Le cinquième empereur, Néron.
Cet empereur romain, adoré par le peuple mais haï par les puissants, laissera à l'histoire le souvenir d'un déséquilibré, d'un despote cruel, d'un monstre sanguinaire ..
De lui, Jean Racine dira : " Et ton nom paraîtra, dans les siècles futurs/ Aux plus cruels tyrans, comme une cruelle injure" .
Et pourtant !
Les historiens modernes sont beaucoup plus nuancés dans leur analyse . Beaucoup d'entre eux voient dans ce personnage, mort à 31 ans, un idéaliste à l'esprit chimérique et surtout un mauvais politique. Voici un portrait de Lucius Domitius Claudius Nero, le dernier des julio-claudiens .
1 : le cinquième empereur.
A sa mort, en 54, l'empereur Claude laisse un fils, Britannicus. Mais sa veuve Agrippine intrigue depuis longtemps pour que le pouvoir revienne au fils qu'elle a eu d'un précédent mariage et à qui elle a fait épouser Octavie, fille de Claude. Et c'est ce fils, Néron, qui est acclamé par les cohortes prétoriennes et confirmé par le Sénat dans la fonction de prince ( étymologiquement " premier" des sénateurs, mais de fait empereur ). Comme Caligula, dont il est le neveu, il compte parmi ses ancêtres Auguste, Livie et Antoine. Voilà donc Néron, cinquième empereur de Rome, cinquième titulaire d'un régime, l'empire, qui n'est plus contesté et que tout le monde reconnaît comme la meilleure forme de gouvernement. Cependant, depuis sa création et le règne d'Auguste, les difficultés qu'il comporte subsistent. Elles touchent aux relations entre le prince et le sénat, aux sentiments du peuple qui, depuis Tibère, n'élit plus les magistrats, au rôle dévolu aux militaires et, en particulier, aux cohortes prétoriennes, toutes-puissantes dans l'entourage des empereurs : depuis Tibère encore, elles sont cantonnées à Rome. La dernière difficulté concerne la conception de la personne du prince . Les provinces orientales de l'Empire et certaines provinces occidentales le considèrent comme un dieu vivant. Mais à Rome, la divinisation du prince inspire une certaine répugnance. Auguste et Claude ont été divinisés, mais après leur mort. Caligula, qui voulait être un dieu de son vivant, est mort de cette ambition.
2 : un prince clément et vertueux
L'analyse que Néron fait de cette situation s'enrichit des conseils que lui donne son précepteur, le sage philosophe stoïcien Sénèque. Un bon prince se doit d'être clément, à la fois par penchant naturel et par volonté politique. S'il règne par cette vertu, les citoyens deviendront progressivement meilleurs. Sénèque orne cette vision philosophique du gouvernement de comparaisons choisies : le bon prince se comporte envers son peuple comme les dieux envers les hommes : il est comme le Soleil, il est comme Apollon. Cette comparaison avec le Soleil n'est pas une simple figure de style. Elle rappelle l'étendue du pouvoir des pharaons d'Egypte, qui avait jadis séduit Antoine, l'ancêtre de Néron. L'image peut donc devenir une réalité politique. Les premières années, Néron diffère la réalisation de certains aspects de ce programme. Il mène une politique d'entente avec le sénat. Le meurtre de Britannicus, en 55 , dont on l'accuse sans réelle preuve et probablement à tort, ne lui porte pas préjudice. Même ceux qui le soupçonnent comprennent qu'il se soit défait d'un rival potentiel. En 59, Agrippine est à son tour assassinée, ce qui ne paraît pas non plus avoir été préjudiciable à Néron, qui avouera lui-même ce matricide, dont il portera seul le terrible remords.
3 :L'âge d'or de Néron
La même année, délivré de la tutelle de la terrible Agrippine, épris de Poppée, une belle patricienne, Néron inaugure la nouvelle politique dont il rêvait.Elle a été discutée dans un cercle poétique qu'il préside et qui compte dans ses membres des poètes tel que Lucain. Ce dernier, au début de sa "guerre civile" fait un éloge plus que flatteur du prince. Dans le même temps, on célèbre le retour de l'âge d'or avec les termes que, jadis, Virgile utilisait pour Auguste. L'empereur s'essaie à la poésie et, d'après le peu que l'on en sait, y réussit honnêtement. De plus, il travaille sa voix, dont les inflexions harmonieuses vont bientôt paraître légitimer son pouvoir : le prince se doit d'être un artiste, pour révéler à ses peuples les harmonies divines qu'il entend. Pour ce faire, il s'impose une telle discipline qu'il est est pratiquement impossible qu'il se soit livré aux orgies dont on l'accusera. Dans le courant de l'année 59, il donne des fêtes qu'il appelle " Jeux de la jeunesse" : il y chante ses oeuvres en s'accompagnant à la cithare. Puis, en 60, il crée les "Neronia". Il s'agit de jeux quinquennaux qui allient la musique aux exercices hippiques et gymniques. Lui-même y participe. Ce prince poète, initiateur d'un nouvel âge d'or, n'oublie pas qu'il est coupable de matricide ! Il choisir d'expier sa faute en interprétant des rôles qui rappellent sa vie : sur scène, il est Oreste ou Oedipe. Il s'exerce aussi aux courses de char, tel le Soleil Apollon conduisant l'attelage qui éclaire le jour.
4 : De Rome à Neropolis
C'est une véritable révolution culturelle qui se prépare. Les valeurs du pouvoir, l'art et l'harmonie sur lesquels il entend se régler surprennent les classes dirigeantes. Alors, en 61, refusant toute critique, Néron commence à durcir sa position. En 62, il bannit puis fait exécuter son épouse Octavie - elle a sans doute trempé dans quelque complot - et se remarie avec Poppée. En 64, conscient que son programme n'est pas compris des Romains, il va se produire à Naples, ville de culture grecque, où le public lui fait un triomphe. En juillet 64, le hasard fournit à Néron un spectacle qu'il n'attendait pas : un incendie ravage Rome. Qu'il en soit innocent, les historiens modernes n'en doutent pas. D'ailleurs, Rome n'en est pas à son premier incendie, bien que celui-ci soit vraiment destructeur. Mais c'est sa hâte à tirer parti de la catastrophe qui le rend suspect. De plus, en sacrifiant des chrétiens pour satisfaire le peuple, qui voulait des coupables, et apaiser les soupçons qui pèsent sur lui, il entre dans l'imagerie qui fait de lui la bête immonde des prophéties et l'antéchrist. En réalité, pour éviter à la ville rebâtie de semblables tragédies, il prend des mesures qui allient sagesse et esthétique. S'il est discrédité, c'est qu'il songe à baptiser " Neropolis" la nouvelle ville ! De plus, il récupère, en plein centre, de vastes terrains pour s'y faire construire un palais, qu'il appelle lui-même la Maison dorée. Et ce n'est pas tant le luxe de ce palais qui choque les Romains que les idées révolutionnaires qui y sont expérimentées.
5 : Réaliser l'incroyable.
La Maison dorée est d'abord un grand parc. On y voit un lac où se reflètent des pavillons; des champs de blé, des vignes, des pâturages où paissent des moutons; des bois dans lesquels vivent en liberté des daims. La maison elle-même est ouverte sur ce paysage composé. Elle n'est pas ornée d'or, mais un des plafonds est décoré de peintures où domine la couleur dorée. La pièce la plus étonnante est couverte d'une coupole qu'un mécanisme fait tourner au rythme du temps. Le vestibule de ce domaine est un péristyle, élevé dans la continuité du Forum, autour d'une statue colossale d'Hélios ( le soleil ) qui représente Néron lui-même avec une couronne radiée, haute d'une quarantaine de mètres ! Pour réaliser cette Maison dorée, Néron engage des dépenses énormes, et le Trésor, déjà en difficulté, subit une grave crise. Néron est obligé de dévaluer le denier et l'aureus. En entrant dans ce domaine, il aurait dit : " Je vais enfin commencer à être logé comme un homme . " Néron veut dire par là que rien n'est trop beau pour l'homme, mais les moralistes y voient une insolence de plus. Plus grave, ces moralistes condamnent les autres projets de l'empereur : le percement du canal de Corinthe, entrepris en 67, abandonné après sa mort et réalisé seulement en ...1893, ainsi que le percement d'un canal entre Campanie et Rome, à travers les marais Pontins. Là encore, Néron veut réaliser l'incroyable : il instaure une sorte d'humanisme triomphant qui, dans un monde où les dieux se taisent, fait de l'homme son propre dieu.
6 : Le sursaut des conservateurs.
A force de refuser l'impossible, de se plaire dans la transgression, Néron indispose depuis longtemps les conservateurs. Lorsque, après la mort de Poppée, il feint d'épouser un castrat qui ressemble à la disparue, c'en est trop : en 65, sous la conduite de Calpurnius Pison, une conspiration se forme. Elle n'a pas de programme révolutionnaire. Ce n'est pas le régime qui est en cause, mais la personne du prince. Quand il en est informé, Néron est atterré. Il sévit durement, en homme déçu d'ensanglanter son beau rêve d'harmonie. Même Lucain, le jeune poète, l'ami d'autrefois, est impliqué : l'empereur l'oblige à se donner la mort. Sénèque, qui s'est pourtant retiré de la cour depuis quelque temps, reçoit le même ordre. Peut-être n'a-t-il pas trempé dans la conspiration ! Un an plus tard, Néron réaffirme son programme. Depuis le début de son règne, sous la conduite du général Corbulon, les Romains combattent leur ennemi héréditaire, les Parthes. Le roi des Parthes avait nommé son frère, Tiridate, roi d'Arménie. Néron le fait chasser par Corbulon, puis négocie et obtient un arrangement : il couronnera lui-même Tiridate si ce dernier vient en personne à Rome. Tiridate vient donc en 66. Il reçoit un accueil royal et reconnaît en Néron son suzerain et son dieu. Sur une toile tendue au-dessus du théâtre, l'empereur est représenté à l'image du soleil; conduisant un char au milieu d'un champ d'étoiles. L'heure est venue de fermer les portes du temple de Janus : le dieu n'aura plus à se porter au secours des Romains en guerre. Néron proclame la paix universelle !
7 : La fin du règne
A la fin de l'été 66, Néron part pour la Grèce. Il veut participer à tous les concours musicaux, se produire comme acteur et comme cocher dans les jeux; mais il veut aussi affirmer son attachement à cette terre, en conférant au Péloponèse une sorte d'autonomie à l'intérieur de l'Empire. Pendant qu'il recueille les prix et s'épanouit sous les applaudissements , il ne s'inquiète pas des remous qui bouleversent l'Empire. En Judée, les Juifs se révoltent, donnant à Vespasien l'occasion de déployer toutes ses qualités militaires. A Rome, les mécontents sont nombreux, et, lorsque Néron revient en triomphateur des jeux, il ne perçoit pas l'importance des nouvelles qui lui parviennent des provinces et surtout de la Gaule Lyonnaise dont le gouverneur, Julius Vindex, vient de se révolter. Les évènements, désormais, s'enchaînent rapidement. Vindex, qui a pris des contacts avec Galba, gouverneur de l'Espagne du Nord, est écrasé par les légions de Germanie, restées fidèles. Mais Galba fait alliance, contre l'empereur, avec Othon, gouverneur du "Portugal" . Néron prévoit d'aller au-devant des révoltés et de chanter quelques airs de sa composition ! Vain soubresaut d'un chimérique espoir d'harmonie. Les rebelles reçoivent bientôt l'appui des légions de Germanie. Incapable d'affronter l'échec de son rêve, Néron ne réagit pas. Il laisse les rumeurs les plus folles courir dans Rome, en particulier celle de sa prétendue fuite en Egypte, que croient pourtant les cohortes prétoriennes. Le peuple aussi, qui l'aime et le regrettera longtemps , est abusé. Abandonné de tous, Néron se donne la mort le 9 juin 69 . Il a 31 ans. Ainsi s'achève le règne d'un homme moderne, passionné de nouveautés dans un monde conservateur. Son idéal était généreux mais intempestif . Son pouvoir était grand mais il l'employa surtout à venger ses déceptions. Ainsi s'achève aussi la dynastie julio-claudienne.
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