Quelques liens vers des discussions où a été abordée, sur ce forum, la question du dérèglement de la vie politique romaine dans le siècle allant de -133 à -30 (ou -27 ou -23 selon les choix) :
Les déchirements de la famille des Scipions
viewtopic.php?f=39&t=18408La posture des Gracques, de Marius et Cinna
viewtopic.php?f=39&t=17419Le besoin de réformes sous les Gracques
viewtopic.php?f=39&t=26955Sur la violence politique et l'absence d'acceptation de règlement politique au 1er siècle
viewtopic.php?f=39&t=27987Sur le dérèglement de la république à compter de 133
viewtopic.php?f=39&t=22568Sur le blocage de l'intégration des élites à compter de la 2ème guerre punique
viewtopic.php?f=39&t=18364Sur la nature de la république romaine
viewtopic.php?f=39&t=7279Sur les méthodes et réformes de Tiberius Gracchus
viewtopic.php?f=39&t=8031Et pour apporter mon appréciation de manière assez synthétique, j'ajouterai les éléments suivants.
Je suis bien sûr d'accord avec Pedro quand il met en avant l'intensification de la compétition aristocratique qui conduit a ce qu'un nombre toujours plus restreint d'aristocrates concentre un tel niveau de ressources, d'influence et de puissance que les institutions oligarchiques mixtes s'en trouvent déréglées.
Mais je pense d'une part qu'il y a eu d'autres facteurs et que les tensions étaient déjà présentes bien avant 133. Il y avait aussi des données matérielles, humaines, qui étaient des sources fondamentales de déséquilibre et qui ont offert un terreau fertile aux ambitions des aristocrates les plus puissants, les plus "innovants".
Je trouve notamment très intéressante la figure de Caius Flaminius, consul en 223 et 217. Pour le peu qu'on en connaisse (des sources défavorables), il semble qu'il ait incarné une 1ère figure du politicien popularis, suffisamment populaire pour se faire réélire consul une 2ème fois. Et de mémoire, il semble que la question des terres etait déjà latente.
Ce qui se passe alors et qui interrompt (outre le cas individuel de Flaminius qui meurt au combat) une évolution qui aurait pu survenir près d'un siècle avant les Gracques, c'est le cataclysme de la 2ème guerre punique. La 2ème guerre punique a permis de ressouder la cité romaine autour de son aristocratie traditionnelle, en permettant de mettre en avant quelques aristocrates chefs de guerre particulièrement brillants mais pas forcément très populaires en temps de paix : notamment Fabius Maximus Cunctator, Claudius Marcellus, et quelques autres grands noms, avant que n'arrive le jeune Scipion. Munzer montre notamment à quel point les élections consulaires pour 215 ont été l'objet d'un quasi-coup d'Etat mené principalement par Fabius pour imposer finalement des candidats autres que ceux initialement choisis par les comices centuriates.
L'aristocratie romaine ressort plus puissante que jamais de la 2ème guerre punique. Plus puissante, elle a moins besoin de compromis avec ses alliés, d'autant plus que bon nombre des allies ont soit fait défection à un moment, soit menacé à un moment de désobéir.
Mais ce faisant, elle interrompt pour plus d'un siècle le processus d'intégration des alliés les plus proches à la cité romaine qui avait fait toute la croissance relativement stable et efficace de Rome depuis ses origines.
Ce repli sur soi d'une aristocratie romaine trop puissante pour avoir besoin de partager avec les cités italiennes et leurs aristocraties conduira à la guerre sociale de -91.
Et par ailleurs, cette aristocratie est devenue collectivement tellement puissante et sûre d'elle qu'elle ne fait plus guère les compromis neçessaires avec sa plèbe.
Je pense qu'une des sources de la grande crise qui éclate en -133, c'est le fait que l'aristocratie romaine a eu une attitude par trop déséquilibrée à l'issue de la 2ème guerre punique :
- finie l'intégration des aristocraties des proches alliés italiens à la cité romaine pour renforcer la noblesse romaine face aux prétentions du "petit" peuple (pour ne pas dire Plèbe puisque la Plèbe inclut aussi l'aristocratie plébéienne qui appartient à la nobilitas dirigeante).
- et quasi fini les concessions matérielles au petit peuple romain puisqu'on a accès à un afflux considérable d'esclaves et de richesses et qu'on veut donc s'accaparer l'ager publicus.
On maltraite et les alliés et le petit peuple romain dont on laisse la condition matérielle se dégrader, et ça donne un cocktail explosif :
- qui commence a prendre feu au moment des Gracques,
- et dans lequel la question de la terre et la question de la citoyenneté/égalité des droits romains/socii ne va plus cesser d'être au devant de la vie politique romaine.
La question de la terre est déjà si brûlante 10 ans avant Tiberius Gracchus, juste après la 3ème guerre punique, que Caius Laelius, l'ami de Scipion Emilien, mît sur la table une proposition de récupération/distribution de terres de l'ager publicus et que, constatant la puissance des oppositions, retira son projet et y gagna le surnom de Sapiens. La sagesse consistant en l'espèce à enterrer la question pour préserver la concorde aristocratique (je suppose au sens large = aristocraties romaine et italiennes).
En remontant beaucoup plus loin, on a eu des lois qui limitaient déjà la surface d'Alger publicus pouvant être exploitée par un citoyen : sur ce point, la loi de Tiberius Gracchus ne faisait que réaffirmer une obligation légale non respectée.
Pourquoi alors 133 reste dans l'Histoire comme l'année où n'ait la grande crise ?
À mon avis parce qu'aux déséquilibres structurels aggravés latents est venu s'ajouter un ensemble de facteurs individuels et d'erreurs de jugement qui ont déclenché l'explosion.
La compétition aristocratique crée une incitation irrésistible à voir le règlement des problèmes politiques par un aristocrate donné ou par un groupe d'aristocrates alliés comme une menace pour l'égalité aristocratique et pour la dignitas de chaque famille n'étant pas directement de la partie.
Le plus problématique, ce ne sont pas tant les réformes agraires des Gracchi que le fait qu'ils aient été prêts à les faire passer en se refusant à passer avec la majorité de l'aristocratie un compromis acceptable par leur majorité parce que ce compromis auraient complètement émasculé la réforme alors qu'il y avait un sentiment d'urgence.