Faisons aussi comme les enquêteurs et envisageons aussi les nuances.
Notamment, il faut bien distinguer 2 choses : les violences et les trucages qui conduisent à empêcher ce qui devrait en théorie être le libre-jeu des élections, même dans une constitution mixte à la romaine.
Ce n'est pas parce qu'il n'y avait pas le niveau de violence de la fin de la république au moment de la 2ème guerre punique que la république était vertueuse et fonctionnait conformément à la façon théorique et idéale dont elle prétendait fonctionner. On doit d'abord bien avoir présent à l'esprit que les sources antiques sont rarement des sources d'historiens avec toute la rigueur et la méthode scientifique auxquelles s'astreignent les contemporains. C'étaient avant tout des chroniqueurs qui faisaient oeuvre moraliste ou politique.
Tite-Live, notamment, s'il jouissait d'une certaine liberté de ton, était avant tout au service d'Auguste. Sa construction de l'Ab Urbe Condita (cf. l'excellent ouvrage de Bernard Mineo,
Tite-Live et l'histoire romaine) s'inscrit notamment dans un schéma de reconstruction historique visant à monter en apothéose Auguste.
Quant à Polybe, n'oubliez pas qu'il prophétise la possibilité que cette "belle constitution mixte, ce modèle d'équilibre", en arrive à se dérégler. Et surtout, vous savez bien que des gens éclairés peuvent accepter la différence entre discours et réalité à compter du moment où le discours est un discours de louanges pour ne pas dire un discours de courtisan.
Même si les régimes ne sont pas comparables, est-ce que les discours panégyristes et le culte du chef dont bénéficient ou ont pu bénéficier des dictateurs ou des régimes autoritaires comme l'Irak de Saddam Hussein, la Syrie des Assad, la Corée du nord ou la Chine reflètent une réalité ?
Polybe ne s'adressait pas au peuple romain. Il s'adressait aux cercles dirigeants romains et grecs.
Et surtout, il y avait tout simplement le dessous des cartes que ces chroniqueurs, moralistes et "historiens" en herbe ignoraient ou dissimulaient délibérément : notamment le fait que la république romaine était principalement une oligarchie aristocratique dans laquelle le jeu des alliances entre grandes familles et entre clientèles était absolument prépondérant et décidait de bien des choses.
Nos historiens modernes ont su rassembler des faisceaux d'indices, démonter des falsifications délibérées dans les sources antiques, montrant comment pour certains événements, les choses s'étaient passées en réalité.
Pour une des périodes qu'on évoquait, la 2ème guerre punique, l'élection des consuls pour 215 et 214, a par exemple été reconstituée dans ses grandes lignes de manière tout à fait éclairante sur les prétendues vertus des dirigeants romains de l'époque.
On peut aussi s'interroger sur les raisons pour lesquelles, après 201, les romains n'ont plus jamais désigné de dictateur, jusqu'à ce que Sylla reconquière l'Italie et Rome les armes à la main au détriment des marianistes qui avaient le soutien populaire. Est-ce un pur hasard sans signification aucune ? Les historiens, quand ils se sont penché sur ce sujet, ont notamment apporté des réponses et mis en évidence des pratiques pas franchement orthodoxes.
Et en remontant plus haut, il ne faut pas diminuer l'importance et le caractère gravissime des sécessions répétées de la plèbe lors du conflit entre patriciat et plèbe.
Entendons-nous bien : la montée du niveau de violence politique à compter des Gracques est incontestable. Mais cette violence n'est jamais spontanée. Elle ne vient pas d'une base dotée d'une conscience politique de soi. Elle est toujours initiée par des sénateurs aristocrates de plus ou moins haut vol.
Cette violence a 2 causes. Certes elle résulte d'une logique de surenchère pour gagner une compétition politique.
Mais elle illustre aussi que, paradoxalement, la société romaine et ses assemblées électorales sont devenues plus fluides, plus diversifiées et moins contrôlables par les réseaux et outils traditionnels de l'aristocratie conservatrice. C'est aussi ça qui autorise les surenchères des populares.
Il n'en reste pas moins que comme vous l'énoncez, c'est évidemment la conquête et l'exploitation de l'Italie et du monde méditerranéen qui ont bouleversé les équilibres sociaux, économiques et politiques traditionnels de la cité romaine.