu, les Puniques et les Grecs se seraient montrés beaucoup plus réticents et prudents il me semble.

Exemple 3 : Rhégion en 280.
Le dernier en date, mais que je le présente avant Messine, car la documentation est plus abondante et les modalités décrites avec davantage de précision. Décius s’inspire directement de l’expérience mamertine, et peut par conséquent éclairer certains points obscurs sur les modalités de la transition.
Je ne vais pas citer intégralement les textes, ils sont nombreux, ils mériteraient des commentaires individuels qui seraient bien trop long (déjà que là…). Voir Polybe I.7 ; Denys d’Halicarnasse, XX.4.3-8 ; Dion Cassius, IX.41 ; Diodore XXII.2 ; Tite-Live, XXVIII.28.6 ; Per.12 ; Appien, Guerres Samnites, 19.
L’aventure de Décius Vibellius et de ses compères méritant des développements particuliers (un prochain message peut-être ? en particulier pour la chronologie), je me contenterai de quelques remarques succinctes sur les modalités de la prise de pouvoir.
Tout d’abord, les Campaniens sont peu nombreux, à peine 800 Campaniens et 400 Sidicins (Denys, XX.4.2, d’où la remarque de Dion Cassius « trop inférieurs en nombre »), ce qui est conforme à leur mission de simples garnisaires. Par la suite, les chiffres furent gonflés pour arriver au chiffre canonique de 4000 fantassins ou une légion « campanienne » pour le moins inhabituelle (Frontin IV.1.38 : une légion de 4000h ; Polybe I.7 : 4000h ; TL, XVIII.28.6 : une légion de 4000h ; TL, Per.12 : une « légion campanienne »). 1200 hommes seulement, ce qui exclut de fait un massacre de toute la population mâle adulte. Certes, ils sont encouragés et rassurés par leurs compatriotes d’outre-détroit, ce qui leur donne de l’audace, mais retenons que les effectifs ne sont pas forcément énormes, alors que Rhégion tout comme Messine sont de grandes villes puissantes, dominant un vaste territoire.
Tite-Live donne sans doute la solution en XXVIII.28.6, où il abrège les épisodes qu’il nous contait au livre XII, perdu : « après avoir égorgé criminellement les notables de la cité (principibus ciuitatis) ». Il est le seul à limiter explicitement le massacre aux seuls notables (avec peut-être Diodore XXII.2, peu clair), complété par une vague d’exils (Polybe I.7), tandis que les survivants seront réinstallés après la reprise de la ville en 270. Autrement dit, le scénario ressemble aux traditionnelles luttes agraires qui égrainent l'histoire de la Sicile, et tout particulièrement de Syracuse, avec une confiscation des biens des notables partagés ensuite entre les bénéficiaires, en l’occurrence ici les Campaniens, tandis que le reste de la population continuait à vaquer à ses occupations. La seule originalité réside dans le partage des femmes. Le bouleversement démographique n’est donc peut-être pas aussi grave que les sources alarmistes veulent bien le dire. C’est d’ailleurs une condition indispensable pour maintenir des relations économiques et sociales. Or Messine en particulier n’a pas du tout vu son économie péricliter sous domination campanienne, au contraire, alors que ne s’improvise pas marchand ou marin qui veut. La cité reste connectée aux réseaux commerciaux méditerranéens. Un autre exemple, c’est le médecin grec Dexicratès, que Decius fait venir de Messine : preuve si besoin est que seulement 7 ans après le coup de force, la population grecque est bien présente…
Un autre intérêt, c’est le mode de partage des biens. Décius sera chassé pour l’avoir inégalement réparti (Diodore), voire même livré aux Romains par ses compagnons disent certains (Denys).
Dernière remarque: ils s'emparent de la ville après entre un et deux ans de franche cohabitation (282-280). Ils connaissent parfaitement leurs victimes, ils n'improvisent pas. Ce qui me semble aussi favoriser l'idée d'une présence campanienne antérieure à Messine, sous la forme d'une garnison osque dès Agathocle.

Enfin, exemple 4 : Messine en 287.
Polybe, Histoires, I.7 :
Peu de temps avant les événements dont nous parlons, des Campaniens à la solde d'Agathocle, dont la convoitise était depuis longtemps excitée par la beauté de Messine et ses autres avantages, saisirent la première occasion de s'en emparer par trahison : ils entrèrent en amis et n'eurent pas plus tôt pénétré dans la place qu'ils en chassèrent ou en massacrèrent les habitants, firent main basse sur les femmes et les enfants de leurs victimes, selon que le hasard les livrait à chacun d'eux, puis se partagèrent toutes les richesses et les terres de la cité.
Diodore, Bibliothèque Historique, XXI.18.1 :
Après cet arrangement, les étrangers quittèrent à l'époque désignée la ville de Syracuse ; arrivés au détroit, ils furent accueillis par les Messiniens comme amis et comme alliés. Ils égorgèrent pendant la nuit les habitants dans leurs maisons où ils les avaient généreusement reçus. Ils épousèrent ensuite les femmes et se rendirent maîtres de la ville. Ils la nommèrent Mamertine, du nom d’Arès, appelé Mamers dans leur dialecte.
Dion Cassius, IX.41 :
Leur confiance fut d’autant plus grande, qu’ils voyaient Messine entre les mains des Mamertins qui, originaires de la Campanie et chargés par Agathocle, roi de Sicile, de défendre cette ville, s’en étaient rendu maîtres par le massacre des habitants.
Nous quittons le topos pour entrer dans le récit historique, les sources étant tout à coup à la fois plus abondantes et plus variées (grecques, mais aussi latines), valorisées encore par l’importante de la cité dans le déclenchement de la première guerre punique, ce qui attise la curiosité des historiens postérieurs.
Les divergences sont faibles, par exemple concernant la raison de leur présence : Dion Cassius s’individualise en présentant leur présence comme contemporaine d’Agathocle, et cette idée de « garnison » se retrouve par exemple dans Diodore, XXII.fgt.2 : « Comme les Campaniens qui étaient à la solde d’Agathocle s’étaient saisis de Messine, sous prétexte de la défendre contre les Romains : ainsi Decius, tribun militaire, se saisit de Rhégion sous prétexte de défendre cette ville de l’invasion de Pyrrhus. ». Les deux versions ne sont pas forcément antagonistes, même si le parallèle de Diodore est artificiel (Rome n’est pas une menace directe en 287 ; il s’agit surtout d’établir un symétrique rhétorique avec Rhégion). En effet, la présence d’une garnison d’Agathocle à Messine est assurée. Que toute ou une partie de la garnison soit d’origine campanienne est tout à fait envisageable (ils étaient plusieurs milliers dans les armées syracusaines) et expliquerait la facilité avec laquelle ils furent accueillis et la rapidité avec laquelle ils s’assurèrent leur prise : ils avaient des amis sur place qui connaissaient bien les lieux. Hypothétique, mais non impossible donc, et cela présente en outre l’avantage de ne pas avoir à trop interpréter certains textes.
Une autre point de divergence concerne le nom : pour Polybe, Dion et d’autres, la ville conserve son nom de Messine, le nom de Mamertins n’est qu’un ethnique (qui se superposeraient alors aux Messiniens d’origine grecque ?). Pour Diodore ou Pline au contraire, la ville elle-même change de nom et prend celui de Mamertine. C’est donc une seconde fondation. Le détail peut être important puisqu’il témoigne d’une volonté de rupture ou au contraire d’une continuation, et rejoint donc par là la problématique que tu avais abordés, celle de la composition de la population. Si seul l’ethnonyme existe à la base, « les Mamertins de Messine », une continuité est revendiquée, le passé de la ville est assimilé ; dans ce cas, le nom de Mamertine n’est pas officiel, mais est la « déformation » (je ne trouve pas le terme français approprié…) de l’ethnique appliqué au centre urbain (un peu comme Sens pour capitale des Sénons, Bourges pour capitale des Bituriges, Paris pour capitale des Parisii, le nom du peuple se substitue à celui de la ville). Ou alors la ville est entièrement débaptisée dès l’origine, comme l’étrusque Volturnum rebaptisée Capoue, et la conservation du nom Messine n’est qu’une survivance, une habitude, un archaïsme.
Le premier cas à ma préférence, car il concorde avec certains exemples de mixité culturelle sur lesquels je reviens plus bas, et il n’existe pas d’autres cas en Sicile. A Entella, à Etna, à Catane, la cité conserve son nom : « les Campaniens qui habitaient Catane » (Diodore XIV.58), « les Campaniens qui habitaient Entella » (Diodore XIV.61 ; XVI.67), « les Campaniens qui occupaient la ville d’Etna » (Diodore XIV.61 ; XVI.67)… et les « Campaniens qui occupaient Messine » (Polybe I.7 ; 8 ; Denys d’Halicarnasse, XX.4.8 ; Pline III.14.2 : « Messine dont les habitants s’appellent Mamertins »). De même, Rhégion ne perd pas son nom, mais il est vrai que l’occupation fut beaucoup plus brève.

Au final, sur quatre exemples, seuls les deux derniers sont vraiment documentés, les deux premiers très douteux, sans doute issu d’un topos littéraire construit anachroniquement par leurs ennemis siciliens sur le modèle des Mamertins. La seule prise vraiment originale serait donc celle de Messine, sachant que Rhégion n’est qu’une imitation contemporaine et conjoncturelle, intimement liée à l’aventure sicilienne sans laquelle elle n’aurait sans doute jamais eu lieu. C’est le sort de Messine qui sert de modèle à un topos, et non, à mon avis, les Mamertins qui s’inspirent d’une tradition « nationale » séculaire.

Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Un comportement aussi prédateur terni à long terme l’image de la cité, d’autant qu’après 264, leur vocation guerrière sera de l’histoire ancienne (leur aventure ne dure que l’espace d’une génération, celle des mercenaires d’Agathocle). Aussi apparaissent de nouvelles traditions, plus « propres », visant à faire oublier la violence et l’injustice, pour ne pas dire le blasphème, de leur passé.
Strabon, Géographie, VI.2.3 :
Plus tard les Mamertins, Campaniens d'origine, vinrent augmenter le nombre de ses habitants ; puis les Romains en firent leur place d'armes dans cette première guerre contre les Carthaginois, (. . .) Les Mamertins, avec le temps, ont su prendre un tel ascendant sur les Messiniens qu'ils sont devenus, on peut dire, les maîtres de la ville : aussi n'est-ce plus le nom de Messiniens qu'on emploie aujourd'hui pour désigner les habitants de Messine, mais toujours le nom de Mamertins. Le vin même de cet excellent cru, capable, on le sait, de rivaliser avec les meilleurs vins d'Italie, n'est plus connu sous le nom de Messinien, mais bien sous celui de Mamertin.
lol

Mieux encore, une nouvelle légende nationale, aux racines aussi bien osques que grecques, va naître.
Festus Grammaticus, De la signification des mots, XI sv. Mamertini : d’après Alfius (Alfius Flavius cité par Pline ??)
MAMERTINI. Voici pourquoi les Marnertins ont reçu ce nom : une terrible contagion s'était appesantie sur tout le Samnium. Sthennius Mettius, chef de cette nation, convoqua l'assemblée de ses concitoyens ; il leur exposa que durant son repos, Apollon lui était apparu et lui avait déclaré que s'ils voulaient être délivrés de ce mal, ils eussent à vouer un printemps sacré, c'est-à-dire à faire vœu d'immoler en l'honneur du dieu tous les êtres qui naîtraient le printemps suivant. Ils le firent et furent soulagés ; mais vingt ans après, ils devinrent la proie d'une contagion de la même espèce ; en conséquence, Apollon, consulté de nouveau répondit qu'ils n'étaient pas quittés de leur vœu, puisque les hommes n'avaient pas été immolés ; que, s'ils les expulsaient, ils seraient certainement délivrés de ce fléau. Ces jeunes hommes donc, ayant reçu l'ordre de quitter leur patrie, s'établirent dans cette partie de la Sicile (?) qu'on nomme aujourd'hui Tauricane; les Messiniens souffrant par hasard d'une nouvelle guerre, ils allèrent volontiers à leur secours, et ils délivrèrent les provinciaux de la guerre ; pour leur témoigner leur reconnaissance de ce service, les Messiniens les invitèrent à s'incorporer à eux et à partager leur territoire, et ils reçurent un seul et même nom, celui de Mamertins, parce que les noms des douze grands dieux ayant été mêlés ensemble pour que l'on en tirât un au sort, le hasard voulut que celui de Mamers sortit de l'urne. Or ce nom, en langue osque, signifie Mars. Cette histoire est rapportée par Alfius, au livre premier, de la Guerre de Carthage.
D’abord un mot sur l’auteur, Alfius. Quasi inconnu, je n’ai trouvé qu’une mention dans Pline, une anecdote contemporaine d’Auguste, dont il est donc ou contemporain ou postérieur. Enfin, à supposer que ce soit le même... Par contre, ce qui est intéressant, c’est qu’il est sans doute lui-même d’origine campanienne (un Alfius est medixtutique de Capoue en 215 av.). Sous sa plume se mêlent donc
  1. des traditions osques :
    • la tradition du ver sacrum, le printemps sacré, la génération sacrifiée qui part à la conquête de nouvelle terres. Je connais peu, mais le thème apparaît souvent aussi bien dans Tite-Live que Diodore ou Denys. Admirer la répétition « 20 ans après » : quel roublard ce dieu, il attend patiemment qu’ils soient adultes pour les rappeler à l’ordre, afin de proposer un échappatoire impossible en jeune âge.
    • Le nom du personnage principal : Sthennius. Quel hasard ! Un certain Sthénios d’après Plutarque (Apophtegmes des capitaines, Pompée ; Préceptes d’administration publique, 815e) est un Mamertin très influent à l’époque des guerres civiles. Le mythe est donc enraciné dans une tradition familiale aristocratique locale. A moins qu’il ne s’agisse que d’un simple prénom osque, ce qui serait bien moins intéressant (TL, XXIII.8 me faisant douter)...
  2. des traditions grecques
    • Apollon en tant qu’initiateur de la migration et guide des colons, en lieu et place de Mars/Mamers (dieu de la guerre, mais aussi dieu printanier… d’où le printemps sacré, en mars…). Pire, un Apollon « consulté », un oracle delphien préalable à l’expédition donc, comme toutes les fondations grecques. Cet hellénisation du mythe impose le recours complètement artificiel au tirage au sort afin de retomber sur ses pieds, c’est-à-dire sur Mamers, éponyme des citoyens.
    • Les 12 grands dieux, tradition qui ne me semble pas très osque, sans certitude.

Comme chez Strabon, les pillards sans vergogne se muent en protecteurs, les victimes en hôtes. La souillure originelle du massacre des hôtes a cédé la place à une bénédiction humaine et divine. La cité a accompli la symbiose de ses deux composantes ethniques, amalgamant dans sa mythologie aussi bien son passé grec que ses origines osques sur un pied d’égalité. La Concorde est rétablie, tant entre les hommes qu’avec les dieux. C’est-y pas joli ? lol


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 Sujet du message : Re: Les Mamertins
Message Publié : 07 Jan 2010 21:57 
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Jean-Pierre Vernant
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 Sujet du message : Re: Les Mamertins
Message Publié : 07 Jan 2010 22:05 
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Jean Froissart
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C'est touffu, merci. Va falloir plusieurs lectures pour tout assimiler :mrgreen: !

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 Sujet du message : Re: Les Mamertins
Message Publié : 08 Jan 2010 20:07 
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Pierre de L'Estoile
Pierre de L'Estoile

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Ravi que ça vous plaise. Pour la cause, hop, une autre tartine sur les amusants problèmes de chronologie de « l’affaire Rhégion », intimement liée aux Mamertins. J’en profite d’ailleurs pour corriger la chronologie que j’avais présenté plus haut, qui mériterait d’être rafraîchie pour les dernières années…

L’histoire de la révolte de Rhégion se concentre sur trois dates clés, celle de l’installation de la garnison (282 ou 280/278 selon les auteurs), celle du soulèvement de la garnison (entre 280 et 278, selon les auteurs), et celle de la répression (278 ou… 270, selon les auteurs). Pour un épisode aussi bref, les variations chronologiques sont surprenantes, du simple au décuple, et finalement aussi amusantes qu'instructives puisqu'elles témoignent une fois de plus de la réécriture de l’histoire par les Romains (qui sont champions en la matière : pourris jusqu’à la moelle, ils s’en sortent plus blanc qu’avant à chaque coup ! Les Mamertins et leurs amis sont bien placés pour en témoigner : entre la chronologie bidouillée de « l’affaire Rhégion » et l’arnaque de « la crise de Messine » de 264…).

Quand la garnison a-t-elle été installée ?
Seules deux sources abordent ce thème secondaire, à savoir Denys XX.4.2 et Polybe I.7. Denys est de loin le plus prolixe et détaillé. En 282, Thourioi est assiégée par une vaste coalition lucano-bruttienne et menace de succomber. Le consul Fabricius est envoyé sur place pour faire lever le siège. Mais la ville alliée de Rhégion redoute d’être elle-aussi victime d’un coup de main des Barbares ou des Tarentins dès que les Romains seront partis. Aussi réclame-t-elle à Fabricius une garnison, et l’obtient : ce sera Décius en tant que tribun, 800 Campaniens et 400 Sidicins.
Polybe pour sa part établit une corrélation entre l’arrivée de Pyrrhus et la menace qu’il fait peser sur l’Italie du Sud, et la demande de Rhégion, donc entre 280 et 278, sans doute 280 dans son esprit..
Polybe se trompe, par manque de sources plutôt que par manipulation. En effet, dans cette première partie, Denys donne des renseignements à la fois précis, raisonnables et originaux : un contexte probant, une personnage (Fabricius) que l’on retrouvera par la suite ; une garnison de taille raisonnable. De plus, bien que peu précis chronologiquement, Polybe reconnaît que « pendant quelque temps, ils gardèrent fidèlement la ville ». Or la révolte eu lieu au début de l’été 280 selon la chronologie longue que suit Polybe, ce qui ne laisse que bien peu de marge.
Je tiens donc pour acquis la date de 282 et le contexte de la décision, à l'initiative de Rhégion.

Pour la suite, cela va se compliquer… Les sources se regroupent en deux écoles, disons l’école historique adepte d’une chronologie longue (Polybe et Tite-Live essentiellement) et l’école propagandiste partisane d’une chronologie courte (Denys et Appien), l’essentiel des divergences concernant la date de la chute de la ville.

Commençons par établir les faits, avant d’aborder les bidouilles de la propagande romaine, selon les récits de Polybe, de Tite-Live, des Fastes, récits à peu près suivis par Diodore et Dion (bien que de manière très vague, ces deux admettent une longue impunité).
Le plus simple est de commencer par la fin. En effet, la date de la chute de la ville est assurée, confirmé à la fois par les sources latines et par les sources grecs. Côté latin, les fastes triomphaux mentionnent le triomphe du consul Cnaeus Cornelius Blasio sur les Rhégiens en 270. Ils sont confirmés indirectement par Polybe (I.6-7) qui place la chute de Rhégion d’une part après la fuite de Pyrrhus (en 275) et « la défaite de ses amis » (chute de Tarente en 272 et soumission des Bruttiens, des Samnites et des Lucaniens dans la foulée), et d’autre part immédiatement avant la campagne victorieuse de Hiéron contre les Mamertins (campagne qui est la conséquence directe de la chute de Rhégion), à l’issue de la laquelle il obtiendra la tyrannie. Donc là aussi, la date est assurée.

Pour la date de la révolte, par contre, l’historien achéen est encore moins précis. Polybe (I.7), mais aussi Diodore (XXII.fr.2) et Dion (IX. Fr.40) sont approximatifs, présentant simplement le massacre comme préventif, un prétexte face à la future trahison redoutée des Rhégiens, en relation avec la présence de Pyrrhus en Italie. Donc entre 280 et 278. Heureusement, Tite-Live vient à point pour nous débarrasser de notre embarras. Dans les résumés du livre XII où il devait s’étendre abondamment sur la question, le soulèvement de Rhégion est placé après le débarquement de Pyrrhus comme les autres, mais avant la bataille d’Héraclée qui n’était contée qu’au livre XIII. Ce qui permet de préciser la fourchette : Décius s’empare de la ville au début de l’été 280. Cette estimation est confirmée en XXVIII.28.2, où il est le seul à oser lâcher le morceau, à exprimer clairement le délai incroyable accordé aux mutins : « À Rhégium, autrefois, une légion, envoyée en garnison, après avoir égorgé criminellement les notables de la cité, occupa dix ans cette ville opulente ». 280-270, tout concorde.

On peut s’étonner de l’étonnante imprécision de Polybe, lui qui d’habitude construit méthodiquement ses chronologies, lui d’habitude si précis (et vindicatifs envers ceux qui ne le sont pas...), ici, il ne donne aucune date, il faut les deviner par rapport à leur contexte, floues. Il n’indique pas les consulats, saborde le contexte. Pourquoi ? Parce qu’il est diablement mal à l’aise, et ne parvient pas à admettre que ses chéris Romains se moquaient comme d’une guigne de leurs alliés et ont fermés les yeux sur cette exaction, sans doute satisfait que Rhégion ne puisse passer à l’Epiriote. 10 ans pour enfin tendre l’oreille aux exilés rhégiens qui supplient depuis deux lustres le Sénat de bien vouloir leur rendre leur patrie dont ils ont été injustement spolliés par l’armée romaine mutinée dans l’indifférence générale… Ce malaise de Polybe se retrouve non seulement dans la manière très vague dont il évoque l’épisode, mais aussi dans l’insistance avec laquelle il s'efforce de montrer à contrario la promptitude du châtiment : « Ils menèrent cette campagne avec énergie (gennaiôs), jetèrent Pyrrhus et son armée hors de l'Italie, puis se tournèrent contre ses alliés et les vainquirent. Après avoir remporté sur tous leurs ennemis ces triomphes inespérés et subjugué tous les peuples de l'Italie à l'exception des Gaulois, ils entreprirent d'assiéger une troupe de leurs compatriotes qui occupait alors Rhégion. » (I.6) Deux phrases décrivant des campagnes triomphantes menées tambour battant « avec énergie », qui cachent en fait 10 longues années… Informé du massacre, les Romains sous sa plume éprouvèrent « un vif mécontentement » , mais « ils ne purent intervenir, occupés qu'ils étaient par les guerres dont nous avons parlé ; mais dès qu'ils en furent délivrés, ils vinrent » (I.7) et il termine sur le châtiment exemplaire destiné à, je cite, « affermir autant que possible la confiance de ses alliés. » OOO Affermir ou raffermir ? On imagine aisément le niveau de confiance que les alliés devaient alors avoir en la Fides romaine… Non seulement les fils de la louve ne sont pas capable de les défendre, mais en plus ce sont leurs armées qui sont à l’origine des malheurs, et le Sénat ne se remue pas pour réparer ses erreurs. Dès Polybe donc, on constate la réticence des Romains peu soucieux de s’étendre sur cet évènement.

Cette affaire de Rhégion a assurément fait énormément de tort à la diplomatie romaine, aggravé encore par son comportement peu admissible en 264, aussi la cité va s’efforcer de nettoyer son nom de cette tare, et en réaction tartiner des platrées sur la Bonne Foi romaine, opposée bien entendue à la perfidie punique, propagande relayée par des chantes comme Polybe, et plus encore ici Denys et Appien.

La solution la plus simple de se désembourber est tout bonnement de modifier la chronologie. Si au lieu de 10 ans, la réaction romaine est immédiate, dans l’année même de la révolte, non seulement la honte est effacée, mais en plus l’anecdote devient glorieuse pour la République qui prouve ainsi tout le soin et l’amour qu’elle porte à ses alliés. :rool: Un peu comme pour l’affaire de Sagonte…

Ainsi se met en place l’école « propagandiste », fièrement portés par Denys d’Halicarnasse et Appien. Nous avions laissé Denys avec l’installation de la garnison en 282 par Fabricius. La suite (XX.5) est un long panégyrique, imaginaire, à la gloire de Fabricius. Toute l’affaire est présentée condensée en une seule année.
La garnison massacre les Rhégiens à l’initiative de Décius qui invente non seulement une menace fictive du « roi » qui complote avec les Rhégiens, mais en plus présente à ses hommes une lettre tout aussi fictive du même Fabricius qui l’encouragerait à procéder à son projet. Convaincus, la garnison accomplit son forfait.
Denys XX.5 : 1 The senate, upon learning from those who had escaped destruction the calamity that had befallen the Rhegians, did not delay even for a moment, but sent out the general in the city at the head of another army which had just been enrolled. (. . .) 4 for some, believing this was the way to clear themselves, opened their city to the general and delivered up Decius in chains to Fabricius. The latter restored the city to the Rhegians who survived, and ordering the guards to leave everything where it was, he led them away carrying nothing but their arms ; 5 then, choosing out the most prominent of their number, those whom the others declared to be accomplices in the nefarious plot, he bright them in chains to Rome. There, after being scourged with whips in the Forum, as was the established usage in the case of malefactors, the prisoners were put to death by having their heads cut off with an axe — all except Decius and the secretary, who having outwitted their guards or having bribed them with money to permit them to escape an ignominious death, made away with themselves. So much on this subject.
Dès qu’il prend connaissance l’évènement, le Sénat réagit avec une promptitude exemplaire, envoie l’armée « sans perdre un instant » (5.1 : οὐδὲ τὸν ἐλάχιστον ἀναμείνασα χρόνον). Le reste est traité comme un banal mouvement séditieux : Fabricius se présente devant la ville, la garnison effrayée se livre à lui et lui remet enchaîné Décius. La paix rétablie, le brave Fabricius rends la ville et ses biens indemnes aux Rhégiens soulagés. Les meneurs sont menés à Rome et punis par flagellation et décapitation. Quel changement par rapport au récit gêné de Polybe ! I.7 : « Ils s'emparèrent de la ville et tuèrent dans l'action même la plupart des traîtres, qui, prévoyant le sort qui les attendait, se défendaient avec acharnement ; ils en prirent vivants plus de trois cents et les envoyèrent à Rome ; les préteurs les firent conduire sur le Forum, où ils furent tous battus de verges et décapités, conformément aux lois romaines ; par ce châtiment, Rome voulait raffermir autant que possible la confiance de ses alliés. Le territoire et la ville de Rhégion furent restitués immédiatement aux habitants. »
Il n’est plus question chez Denys ni de révolte, ni même de mutinerie : ces braves soldats ont été victimes des manigances du vilain Décius et de son complice, eux-même étaient convaincu de suivre les consignes écrites du consul ! Par conséquent, les 300 survivants exécutés à Rome de l’Achéen deviennent les quelques meneurs de l’Halicarnassien. Tout est bien qui finit bien, les deux seuls méchants (Décius et son secrétaire) sont horriblement punit (zut, un problème : ils n’ont pas été exécuté à Rome avec les autres… Bah, hop, ils se sont suicidés juste avant, voilà pourquoi personne ne les a vu !), l’honneur de l’armée est sauve, les alliés protégés et le consul plus glorieux que jamais.
Mais que de manipulation pour arriver à ce résultat ! Et en particulier, puisque c’est ce qui m’intéresse ici, la chronologie. D’une part, tout est concentré au cours d’une seule année, depuis l’installation de la garnison jusqu’à sa chute en passant par sa révolte, sous le seul consulat de Fabricius. Mais en plus, nous sommes dorénavant incapables de discerner lequel ! La première partie, avec la libération de Thourioi, correspond à celui de 282, mais la seconde partie, avec la menace du « roi », fait bien-entendu référence à Pyrrhus, donc au second consulat, en 278. Conscient là aussi de la discordance, Denys ou sa source tait habilement le nom du « roi », rendant ces libertés chronologiques moins évidente pour le latin cultivé…

Appien Samn.19-21 suit le même scénario à quelques nuances prêts.
21. [Gaius] Fabricius [Luscinus] fut dépêché par les Romains pour rétablir dans leur cité ceux des Rhégiens qui avaient survécu. Il envoya les gardes qui étaient responsables de la révolte à Rome. Ils furent battus de verge sur le Forum, puis décapités, et leurs corps abandonnés sans sépulture. Décius, (…) se suicida.
Lui aussi place la chute sous la chute en 278, sous la lourde poigne du consul Fabricius (ce qui rappelons-le, est faux, puisque les Fastes triomphaux montrent clairement que c’est le consul, bien moins connu, Cornelius Blasius qui s’en empare en 270, victoire qui lui valut le triomphe). Lui aussi ne punit que les responsables, et chez lui aussi Décius échappe à son châtiment par le suicide. Mais par rapport à la version de Denys, Appien contourne la contradiction chronologique amalgamant les deux consulats de Fabricius. Il gomme tout simplement le contexte de l’installation de la garnison en relation avec les évènements de Thourioi, se contentant de placer l’installation de la garnison quelque part entre 280 et 278 sans précision, comme protection contre Pyrrhus (§19), mais conserve néanmoins le personnage de Fabricius qui pourtant, historiquement, n'est lié ni à la révolte, ni à sa répression, uniquement à son établissement (ce qui explique sa présence chez Appien, par l'intermédiaire de Denys).

Entre le milieu du IIe et la seconde moitié du Ier av., la machine propagandique romaine a fait son œuvre. Il est d’autant plus surprenant de constater que Tite-Live, une fois n’est pas coutume, renonce à la légende pour être un des plus proches des faits. On ne peut que regretter que le livre XII ait disparu : je me demande bien comment il s’en est sorti en présentant la chronologie tout en dédouaner les Romains et excuser les (longs) délais.

Moralité : La vérité d'un homme, c'est d'abord ce qu'il cache. Malraux (André)


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 Sujet du message : Guerres puniques
Message Publié : 21 Jan 2011 11:09 
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Hérodote
Hérodote

Inscription : 21 Jan 2011 11:03
Message(s) : 1
Bonjour bonjour,
J'avais une question je suis en train d'étudier les guerres puniques et pour le moment j'étudie la première.
est-ce que quelqu'un pourrai éventuellement m'indiquer la date exacte de la prise de Méssine par les Mamertins ?
Car je n'arrive pas a savoir si c'est en -289 a la mort du roi de Syracuse Agathocle de Syracuse ou alors en -264 ou aucun des deux ou les deux... enfin bref
est-ce que quelqu'un pourrai m'indiquer la période de la ou des prises de Méssine merci d'avance.


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 Sujet du message : Re: Guerres puniques
Message Publié : 21 Jan 2011 12:24 
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Polybe
Polybe
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Inscription : 02 Mai 2010 13:59
Message(s) : 88
-289 :?:

Si je me rappelle bien la première guerre punique (que je ne connais pas du tout...) se situe entre 264 et 241 av.JC ?


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 Sujet du message : Re: Guerres puniques
Message Publié : 21 Jan 2011 13:16 
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Pierre de L'Estoile
Pierre de L'Estoile

Inscription : 11 Juin 2007 19:48
Message(s) : 2289
Le sujet a été abordé ici : Les Mamertins. La touche "rechercher" ou la consultation des index évite de tels doublons ;)

Il se passe plusieurs étapes entre la mort d’Agathocle et leur établissement à Messine : à la mort du tyran succède une courte guerre civile, jusqu’à ce que Carthage s’en mêle et impose la paix. Parmi les conséquences de la paix, le rappel des exilés, y compris les mercenaires autrefois favorisés par Agathocle et installés par ses soins à Syracuse. Après quelques mois de paix, l’agitation reprend car les mercenaires sont toujours exclus de l’accès aux magistratures ; au final ils sont chassés de Syracuse et priés de quitter la Sicile. C’est au cours de cette migration (qui implique sans doute des familles, au moins pour certains), ils sont accueillis par les Messiniens et vivent ensemble en bonne intelligence quelque temps. C’est alors seulement que les Mamertins s’emparent de la ville par la violence.
Donc il s’est passé quelques années depuis la mort d’Agathocle. Au mieux, il faut reporter en 287 la prise de Messine, mais la date n’est qu’indicative, notre documentation est trop imprécise, cela pourrait aussi bien être 286 voire 285.


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 Sujet du message : Re: Les Mamertins
Message Publié : 28 Août 2017 8:48 
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Hérodote
Hérodote

Inscription : 26 Mai 2016 18:22
Message(s) : 28
Thersite a écrit :
Aah, ça c'est un sujet qui me plait ! J'ai déjà un catalogue de sources les concernant, une petite cinquantaine de fragments de taille variés, 20-25p pas plus. Les plus intéressantes sont bien sûr Polybe au livre I, mais aussi (et surtout ?) Diodore, dans les fragments des livres XXI, XXII, XXIII où il aborde souvent leur cas, les fragments de Dion Cassius. Donc malheureusement, pas d'histoires suivie mais des bribes par-ci par-là.


Bonjour,

Je me permets "d'exhumer" ce topic pour vous demander si il est possible de nous faire partager votre catalogue ou du moins, nous guider dans nos recherches sur les Mamertins?

Par ailleurs, peut-on considérer :
- Mamercos, tyran très probablement d'origine italique de Catane à l'époque de l'expédition de Timoléon,
- Thoinon fils de Maméos, tyran de Syracuse avant l'arrivée de Pyrrhus en Sicile, qui selon certains historiens modernes (G. Tagliamonte par exemple) le serait aussi,

comme des sortes de "précurseurs" à la conquête de certaines villes sicéliotes et donc, de prise de pouvoir dans ces dernières, par d'anciens/descendants de mercenaires italiques?

Merci d'avance.


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