Tout à fait d'accord avec Pédro sur la variété de situation que connait l'esclavage, que l'on peut difficilement appréhender dans son ensemble tant les situation étaient variés, si varié d'ailleurs qu'il n'y a aucune "conscience de classe" au sein des masses serviles, d'où la relative stabilité du système en Grèce (en dehors du cas hilotique et assimilés, qui obéissent à leurs propres logiques; je n'évoque que l'esclave-marchandise) et l'absence d'unité de ces hommes qui se contentent d'une quête individuelle de la liberté. Si l'on ajoute le fait qu'est envisagé un millénaire d'histoire recouvrant toute la Méditerranée et au delà ! En l'occurrence, il me semble que la situation moyenne de l'esclave va nettement se détériorer avec Rome (en l'occurrence, les préceptes appliqués par un Caton sont tout bonnement écœurants), où l'esclave est concentré aux mains d'une minorité excessivement riche contrairement au monde grec où l'esclavage est essentiellement familiale, généralisé mais du coup quantitativement plus limités, maintenant globalement des relations individuelles entre le maître et son esclave, qui n'est pas un anonyme noyé dans la masse mais un membre de la famille, un proche.
Ces réserves posées, il faut bien avoir conscience que l'esclave marron est un personnage courant, du paysage
quotidien du monde grec, les anecdotes abondent. Une fois réfugiés à l'étranger, ils vivent en tant qu'hommes libres, puisque pour les remettre en esclavage il faut soit la preuve de son ancien statut, soit une plainte officielle du propriétaire, sinon, personne n'y touchera car mettre en esclavage un homme libre est un des crimes les plus graves qui soit; dans le doute, abstiens-toi. Par conséquent, même si certains sont de notoriété publique réputés esclaves marrons par la rumeur publique, ils restent libres, mais perpétuellement inquiets. La mine abasourdie de l'esclave fuyard qui se retrouve à l'étranger nez à nez avec son maître est une figure archi-courante, proverbiale. Ils sont même associés à de nombreux mythes de fondations (Rome bien entendu, mais aussi Locres, Tarente, les Bruttiens, etc.).
un maître a deux manières de traquer un esclave en fuite : par voie privée ou par voie publique, l'une n'excluant pas l'autre.
Par voie privée, c'est à dire que le maître se met en chasse lui-même (Apollodore, dans contre Nééra de Démosthène, course son bonhomme à travers l'Attique), soit il envoie un ou des hommess de confiance, en l'occurrence la plupart du temps... des esclaves ! C'est le cas par exemple de Sysénios qui délègue son fidèle Aithalès, élevé dans sa maison, à la poursuite du fuyard Philorome (Lettre 7).
Par la voie publique, par l'intermédiaire d'une déclaration officielle faite par un héraut et enregistrés par les services administratifs. Charge ensuite aux particuliers alléchés par une récompense et aux fonctionnaires dont cela fait partie intégrante du travail de lui mettre le grappin dessus. On a conservé plusieurs de ces "déclarations de fuite", en particulier dans les papyri égyptiens (qui je ne connais pas), mais aussi quelques textes littéraires. Je vous en propose une parodique, pour dérider un sujet qui ne l'est pas : la première idylle de Moschos, assimilant Eros à un esclave en fuite et Aphrodite au maître qui le recherche:
L'AMOUR FUGITIF.
Cypris appelait à haute voix Eros son fils. "Si quelqu'un a vu Eros errer dans les chemins, ce fugitif m'appartient. Celui qui m'en donnera des nouvelles recevra une récompense. Pour prix, vous obtiendrez un baiser de Vénus, et si vous le ramenez, vous n'aurez pas seulement un simple baiser, mais quelque chose de plus. Cet enfant est reconnaissable à plusieurs traits ; vous le distingueriez entre vingt autres. Sa peau n'est pas blanche, elle ressemble au feu. Il a les yeux vifs et étincelants, l'esprit malin, le parler doux ; ce qu'il pense ne ressemble pas à ce qu'il dit. Sa voix a la douceur du miel. Se met-il en colère, il devient cruel et fourbe, ne disant rien de vrai. Cet enfant trompeur est cruel dans ses jeux. Sa tête est ornée d'une belle chevelure, mais l'impudence siège sur son front. Ses mains sont petites, mais elles lancent des traits au loin, des traits qui pénètrent jusqu'à l'Achéron et atteignent le roi des enfers. Son corps est nu, mais son âme est impénétrable. Ailé comme un oiseau, il voltige tantôt d'un côté, tantôt d'un autre vers les hommes et les femmes, et il se fixe au fond du cœur. Il porte un petit arc, et sur cet arc est posé une flèche qui, malgré sa petitesse, monte jusque dans les cieux ; à ses épaules est suspendu un petit carquois d'or rempli de flèches acérées dont souvent il me blesse moi-même. Tout ce qui lui appartient, tout en lui est redoutable ; mais bien ne l'est plus que son petit flambeau qui brûle même le soleil. Si vous parvenez le saisir, liez-le et amenez-le moi sans avoir pour lui la moindre pitié. Et si parfois vous le voyez pleurer, prenez garde qu'il ne vous trompe. S'il rit, resserrez ses liens ; s'il veut vous embrasser, fuyez : son baiser est dangereux, ses lèvres sont empoisonnées. Et s'il dit : "Prenez toutes ces armes, je vous les donne," n'y touchez pas : ce sont des présents perfides, car toutes ses armes sont trempées dans le feu."Au-delà de la parodie, on retrouve toutes les étapes normales :
- un crieur public ("appelait à haute voix")
- l'état civil (nom, origine) et la description physique de l'esclave
- la promesse d'une récompense, que ce soit pour son arrestation ou même simplement pour un renseignement.
A titre de comparaison (là aussi en contexte parodique, mais plus sérieux dans sa forme), Lucien,
Les Fugitifs, 27 :
Faisons maintenant une proclamation au nom de tous : "Si quelqu'un a connaissance d'un esclave paphlagonien, un des barbares de Sinope, dont le nom vient du verbe posséder, visage pâle, tête rasée jusqu'à la peau, barbe longue, besace suspendue à l'épaule, manteau au dos, humeur colère doublée d'ignorance, voix rude, langue médisante, qu'il en donne avis sous les conditions qu'il voudra."Dernier exemple, un papyrus égyptien du IIe av. :
« Un esclave d'Aristogène fils de Chrysippe, d'Alabanda, député, s'est échappé à Alexandrie.
Il se nomme Hermon, et est aussi appelé Nilos ; syrien de naissance, de la ville de Bambyce ; environ 18 ans ; taille moyenne; sans barbe; jambes bien faites ; creux au menton; signe près de la narine gauche ; cicatrice au-dessus du coin gauche de la bouche ; le poignet droit marqué de lettres barbares ponctuées.
II avait [quand il s'est enfui] une ceinture contenant en or monnayé trois pièces de la valeur d'une mine, et dix perles ; un anneau de fer sur lequel sont un lécythe et des strigiles ; son corps était couvert d'une chlamyde et d'un périzôma.
Celui qui le ramènera recevra 3 talents de cuivre et 2.000 drachmes ; mais indiquant (seulement) le lieu de sa retraite, il recevra, si c'est dans un lieu sacré, 1 talent et 3,000 drachmes ; si c'est chez un homme solvable, et qui aura été condamné, 3 talents et 5,000 drachmes.
Celui qui voudra en faire la déclaration, s'adressera aux employés du stratège.
S'est encore échappé avec lui Bion, esclave de Callicrate, un des archypérètes de la cour.
Taille petite ; épaules larges ; jambes fortes ; yeux pers. Il avait, lorsqu'il s'est enfui, une tunique, un petit manteau d'esclave, et un coffret de femme du prix de 6 talents et 5,000 drachmes de cuivre.
Celui qui le ramènera recevra autant que pour le premier. Faire de même la déclaration, pour celui-ci, aux employés du stratège »On voit que les récompenses sont impressionnantes, mais il s'agit là d'esclaves d'élite, au servie de maîtres puissants. Tout le monde n'a pas les moyens d'offrir de telles sommes...
Zunkir a écrit :
Est-ce que des peines étaient prévues pour ceux qui aideraient les esclaves, y compris les libres ?
Oui, mais là aussi difficile de généraliser les législations. Néanmoins, quelqu'un qui aide (volontairement, en connaissance de cause) un esclave en fuite est assimilé à un voleur d'homme, crime gravissime, et ce qu'ils gardent l'homme en esclavage dans le cadre de leur trafic ou le libèrent pas bonté d'âme. Aulu Gelle signale en particulier au livre XI un cas exceptionnel, scandaleux, d'un homme condamné pour avoir simplement interposé son manteau entre l'esclave et son maître, soit-disant en le réajustant, en fait afin de faciliter sa fuite !! Mais les Romains étaient devenus paranos avec leurs esclaves...
Zunkir a écrit :
Et quels châtiments étaient infligés aux esclaves fugitifs ?
Plus encore que pur les autres points, on ne peut généraliser. Ainsi, les Romains n'hésitent pas à crucifier pour l'exemple, alors qu'à Athènes, la loi régit partiellement les relations entre maître et esclave et celui-ci ne saurait être mis à mort ou torturé de manière excessive, même s'il a fuit.
Par contre, ce n'est pas les sanctions qui manquent : réduction des portions alimentaires, travail plus dur (au moulin ou aux carrières par exemple), port de chaînes, et surtout, marquage au fer, qui plus est sur le front à l'époque romaine, ce qui à mon sens à pour effet de voir s'envoler ses espoirs d'affranchissement, d'où peut-être pour le cas athénien la différence établie entre les esclaves, ceux marqué et ceux non marqués (sans que cela suppose dans leur cas que tous les marqués aient été des fuyards, mais leur statut est différent ; en particulier, les esclaves domestiques ne semblent pas normalement marqués ; or ce sont eux qui bénéficient souvent d'un affranchissement à la mort du maître, par testament.
Je ne suis pas vraiment d'accord devant le constat avancé: "l'affranchissement est rare", à Rome comme Pédro ou en Grèce. Je ne sais pas si c'est quantifiable, mais vu que la majorité de la plèbe de Rome est au final issue de l'affranchissement, j'ai de gros doute sur la rareté supposée du phénomène. Il semblerait même que l'affranchissement en fin de carrière soit la récompense normale et attendue : par exemple, Phèdre VI.19 dans sa fable "Esope et l'esclave fugitif" expose les doléance d'un malheureux, entre autres "
Par mon temps de service j'ai droit à l'affranchissement et, malgré mes cheveux blancs, je suis encore esclave." Cet espèce d'accord tacite entre maître et esclaves me semble confirmé par un étrange texte,
l'Onerocritique d'Artémidore, autrement dit un traité d'interprétation des rêves du IIe siècle (
traduction ancienne de 1634 ou
texte original. L'esclave comme les autres rêves, mais leur interprétation est différente. Comme ils forment une partie de la clientèle du pratiquant, leur cas est systématiquement exposé, et quasi toujours, les signes ont trait à la liberté prochaine... Cela montre bien les préoccupation et surtout les
espoirs de ces hommes. L'affranchissement est une récompense
normale s'ils n'ont pas fait de fautes graves (en l'occurrence, une fuite), et non un bienfait exceptionnel (et encore, bienfait, à voir : un salopard comme Caton se débarrasse de ses vieux croutons pour ne pas avoir à nourrir une bouche devenue inutile, il les envoie donc crever ailleurs, en les vendant quand il peut, sinon en les affranchissant...). Les Testaments grecs, par exemple ceux des philosophes conservés par Diogène Laërce, montrent bien que le décès du maître était l'occasion pour ce dernier de réorganiser sa maison, et de libérer ses plus fidèles serviteurs. Bref, je m'interroge sur la proportion réelle, selon l'époque et le statut, au delà du fantasme. C'est la carotte qui fait marcher le système, si la majorité n'en bénéficie pas, comment les maintenir ou les motiver ?