Pour vous apporter des éléments de réponse, j'aborderai les points suivants.
D'abord, je dirai qu'il ne faut pas reprocher a priori à des hommes politiques politiques de faire de la politique politicienne. Faire de la politique politicienne pour réussir à atteindre le pouvoir et à exercer le pouvoir n'est pas incompatible avec le fait d'avoir réellement une vision politique et un projet politique.
Rome était riche en politiciens médiocres qui ne faisaient que de la politique politicienne. Mais ses grands hommes d'Etat, ses visionnaires étaient aussi des tacticiens qui se devaient d'être experts en manoeuvres politiciennes. Sinon, il y a 2000 ans comme aujourd'hui, on ne fait pas de politique : on est aujourd'hui essayiste comme hier on faisait oeuvre de philosophie.
César a certainement été un des plus grands manipulateurs des institutions romaines, le maître de la politique politicienne en son temps. Ce qui, par parenthèse, ne l'a finalement pas empêché d'être finalement mis en échec fin 50/début 49. Car il ne faut pas oublier que si César déclenche la guerre civile, c'est parce qu'il a alors échoué à trouver avec ses ennemis coalisés et avec son ancien allié Pompée un accord politique qui garantisse sa sécurité personnelle et sa dignitas. Et pourtant César a fait jusqu'à la dernière minute des propositions de concessions considérables, lesquelles ont été refusées par ses ennemis optimates qui étaient aveuglés par la haine au point qu'ils en étaient devenus bornés et stupides.
Pour juger la vision politique de César, il faut regarder son action quand il a été au pouvoir. Il n'a jamais laissé le moindre programme politique. D'ailleurs, à part Cicéron (Caton l'ancien dans une bien moindre mesure), personne n'a laissé clairement des textes qui pourraient s'apparenter à un programme politique expliqué et motivé de manière assez détaillée.
En plus, César était un outsider. Quand a-t-il vraiment exercé le pouvoir ?
En 59, lors de son 1er consulat, il était assez largement sous la tutelle de Pompée et un peu de Crassus. Et pourtant, dans ce consulat extraordinaire, il a fait adopter des mesures très marquantes qui permettent de dessiner et de qualifier son programme politique.
J'ajouterai même que si César est devenu la figure aussi haïe par les optimates et crainte par une large partie de l'aristocratie dès ce 1er consulat, c'est parce que contrairement à la plupart des sénateurs qui ont été consuls, César voulait gouverner et prendre des mesures fortes.
César voulait avancer, agir. Or l'un des principes régissant le fonctionnement des institutions romaines, c'était (avec la collégialité du consulat, le véto des tribuns, l'interprétation bidon des signes religieux néfastes et les avis rendus par le Sénat), c'était de pouvoir empêcher les gouvernants légaux de la république de gouverner et de prendre des mesures politiques fortes. Avec la motivation complètement détournée qui voulait que : 1 - un magistrat qui propose une mesure forte et populaire risque d'en retirer un énorme avantage politique en termes de popularité et de clientèles, ce qui risque de rompre l'équilibre oligarchique. 2 - et donc il faut s'opposer à toute réforme d'envergure un tant soit peu populaire ou limitant quelque peu la capacité des aristocrates à s'enrichir par des exactions.
La plupart des magistrats de la république ne sont pas allés au bout de leurs projets parce qu'ils se pliaient devant la force d'inertie structurelle des institutions romaines.
César, lui, comme les Gracques avant lui, a refusé de se laisser paralyser par des opposants dont il considérait qu'ils dévoyaient l'esprit des institutions. Il a balayé les obstacles dressés par ses adversaires : le droit de veto et le droit d'obnuntiatio de son collègue, le droit de véto des tribuns, le filibustering de Caton au Sénat. Il a aussi opposé la force à la force pour s'assurer de l'emporter sur ses adversaires dans les assemblées électorales (puisqu'au final, ce qui comptait pour un politicien était de s'assurer que ses partisans seraient majoritaires lors de la réunion des comices pour élire les magistrats ou pour faire adopter ou rejeter les lois).
Dès son consulat de 59, César a eu une action politique très forte.
C'était la 1ère fois qu'un consul proposait des lois agraires. La 2ème loi agraire de César, qui visait à favoriser les familles nombreuses de citoyens romains appauvris (les pères de 3 enfants), a été la 1ère du genre. Et elle a servi de modèle à la politique des empereurs romains.
Sa loi sur les provinces a structuré les relations avec les provinces pendant quasiment toute la durée de l'empire romain.
Sa publication des actes du Sénat constituait un acte de transparence visant à porter à la connaissance de l'opinion publique la teneur des débats au sein du Sénat. Ainsi, on empêchait que des sénateurs baratineurs aillent d'un côté flatter le peuple sur le forum et mentir au même peuple, et de l'autre côté disent le contraire lors des séances du Sénat en se moquant de cette "populace méprisable".
Ce qui fait une vision politique, c'est la synthèse entre la tradition popularis des Gracques et le souci de trouver un équilibre durable entre Rome et les provinces (là il n'était pas le précurseur mais a repris et amplifié une politique déjà engagée depuis plusieurs décennies). Parce qu'à piller excessivement ses provinces, Rome courait à une catastrophe où elle aurait rapidement entraîné avec elle le monde méditerranéen.
Et ensuite, on a évidemment la période de 49 à 44 où on peut discerner assez largement la vision politique de César puisqu'il a exercé pendant 5 ans le pouvoir suprème sur Rome (quoi que souvent absent pour cause de campagnes guerrières).
Sur ce sujet, je vous recommande chaleureusement l'excellent ouvrage de Zvi Yatzev : "César et son image."
Il passe en revue toute la législation de César pour en faire ressortir les grandes lignes de force. Ajoutons-y aussi les objectifs que César a expressément mentionnés comme guidant sa politique. Et ça donne :
- tranquillité pour l'Italie, paix pour les provinces et sécurité pour l'empire,
- une politique particulière de réconciliation par opposition aux éliminations violentes auxquelles conduisaient les luttes des factions (d'où la clémentia et la réhabilitation de ses anciens ennemis, d'où aussi le rétablissement dès 49 des droits et des biens des descendants des victimes des proscriptions de Sylla),
- une politique d'élargissement de la citoyenneté et aussi du droit latin pour renforcer la romanisation et la fidélité des provinces (et aussi bien sûr, politique politicienne oblige aussi, pour y renforcer et y élargir ses clientèles) notamment en Gaules cisalpine et transalpine, en Espagne, en Sicile,
- une "politique sociale" (si on peut dire, parce que l'économie n'était pas une sphère conceptuelle à part comme aujourd'hui) d'inspiration gracchienne mais très modérée et centriste (allotissements de terres largement faite dans les provinces plutôt qu'uniquement en Italie, pas d'annulation des dettes mais un allègement de la charge des dettes pour les débiteurs, des grands travaux pour donner du travail aux citoyens artisans, et j'ajoute l'obligation d'employer au minimum un tiers de main d'oeuvre non servile),
- une politique de restauration morale (César est le 1er à se faire confier la préfecture des moeurs et à initier la politique nataliste que reprendra Auguste, par ailleurs, César prend lui aussi des lois somptuaires pour limiter les dépenses luxueuses voire extravagantes des riches).
Cette liste n'est pas exhaustive mais illustrative.
Elle dessine très clairement un programme politique. Vous remarquerez cependant qu'elle ne dessine pas clairement un projet institutionnel parce qu'on n'a au final jamais su sous quelle forme César souhaitait réorganiser durablement la république romaine. Il n'a pas eu le temps de le faire et s'est contenté provisoirement d'accumuler un maximum de pouvoirs pour être sûr de bien contrôler Rome, l'Italie et l'empire, qu'il se trouve à Rome ou en campagne militaire.
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