CEN_EMB a écrit :
Pierma a écrit :
Avant l'arrestation de Dreyfus, il y a plusieurs acteurs, côté français, qui trempent dans l'affaire sans se coordonner. S'il y a intoxication des Allemands, donc non pas un ou plusieurs traitres, mais un ou des officiers qui trompent délibérément les Allemands, le contre-espionnage n'est manifestement pas au courant. S'il avait été dans la confidence il n'y aurait pas eu d'affaire Dreyfus. (A moins d'imaginer qu'ils aient délibérément arrêté quelqu'un qu'ils savaient innocent, ce qui est un peu raide.)
Une idée pour insérer une logique dans tout ça : les services secrets français utilisaient peut-être réellement Esterhazy comme un agent double chargé de donner des fausses informations "réalistes" aux Allemands. Manque de pot, cette affaire de note trouvée dans la corbeille de l'ambassadeur menace la source qui risque d'être dévoilée et donc "démonétisée", alors qu'on veut qu'elle continue à "vendre" des fausses infos, maintenant que le contact est en place et crédibilisé auprès des Allemands. En effet, Esterhazy jugé publiquement, son réseau est perdu.
On crée donc un faux coupable, Dreyfus, dont on n'a cure, pour protéger le vrai, qui travaille en fait pour la France.
Bien entendu, n'ayant qu'une connaissance tout à fait superficielle de l'affaire, je ne sais pas du tout si ça résiste à l'épreuve des faits connus. Mais au moins y a-t-il une logique.[...]
CEN EMB
Ce que je pense est à peine plus compliqué. Esterhazy semble bien avoir joué ce rôle. En revanche l'arrestation de Dreyfus est sans doute au départ un "accident" : le service de contre-espionnage n'a pas été mis au courant qu'une intoxication visait l'ambassadeur d'Allemagne, il constate ("le bordereau") que quelqu'un lui transmet des renseignements (dont il ignore qu'ils sont faux) et mène une enquête qui va aboutir à l'arrestation de Dreyfus.
Esterhazy était employé par un général français, le plus plausible étant le général Mercier, chef d'état-major. (Seul le chef d'Etat-Major peut prendre sur lui de mener une telle entreprise : pour accréditer un "traitre" auprès de l'ambassadeur d'Allemagne, il faut non seulement disposer d'un officier "noceur et mal noté" dont la démarche, pour de l'argent, n'étonnera pas, mais il faut aussi lui fournir des renseignements exacts, pour accréditer les faux. - On ne peut tout de même pas fournir que des faux renseignements. Il est logique qu'au niveau de l'Etat-major, on sache quels renseignements exacts peuvent être transmis sans dommages.)
Après l'affaire, Mercier, devenu sénateur, lancera de son banc "moi qui ai sauvé la France" et devra se taire sous les huées :"Taisez-vous, cannibale !" (Au vrai, on ignore le but de l'intoxication, si intoxication il y a eu : protéger la première ébauche du Plan XVII ? Masquer la mise au point du canon de 75 ?)
J'ignore pour quelles raisons Mercier n'est pas intervenu auprès du service de contre-espionnage au moment de l'arrestation de Dreyfus, pour le faire libérer discrètement. (Il faudrait regarder le timing pour voir si l'arrestation de Dreyfus n'a pas été connue avant qu'il puisse intervenir. A moins que l'existence d'un faux coupable ne l'arrange... ce qui serait effectivement le départ de l'affaire. En tous cas il a commis une faute professionnelle en menant sa petite affaire sans prévenir le contre-espionnage.)
Oliviert a écrit :
Il est troublant que les cinq documents du bordereau aient été faciles à obtenir pour Dreyfus, stagiaire au Ministère de la Guerre à Paris. Il l'a lui-même admis. J'y reviendrai plus en détails ultérieurement. Par contre, ils étaient très difficiles à obtenir pour Esterhazy qui se trouvait en garnison à ... Rouen.
Peu importe où Esterhazy se trouvait en garnison. S'il trahit sur ordre, on lui dicte ce qu'il doit écrire et on lui fournit ce qu'il doit transmettre, avec toutes les justifications expliquant qu'il ait pu en prendre possession. L'enquête de Picquart révélera effectivement que le bordereau est de sa main.
Dreyfus n'était pas stagiaire au ministère de la guerre - les officiers ne font pas de stage au ministère, qui ne fait pas partie de l'armée - il avait fait quelques temps plus tôt un stage à l'état-major. L'enquête du contre-espionnage aboutit à une liste de cinq officiers qui sont susceptibles de disposer des cinq documents promis à l'ambassadeur d'Allemagne par le bordereau. Le fait que ça tombe finalement sur Dreyfus est totalement mystérieux (pourquoi lui plutôt qu'un des quatre autres ?) et l'antisémitisme a pu jouer : c'était une obsession du colonel Sandherr. ("Dans toute erreur judiciaire il y a une brute judiciaire.")
Un service plus méthodique aurait cherché à prendre l'espion la main dans le sac, en tous cas l'aurait mis sous surveillance, ne serait-ce que pour savoir qui va lui fournir les documents promis. (De bonne foi ou parce qu'il aurait des complices.)
En tous cas il y a une fixation sur Dreyfus, sans preuve réelle et avec des interrogatoires de parti-pris : par exemple, on lui dicte le texte du bordereau et on l'accuse de trembler en l'écrivant. Tout ce qui le concerne est de la même eau.
(C'est quoi, en particulier, ces accusations ridicules d'avoir fréquenté telle femme "connue comme espionne allemande" ? Un coupable aurait nié jusqu'au fait de l'avoir rencontré.)
Cela ira jusqu'au fameux "dossier secret" dont les juges seuls auront connaissance, au cours de leur délibéré, ce qui constitue un déni de justice.
Le fait est là : on a tout fait pour le perdre, soit par parti-pris, soit parce qu'on avait besoin d'un coupable. (En tout cas, si ce n'est pas pour protéger Esterhazy qu'on l'a arrêté, c'est très certainement pour cela qu'on l'a maintenu en détention et qu'on a fabriqué des faux contre lui.)