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Message Publié : 04 Mai 2010 17:01 
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Thucydide
Thucydide
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Inscription : 20 Nov 2009 14:35
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Localisation : Aurelianis
Bonjour!
je suis en train de lire "Le Voyage de Marcus", roman historique de Christian Goudineau.
Je sais bien que ce livre n'a aucun but historique mais l'auteur fait ressortir un aspect de la "civilisation" gallo-romaine qui me questionne : à plusieurs reprises, par rapport à la période d'avant la conquête romaine, il donne au personnage principal des sentiments de dégouts et de méprise et le fait nommer cette période "celle où les barbares vivaient".
Ma question est simple, à partir d'Auguste, comment les gallo-romains percevaient-ils la Gaule d'avant la conquête romaine?

Merci

_________________
Sono Pazzi Questi Romani


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Message Publié : 08 Mai 2010 15:53 
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Thucydide
Thucydide
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Inscription : 04 Mai 2010 16:23
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Localisation : Lüttich
Ma première réponse serait de dire que les Romains considéraient ces Gaulois et autres Celtes comme une menace !

_________________
D'idées vraies en idées vraies et de clarté en clartés, le raisonnement peut n'arriver qu'à l'erreur.
Rivarol.

Les intellectuels n'ont plus d'influence dans la société, sauf quand ils émettent des slogans.
Les intellectuels ont de l'influence en France lorsqu'ils flattent un vague "politiquement correcte".

Jean-François Revel.


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Message Publié : 08 Mai 2010 16:06 
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Philippe de Commines
Philippe de Commines
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Inscription : 25 Juil 2009 21:18
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Localisation : Vienne (86)
Aetheling a écrit :
Ma première réponse serait de dire que les Romains considéraient ces Gaulois et autres Celtes comme une menace !


Je ne sais ce que vont en penser les antiquisants mais je ne serais pas aussi catégorique que vous.

Pour ne prendre que l'exemple de la Gaule il s'agit d'une mosaique de tribus avec lesquelles les Romains n'ont pas eu les mêmes relations.
A ce titre il est faux de penser que César a envahit la Gaule préventivement au seul motif qu'il la jugée menaçante.

_________________
> Le courage, c'est de comprendre sa propre vie... Le courage, c'est d'aimer la vie et de regarder la mort d'un regard tranquille... Le courage, c'est d'aller à l'idéal et de comprendre le réel.
( Jean Jaurès )


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Message Publié : 08 Mai 2010 16:45 
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Eginhard
Eginhard

Inscription : 18 Fév 2010 22:31
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Pour avoir un avis sur les sentiments des gallo-romains sur les gaulois d’avant la conquête, il faudrait sans doute lire des écrits de ces Gallo-romains. Or les témoignages sur les gaulois en général sont relativement peu nombreux, et encore moins nombreux de la part de gallo-romains : Ausone au IVème siècle et Sidoine Apollinaire au Vème siècle (que je n’ai pas lus !).

Leur opinion a dû profondément varier:
- dans le temps (entre le Ier et le Vème siècle),
- suivant le lieu d’habitation (ville ou campagne),
- suivant la position sociale.

J’aurais tendance effectivement à penser qu’un notable, parlant latin, plusieurs siècles après la conquête devait mépriser ces « barbares ».
En revanche, je suis pratiquement sûr que des ruraux de la Gaule profonde du IIème ou IIIème siècle, parlant encore le gaulois, vénérant encore des dieux gaulois, devaient avoir du respect pour leurs ancêtres…


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Message Publié : 08 Mai 2010 20:34 
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Jean-Pierre Vernant
Jean-Pierre Vernant
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Inscription : 08 Juin 2009 10:56
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Localisation : Limoges
Voici les mots rapportés par Tacite de Cerials souhaitant ramener les Gaulois dans la paix romaine ; le sens des paroles, fortement teinté de romanité n'en est pas moins intéressante dans ce débat, (Histoires) :

[4,73] LXXIII. Cérialis, ayant ensuite convoqué les Trévires et les Lingons, leur parla ainsi : "L'éloquence n'est pas mon art, et j'ai prouvé par l'épée la force du peuple romain. Mais puisque les paroles vous touchent plus que les faits, et que vous jugez les biens et les maux non d'après, leur nature, mais sur les discours des séditieux, j'ai voulu vous exposer quelques vérités qui, au point où en est la guerre, vous seront plus utiles à entendre qu'il n'est utile pour nous de les dire. Quand les chefs et les généraux des armées romaines entrèrent sur vos terres et sur celles des autres Gaulois, ce fut sans aucun intérêt, mais à la prière de vos ancêtres, que fatiguaient de mortelles discordes, et à qui les Germains, appelés comme auxiliaires, avaient imposé, sans distinctions d'alliés ou d'ennemis, une égale servitude. Le monde sait quels combats il nous fallut soutenir contre les Cimbres et les Teutons, combien de travaux coûtèrent à nos armées les guerres germaniques, et comment elles se terminèrent. Et si nous gardons les barrières du Rhin, ce n'est pas sans doute pour protéger l'Italie ; c'est pour empêcher qu'un nouvel Arioviste ne vienne régner sur les Gaules. Croyez-vous donc être plus chers à Civilis, aux Bataves et aux nations d'outre-Rhin, que vos pères et vos aïeux ne le furent à leurs devanciers ? Les mêmes causes attirèrent toujours les Germains dans les Gaules : la soif des voluptés et de l'or, le désir de changer de séjour, et de quitter leurs marais et leurs solitudes pour posséder à leur tour ces fertiles campagnes et vous-mêmes avec elles. Du reste, l'indépendance et d'autres beaux noms leur servent de prétexte, et jamais ambitieux ne voulut l'esclavage pour autrui, la domination pour soi, qu'il ne prît ces mêmes mots pour devise.
[4,74] LXXIV. "Il y eut en Gaule des rois et des guerres, jusqu'au moment où vous reçûtes nos lois. Tant de fois provoqués par vous, nous n'avons imposé sur vous, à titre de vainqueurs, que les charges nécessaires au maintien de la paix. Sans armées, en effet, pas de repos pour les nations, et sans solde pas d'armées, sans tributs pas de solde. Le reste est en communauté : c'est vous qui souvent commandez nos légions ; c'est vous qui gouvernez ces provinces ou les autres ; entre nous rien de séparé, rien d'exclusif. Je dis plus : la vertu des bons princes vous profite comme à nous, tout éloignés que vous êtes ; le bras des mauvais ne frappe qu'autour d'eux. On supporte la stérilité, les pluies excessives, les autres fléaux naturels ; supportez de même le luxe et l'avarice des puissances. Il y aura des vices tant qu'il y aura des hommes ; mais ces vices, le règne n'en est pas continuel ; de meilleurs temps arrivent et consolent. Eh ! quand Tutor et Classicus seront vos maîtres, espérez-vous donc plus de modération dans le pouvoir ? ou faudra-t-il moins de tributs alors qu'aujourd'hui, pour entretenir des armées contre les Bretons et les Germains ? car les Romains chassés (veuillent les dieux empêcher ce malheur), que verrait-on sur la terre, si ce n'est une guerre universelle ? Huit cents ans de fortune et de conduite ont élevé ce vaste édifice : qui l'ébranlerait serait écrasé de sa chute. Mais c'est pour vous que le péril est le plus grand, vous qui possédez de l'or et des richesses, principale source des guerres. Aimez donc la paix ; entourez de vos respects une ville dont, vainqueurs et vaincus, nous sommes également citoyens. Instruits par l'une et l'autre fortune, ne préférez pas une opiniâtreté qui vous perdrait à une obéissance qui vous sauve." Ils craignaient des rigueurs ; ce discours leur rendit le calme et la confiance.

_________________
Scribant reliqua potiores, aetate doctrinisque florentes. quos id, si libuerit, adgressuros, procudere linguas ad maiores moneo stilos. Amm. XXXI, 16, 9.


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Message Publié : 01 Juin 2010 8:13 
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Tite-Live
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Inscription : 19 Nov 2009 22:17
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Localisation : Caesarodunum
nico86 a écrit :
Aetheling a écrit :
Ma première réponse serait de dire que les Romains considéraient ces Gaulois et autres Celtes comme une menace !


Je ne sais ce que vont en penser les antiquisants mais je ne serais pas aussi catégorique que vous.

Pour ne prendre que l'exemple de la Gaule il s'agit d'une mosaique de tribus avec lesquelles les Romains n'ont pas eu les mêmes relations.
A ce titre il est faux de penser que César a envahit la Gaule préventivement au seul motif qu'il la jugée menaçante.


Ce n'est pas exactement le sujet de ce fil, qui évoque les Gallo-Romains, mais si je puis me permettre de poursuivre sur cette petite déviation :
Il y a bien une psychose romaine vis-à-vis des Gaulois. Que la realpolitik ait poussé Rome à être en bonne relation avec certains peuples, à commencer par les Eduens, et qu'il y eût commerce et échanges bien avant le temps de César, ces phénomènes ne changent rien à la peur populaire qu'inspire le Gaulois à Rome. On parle, pour qualifier une levée d'hommes exceptionnelle en cas d'invasion celtique en Italie, du tumultus gallicus. Il n'existe rien de tel pour faire face à d'autres types d'ennemis. Les Gaulois (et tout ce qui, du point de vue latin, s'en rapproche) sont l'objet de fantasmes, sur lesquels une certaine partie de l'aristocratie sait fort bien jouer pour nourrir sa communication politique. Les Furii, les Manlii Torquati, les Valerii sont trois familles qui comptent beaucoup, pour conserver leur fama et leur auctoritas, sur une certaine image de "champions des Gaulois", quand bien même ils n'ont pas pu prendre part de manière effective aux divers épisodes de guerres transalpines depuis le IIe siècle.
Il est vrai en revanche que César n'envahit pas les Gaules sur le seul prétexte qu'elles sont menaçantes : cela serait bien insuffisant pour justifier son entreprise au Sénat. Mais c'est un élément de communication diffus, implicite, qui a pu être probant au sein de la plèbe.

Pour ce qui est de la vision des Gaulois par les Gallo-Romains, je rejoins Diviacus. La romanité convient à ceux qui y trouvent un intérêt : ceux-ci ne doivent guère regretter la période précédente. Pour les autres, rien n'est moins sûr.


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Message Publié : 29 Juin 2010 20:29 
Pour les Romains, tout ce qui ne faisait pas partie de leur Empire pouvait se résumer à une bande de tarés. Les Gaulois romanisés ont adopté la même attitude à l'égard de leurs ancêtres, c'est pour ça d'ailleurs que tout le patrimoine intellectuel et spirituel de ces derniers a été complètement abandonné (druidisme notamment). Les gallo-romains ont fini par se sentir plus romains que les romains, c'est dire le mépris ou ils tenaient la Gaule antique.


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Message Publié : 29 Juin 2010 20:54 
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Fustel de Coulanges
Fustel de Coulanges
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Inscription : 15 Nov 2006 17:43
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Waroch a écrit :
Pour les Romains, tout ce qui ne faisait pas partie de leur Empire pouvait se résumer à une bande de tarés. Les Gaulois romanisés ont adopté la même attitude à l'égard de leurs ancêtres, c'est pour ça d'ailleurs que tout le patrimoine intellectuel et spirituel de ces derniers a été complètement abandonné (druidisme notamment). Les gallo-romains ont fini par se sentir plus romains que les romains, c'est dire le mépris ou ils tenaient la Gaule antique.


C'est pour le moins réducteur ce genre de propos :rool:

Surtout sur le druidisme: il semblerait bien que lors de la conquête romaine, les druides et leur pouvoir soit déjà plus que déclinant en Gaule (cf. J-L Brunaux).

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"[Il] conpissa tous mes louviaus"

"Les bijoux du tanuki se balancent
Pourtant il n'y a pas le moindre vent."


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Message Publié : 29 Juin 2010 21:44 
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Jean-Pierre Vernant
Jean-Pierre Vernant
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Inscription : 08 Juin 2009 10:56
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Localisation : Limoges
Waroch a écrit :
Pour les Romains, tout ce qui ne faisait pas partie de leur Empire pouvait se résumer à une bande de tarés. Les Gaulois romanisés ont adopté la même attitude à l'égard de leurs ancêtres, c'est pour ça d'ailleurs que tout le patrimoine intellectuel et spirituel de ces derniers a été complètement abandonné (druidisme notamment). Les gallo-romains ont fini par se sentir plus romains que les romains, c'est dire le mépris ou ils tenaient la Gaule antique.


Que c'est simpliste! Prenez ces paroles de l'empereur Julien (Misopogon):

[5] Ainsi vivais-je chez les Celtes, comme le Bourru de Ménandre, me faisant à moi-même la vie dure. La grossièreté des Celtes n'y trouvait rien à redire.

Il se moque ici des habitants d'Antioche qui ne cessent alors de médire sur son compte. Il rédige alors ce petit traité satirique en réponse où il se présente comme un individu grossier mais par dérision afin de mettre en exergue les manières féminines de ces orientaux, exaltant de fait la simplicité des mœurs des Gaulois. Julien était un néo-platonicien et se comportait d'une manière très austère, proche du style de vie monacal. En cela il trouve que la rudesse des soldats et des Celtes plus conforme à ses goûts personnels... en sachant que son point de vue ne lui est pas propre et que de nombreux aristocrates le partage.

Voici un passage où l'historien Ammien Marcellin, un natif d'Antioche mais soldat et proche de Julien, parle de Celtes (XV, 12, 3) :

Le Gaulois est soldat à tout âge. Jeunes, vieux courent au combat de même ardeur; et il n'est rien que ne puissent braver ces corps endurcis par un climat rigoureux et par un constant exercice. L'habitude locale en Italie de s'amputer le pouce pour échapper au service militaire, et l'épithète de "murcus" (poltron) qui en dérive, sont choses inconnues chez eux.

Son analyse est très classique dans l'ensemble mais dans l'extrait présent il exalte le courage guerrier des Gaulois... loin du mépris donc.

Les Romains possèdent tout un ensemble de préjugés sur les peuples faisant parti ou non de leur Empire et chacun possède des "qualités" et des défauts, les Romains traditionnellement se présentant comme le meilleur équilibre... Mais cette sorte de grille de lecture n'est pas exclusive ; Ammien parle ainsi en terme très dur du peuple de Rome, le fameux peuple élu (XIV, 6, long mais je vous laisse savourer en intégralité :

[14,6] VI. Orfite, à cette époque, gouvernait à titre de préfet la ville éternelle, et, dans l'exercice de cette charge, dépassait audacieusement les bornes d'un pouvoir délégué; esprit capable et rompu à la pratique des affaires, mais en qui le défaut de culture se montrait à un degré presque honteux chez un homme bien né. Il éclata sous son administration des séditions graves, causées par la disette du vin, cette boisson dont l'usage immodéré est si fréquemment la cause immédiate des soulèvements populaires. Mais je me figure l'étonnement d'un étranger à qui ce livre tomberait entre les mains, en ne trouvant qu'émeutes, scènes d'ivrognerie, et autres semblables turpitudes, dans la relation de ce qui s'est passé à Rome à cette époque. Une explication est donc indispensable. Je la ferai courte et sincère autant qu'il dépendra de moi, et sans porter à la vérité aucune atteinte volontaire.
Au moment où cette Rome, dont la durée égalera celle du genre humain, apparut sur la scène du monde, un pacte eut lieu cette fois entre la Fortune et la Vertu, jusque-là si divisées, pour favoriser d'un commun accord les développements merveilleux de la cité naissante. Que l'une ou l'autre eût fait défaut, et Rome restait au-dessous de ce faîte de gloire où elle est parvenue.
Le peuple romain, à dater de son berceau jusqu'au temps où pour lui finit l'enfance, période de trois siècles environ, combat autour de ses murailles. De rudes guerres occupent encore son adolescence; c'est alors qu'il franchit les Alpes et la mer. L'âge viril pour lui n'est plus qu'une suite de triomphes. Il parcourt le monde, et de chaque pays que visitent ses armes il rapporte une moisson de lauriers. Enfin la vieillesse le gagne, et, bien que son seul nom remporte encore des victoires, il aspire au repos. Alors la cité vénérable, satisfaite d'avoir courbé sous son joug les nations les plus fières, et fondé une constitution sauvegarde éternelle de la liberté de ses enfants, choisit au milieu d'eux les Césars, pour leur confier, en prudent chef de famille, la tutelle du patrimoine commun.
Aujourd'hui plus d'inquiètes tribus, plus de centuries turbulentes, plus de tourmentes électorales; partout la sérénité du temps de Numa. Et cependant il n'est pas un point du globe où Rome ne soit saluée de reine et de maîtresse, où l'on ne s'incline devant l'antique majesté du sénat, où le nom romain ne soit craint et respecté.
Mais le noble corps du sénat voit sa splendeur ternie par la légèreté dissolue de quelques-uns de ses membres, qui ne gardent plus de ménagements dans le vice, et se livrent à des égarements de tous genres, sans vouloir se rappeler sur quel sol ils ont pris naissance; car, comme le dit le poète Simonide : "Point de bonheur complet si la patrie n'est glorieuse". Il en est parmi ces hommes qui croient éterniser leur nom en se faisant élever des statues : comme si l'on était mieux récompensé par d'inertes simulacres d'airain que par le témoignage de sa conscience ! Ils font même pour eux dorer le bronze; hommage qu'Acilius Glabrion obtint le premier, quand, par sa conduite autant que par ses armes, il eut mis à fin la guerre d'Antiochus. Ah ! qu'il vaut mieux se mettre au-dessus d'honneurs si puérils, n'aspirer qu'à la vraie gloire, et n'y marcher que par cette voie longue et pénible que dépeint le poète d'Ascra ! J'en appelle à cet égard à l'exemple de Caton le Censeur. Comment se fait-il, lui disait-on an jour, que parmi tant de statues élevées aux hommes illustres de notre pays on ne voie pas figurer la vôtre? "J'aime bien mieux, répondit-il, que les honnêtes gens disent : Comment n'est-elle pas là ? que : Comment s'y trouve-t-elle?"
Les uns mettent la gloire suprême dans l'exhaussement singulier d'un carrosse, ou dans une fastueuse recherche de costume. Leur mollesse succombe sous ces manteaux à trame si déliée, qu'une simple agrafe retient autour du cou, et qu'on fait voltiger rien qu'en soufflant dessus. A tous moments vous les voyez en secouer les plis, surtout du côté gauche : c'est pour faire valoir les franges de la bordure et le curieux travail d'une tunique parsemée de figures d'animaux qui font corps avec le tissu. D'autres vous viennent de but en blanc, et d'un air d'importance, faire parade de leur immense fortune. Vous en avez pour un jour entier à écouter l'énumération de leurs biens, le détail de leurs revenus, qui vont se multipliant d'année en année. Ils ignorent apparemment que leurs ancêtres, qui ont étendu si loin la puissance romaine, ne brillaient guère par leurs richesses. Ces hommes, dont l'énergie, aux prises avec tous les maux de la guerre, a triomphé de tant d'obstacles, n'étaient pas mieux pourvus, mieux nourris, mieux vêtus que le dernier soldat. Oui, il fallut une quête pour inhumer le grand Publicola. On se cotisa parmi les amis de Régulus pour subvenir à l'entretien de sa veuve et de ses enfants. La fille adulte d'un Scipion ne fut dotée qu'aux dépens du trésor public. Un sentiment de pudeur s'empara du sénat en voyant cette vierge consumer dans le célibat ses belles années parce que son père était pauvre et servait au loin la patrie.
Allez, honnête étranger, vous présenter chez un de nos Crésus du jour, si gonflés de leur opulence. Au premier abord vous êtes reçu à bras ouverts; il vous fait questions sur questions, jusqu'à vous obliger à mentir pour ne pas rester court. Émerveillé, vous chétif, d'être ainsi choyé dès la première vue par un personnage de cette importance, vous vous prenez à regretter de n'être pas venu à Rome dix ans plus tôt. Cette réception vous met en goût, vous y retournez le lendemain; mais vous n'êtes plus qu'un intrus, un importun; on vous fait attendre. Votre obligeant questionneur de la veille a bien d'autres affaires ! il compte ses espèces. Il lui faut une heure pour se rappeler qui vous êtes et d'où vous venez. Il se remet enfin votre figure, et vous voilà des siens. Mais après trois ans de cour assidue avisez-vous de faire une absence; au retour, c'est à recommencer. Quant à s'enquérir de ce que vous êtes devenu, il y songe autant que si vous n'étiez plus du monde. Vous passeriez votre vie près de ce soliveau, sans faire un pas de plus.
Mais il se prépare un de ces dîners en plusieurs actes, festins interminables et meurtriers; ou bien il s'agit de régler une distribution de sportules, suivant l'usage. Grave sujet de délibération. Donnera-t-on la préférence à un étranger sur telle autre personne à qui l'on doit un retour de politesse? Le scrutin dit oui. Qui donc ira chercher l'invitation? Celui qui aura, la nuit, fait sentinelle à la porte d'un cocher du cirque; ou quelque maître en l'art de jouer aux dés; ou le premier charlatan qui se dit possesseur de quelque grand secret. Porte fermée aux hommes de savoir et de principes; ces gens ne sont bons à rien, et leur présence porte malheur. Ajoutez les fraudes intéressées des nomenclateurs; race qui tire argent de tout, et ne se fait guère scrupule d'introduire un nom subreptice, ni d'imposer à l'hospitalité ou à la munificence des grands un inconnu ou même un indigne.
Je ne peindrai pas ces gouffres appelés banquets, ni les mille raffinements que la sensualité y déploie. Mais que dire de ces courses extravagantes au travers de la ville? de ces chevaux lancés à toute bride, au mépris de tous dangers, sur le pavé rocailleux des rues, comme si l'on courait officiellement la poste avec les relais de l'État? de cette multitude de valets, véritable bande de voleurs que l'on traîne après soi, sans laisser même, comme dans la comédie, Sannion pour garder le logis ? L'exemple a porté fruit. On voit les dames romaines, à l'abri de leur voile, courir en litière de quartier en quartier. A la guerre, un tacticien habile a soin de garnir de soldats pesamment armés tout son front de bataille; mettant en seconde ligne les troupes légères, en troisième les gens de trait, et derrière eux enfin le corps de réserve, qu'on ne fait donner que comme dernière ressource. Cette armée de valets a de même ses directeurs de manoeuvres, tenant une baguette pour insigne, et disposant leur monde en conformité de l'ordre du jour. D'abord, à la hauteur de la voiture, s'avancent les esclaves de métiers: Après eux vient la population enfumée des cuisines; puis la valetaille sans emploi proprement dit, grossie de tous les fainéants du quartier. La marche est fermée par les eunuques de tout âge, les vieux en tête, tous également livides et difformes. A l'aspect de cette troupe hideuse, n'ayant d'hommes que le nom, on ne peut que maudire la mémoire de Sémiramis, qui, la première, soumit l'enfance à cette cruelle mutilation. C'est outrager la nature, et contrarier violemment ses vues. Car, dès les premiers moments de l'être, elle a marqué ces organes comme source de vie, comme principe de génération.
Qu'arrive-t-il? Le peu de maisons où le culte de l'intelligence était encore en honneur sont envahies par le goût des plaisirs, enfants de la paresse. On n'y entend plus que voix qui modulent, qu'instruments qui résonnent. Les chanteurs ont chassé les philosophes, et les professeurs d'éloquence ont cédé la place aux maîtres en fait de voluptés. On mure les bibliothèques comme les tombeaux. L'art ne s'ingénie qu'à fabriquer des orgues hydrauliques, des lyres colossales, des flûtes, et autres instruments de musique gigantesques, pour accompagner sur la scène la pantomime des bouffons. Enfin, un fait assez récent montre à quel point les idées sont perverties.
La crainte d'une disette ayant fait précipitamment expulser de Rome tous les étrangers, l'exécution s'étendit brutalement, même au très petit nombre qui exerçait des professions scientifiques et libérales, et sans leur laisser le temps de se reconnaître; tandis qu'on exceptait formellement de la mesure quiconque était de la suite des histrions, ou sut à propos se faire passer pour en être; tandis qu'on souffrait, sans leur adresser même une question, la présence de trois mille danseuses et d'autant de choristes, figurants ou directeurs. Aussi ne fait-on plus un pas sans rencontrer de ces femmes aux longs cheveux bouclés, qui auraient pu, étant mariées, donner chacune trois enfants à l'État, et dont toute l'existence consiste à balayer du pied le plancher d'un théâtre, à pirouetter sans fin sur elles-mêmes, à décrire, en un mot, toutes les évolutions, à prendre toutes les attitudes commandées par les caprices de l'art chorégraphique.
Il fut un temps où Rome était le sanctuaire de toutes les vertus. Alors sans doute, pour y retenir l'étranger, l'ingénieuse hospitalité des grands savait, sous mille formes, exercer ce pouvoir qu'Homère attribue aux fruits du pays des Lotophages. Maintenant, pour qu'on fasse fi de vous, il suffit à certaines gens que vous soyez né en dehors du Pomérium, à moins cependant que vous n'ayez l'avantage d'être veuf ou célibataire. Car on n'imaginerait point de quelles prévenances, de quel culte on devient l'objet, dès qu'on est sans lignée.
Rome est le centre d'action de l'univers entier. Il est donc naturel que les maladies y sévissent plus qu'ailleurs, et que souvent toutes les ressources de l'art médical deviennent impuissantes même pour les pallier. Or, voici le préservatif qu'on a imaginé : Quand on a quelque ami atteint d'une affection grave, on s'épargne le spectacle de ses souffrances. Autre précaution qui ne laisse pas que d'être efficace : Un valet est-il dépêché pour s'enquérir de la santé du patient? à son retour le logis lui est fermé, jusqu'à ce qu'il ait fait aux bains ablution complète. On craint la vue d'un malade même par intermédiaire: mais qu'il survienne une invitation à quelque noce, où l'argent se distribue à pleines mains; de tous ces gens si méticuleux sur leur santé il n'en est pas un, fût-il travaillé par la goutte, qui, ne trouve des jambes pour courir, s'il le faut, jusqu'à Spolète. Voilà la vie que se sont faite les grands.
Quant à la populace qui n'a ni feu ni lieu, tantôt elle passe la nuit dans les cabarets, et tantôt elle dort à l'abri de ces tentures dont Catulus, étant édile, s'avisa le premier, par un raffinement emprunté à la mollesse campanienne, de couvrir nos amphithéâtres; ou bien elle se livre avec fureur au jeu des dés, retenant son haleine, qu'elle chasse ensuite avec un bruit dont l'oreille est choquée; ou bien encore (et c'est là le goût qui domine) on la voit du matin au soir, bravant le soleil et la pluie, s'exténuer en débats sans fin touchant les moindres circonstances du mérite ou de l'infériorité relative de tel cheval ou de tel cocher. Étrange engouement que celui de tout un peuple respirant à peine dans l'attente du résultat d'une course de chars ! Voilà les préoccupations auxquelles Rome est livrée, et qui n'y laissent place pour rien de sérieux. Mais revenons à notre sujet.


Il y a fort à parier que certains Romains (mais au final plus on avance dans l'Empire plus ce terme en désigne l'ensemble des habitants) et Gaulois ont dû avoir un regard très méprisant pour cet ancien monde Celte, surtout chez les Gaulois de l'immédiate après Guerre des Gaules faisant parti de l'élite et souhaitant participer au mieux dans le système de gouvernement romain afin d'en tirer un maximum d'avantages, mais il est certain en tout cas que la bravoure des Celtes est restée célèbre et louée dans les armées romaines où les peuples gaulois s'engagent massivement.

_________________
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Message Publié : 30 Juin 2010 15:10 
Je n'ai rien à redire à tes propos. Je ne crois pas effectivement que les Italiens méprisaient les Gaulois à l'époque de Julien. Je répondais à la question du débat : "comment les Gallo-romains percevaient-ils les gaulois" c'est-à-dire comment les Gaulois romanisés percevaient les Gaulois d'avant -52. Que les intellectuels italiotes du IVe siècle méprisent (ou pas) les gallo-romains est problème qui n'a de toute façon rien à voir avec le sujet du fil.


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Message Publié : 30 Juin 2010 16:20 
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Eginhard
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Inscription : 18 Fév 2010 22:31
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En restant sur le sujet de la perception des Gaulois romanisés, ce sont quand même eux qui ont repris pour un nombre conséquent de leurs villes importantes les noms de leurs anciens peuples aux IIIème et IVème siècles. Je ne pense pas qu'ils l'auraient fait s'ils avaient réellement méprisé leurs ancêtres et s'ils avaient pensé qu'ils étaient tarés !
La nostalgie à elle seule n'aurait pas suffi !


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Message Publié : 30 Juin 2010 17:26 
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Hérodote
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Inscription : 30 Juil 2008 17:28
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Madamboevarix a écrit :
ce livre n'a aucun but historique


Je ne pense pas que ce livre n'ait pas de but historique car ce que tu décris ressemble bien à une illustration par la fiction du phénomène d'acculturation qui est central dans l'approche des mentalités gallo-romaines.

En deux mots, mais je ne suis pas spécialiste, les Gaulois, en contact avec un autre monde (Rome en l'occurrence) finissent par en adopter les standards culturels (langue, usages, noms etc..) et vont jusqu'à dévaloriser leurs origines.

Les afro américains l'ont aussi vécu, mais dans un autre contexte, aux US.

Acculturation des Gaulois ou pas, il y a encore débat...


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Message Publié : 30 Juin 2010 22:21 
Diviacus a écrit :
En restant sur le sujet de la perception des Gaulois romanisés, ce sont quand même eux qui ont repris pour un nombre conséquent de leurs villes importantes les noms de leurs anciens peuples aux IIIème et IVème siècles. Je ne pense pas qu'ils l'auraient fait s'ils avaient réellement méprisé leurs ancêtres et s'ils avaient pensé qu'ils étaient tarés !
La nostalgie à elle seule n'aurait pas suffi !



C'est un argument intéressant. On peut aussi se demander si rebaptiser Bourges en Avaricum (au hasard) avait un sens pour quelqu'un d'autre que les Romains, et si les Gaulois n'ont tout simplement jamais cessé de donner à cette ville le nom qu'ils lui donnaient depuis toujours, et ce quel que soit son nom "officiel".


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Message Publié : 30 Juin 2010 22:22 
As-tu des sources concernant ce problème ? Ca m'intéresse.


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Message Publié : 01 Juil 2010 0:22 
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Jean-Pierre Vernant
Jean-Pierre Vernant
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Inscription : 08 Juin 2009 10:56
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Localisation : Limoges
Diviacus a écrit :
En restant sur le sujet de la perception des Gaulois romanisés, ce sont quand même eux qui ont repris pour un nombre conséquent de leurs villes importantes les noms de leurs anciens peuples aux IIIème et IVème siècles. Je ne pense pas qu'ils l'auraient fait s'ils avaient réellement méprisé leurs ancêtres et s'ils avaient pensé qu'ils étaient tarés !
La nostalgie à elle seule n'aurait pas suffi !


J'ai lu un ouvrage sur la question... il faut que je regarde mes notes. Cela dénote semble-t-il de l'éloignement du concept Rome comme point de focal ; les populations se sentent en quelque sorte délaissé par le pouvoir et en reviennent à leurs racines. Cela explique aussi les résurgences (rares) d'art celtique en Gaule après les invasions. En (Grande-) Bretagne, beaucoup moins romanisé, le phénomène est bien plus net.

_________________
Scribant reliqua potiores, aetate doctrinisque florentes. quos id, si libuerit, adgressuros, procudere linguas ad maiores moneo stilos. Amm. XXXI, 16, 9.


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