Voici la transcription d'une narration de mon père et de sa soeur Louisou, à propos de leur père (mon pépé, qui est sur la photo, là, juste à gauche).
texte que j'ai écrit en 2002 et posté ailleurs ...
Il me semble qu'il a sa place dans cette discussion ...
Citer :
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Papa :
« Mon père (le pépé que tu as connu) est né le neuf août 1877, d’une famille de neuf enfants. Cinq seulement ont vécu, mais c’était comme ça à l’époque. Il avait cinq ans quand sa mère est morte à la naissance de sa plus jeune sœur. Cette petite a été élevée par sa sœur aînée.
Quand il a eu sept ans, son père, qui était maçon, s’est blessé à la main et en est mort deux jours après. Peut-être le tétanos, à l’époque on ne savait pas le nom des maladies, on disait « le mal ». Les cinq enfants se sont retrouvés dispersés. Le pépé a été recueilli chez […] qui l’ont fait travailler en échange de son pain »
Louisou :
« Du pain ! Souviens-toi, Jean, il nous disait qu’on lui faisait couper l’herbe pour les lapins, et que si le panier n’était pas assez plein, il n’avait pas de pain ». A ma question sur le sens exact du mot « pain », Louisou précise : « La nourriture de tous les jours, pour lui comme pour les patrons, c’était du pain sec ou trempé dans une soupe de légumes. La viande, c’était pour le comte ou pour les fêtes si on pouvait. Bon, mais ça a toujours été un fin braconnier, il devait déjà commencer à bien se débrouiller… »
Papa :
« Il n’est pas resté longtemps chez eux, après il est allé garder les brebis chez […], la maison que tu connais et qui sont encore amis avec nous (plus d’un siècle après !) . Là il a été bien, mais eux aussi ont eu des malheurs et ils n’ont pas pu le garder. Mais ils se sont toujours inquiétés de lui, et il savait qu’il pouvait compter sur eux. Il a fait plusieurs places dans la contrée, sans jamais être payé, seulement nourri. Et chez beaucoup qui ont bien profité de lui et qui font maintenant les forts (papa, tu juges là les gens d’aujourd’hui sur les fautes de leurs ancêtres !) »
« Quand il a eu seize ou dix-sept ans, il en a eu assez. A l’époque, ceux qui voulaient trouver du travail comme domestique allaient aux foires avec une rose à la boutonnière, tu vois c’était comme l’agence pour l’emploi maintenant. Alors il est allé à la foire. Il a fait comme ça plusieurs places de valet, il a été des fois loin dans la région, avant de se marier »
De cette vie de dur travail, le pépé était devenu fort, et sans doute fier de l’être. A une époque, il a été faucheur chez le comte du Pin.
Papa :
« L’équipe était d’une dizaine de faucheurs, chacun devait amener sa faux. Ils coupaient l’herbe, chacun son rang, alignés sur la largeur du pré. Mon père était chef faucheur, c’était lui qui guidait les autres et devait être toujours en tête, on prenait le plus fort. C’était un honneur, mais ce n’était pas plus payé. Les autres essayaient de le doubler pour devenir chefs. Comme ça, c’est le comte qui profitait du rendement.
Un jour, un vieux domestique qui ne pouvait pas suivre s’était mis à l’ombre d’une haie pour se reposer. Bien sûr, le comte est arrivé.
- Chef faucheur, que fait cet homme ? tu crois que je le paie pour se mettre à l’ombre
- Mes respects, monsieur le comte. Il est au bord de la haie pour couper l’herbe mêlée de ronces, les autres refusent de le faire, ils ont peur d’abîmer leur faux.
Et le comte est allé donner vingt sous au vieux en récompense ».
Le pépé s’est marié en 1905, avec une fille dont les parents étaient valets de ferme au Pin, eux aussi. Papa se souvient d’une autre histoire, venant d’encore une génération avant :
« Ces gens étaient donc domestiques au Pin. Ils travaillaient toute la semaine, mais le dimanche c’était interdit. Sauf donner à manger au bétail et chasser les taupes. Une fois, le comte leur avait fait tailler les chênes de l’allée du château, et il les avait autorisés à prendre les branchages pour se chauffer. Comme la semaine ils n’avaient pas le temps, ils avaient attelé toutes les charrettes un dimanche au petit jour, pour avoir fini de charger avant l’heure de la messe. Pas de chance, la comtesse allait peut-être se confesser, elle est passée plus tôt que prévu.
- Arrêtez, cocher ! Qui est-ce qui travaille le dimanche ? Vous êtes tous convoqués demain matin chez monsieur le comte.
Il paraît que les femmes ont pleuré toute la nuit, de peur d’être renvoyées.
Le lendemain, ils sont donc allés au château. Ils ont eu une amende, qui valait sans doute plus que le bois qu’ils avaient pris. Alors tu vois bien que les comtes ça a toujours été des fumiers »
Revenons au mariage du pépé. Le jeune couple a eu la chance d’être engagé comme domestiques… au Pin, évidemment. Ils ont eu d’abord deux filles. Puis en 1917 (à quarante ans, donc) le pépé est parti à la guerre. Louisou (la troisième fille) raconte :
« Ma mère était enceinte de moi quand il est parti. Elle était désespérée. Elle m’a raconté ça cent fois : elle servait au château quand il y avait des banquets (parce que tu penses bien que la guerre ne les a pas empêchés de continuer les chasses à courre et les réceptions !) Il y avait quatre marches à descendre pour porter les plats de biche. Elle sautait ces marches d’un coup dans l’espoir de me faire tomber. Mais tu penses, j’étais bien accrochée.
Plus tard, je devais avoir quatre ou cinq ans, j’étais allée jouer avec les petits cochons. Ma mère s’est affolée : - pauvre fille, quand je voulais te perdre et te donner aux truies, tu ne voulais pas, et maintenant que je t’aime tant, tu y vas toute seule »
Nous avons ri aux larmes, avec Louisou et papa. Ce qui leur a rappelé les fous rires de leur enfance, lorsque le pépé et son frère, aux veillées, racontaient comment ils avaient arrêté deux allemands (deux !) sur le pont de la Meuse. Et une vielle femme, au coin du feu, se lamentait : « mon Dieu, sans vous deux, on serait tous boches, maintenant ». Eux qui avaient vécu cet enfer savaient en rire, mais les femmes étaient encore terrorisées !
Ces gens savaient aussi être assez malins pour rouler parfois le comte dans la farine.
Au château, il y avait un étang. Le vendredi saint, la viande étant interdite, les valets devaient vider l’étang et attraper les plus belles carpes pour le repas d’après la messe. Eux n’y avaient pas droit, bien sûr. Mais quelques carpes étaient déjà parties auparavant, par un autre chemin. Quant aux lièvres… la possession d’un fusil étant interdite dans le contrat, tout le monde savait poser des collets. Et puis d’autres astuces :
« On avait le droit de chasser les taupes le dimanche, avec ce genre de piège qu’on trouve encore. Tous les garçons s’y mettaient, parce que le comte payait vingt sous pour chaque taupe présentée au régisseur. Ensuite, on devait les jeter au fumier. Mais une taupe morte, ça conserve bien quinze jours. Alors on les mettait de coté, et le régisseur comptait deux ou trois fois chacune, sans s’en douter »
Après le retour de la guerre en février1919, ils ont donc eu leur quatrième enfant, mon père. Puis ils ont changé de ferme, mais toujours chez le comte. Ils ont pris la ferme de « La Frétille », hameau de deux maisons. Où notre famille est restée jusqu’en 1964, l’année de mes dix ans. Ma mère se souvient du pépé :
« Quand je suis venue bru à la maison, il a toujours été gentil avec moi. Quand j’étais enceinte de toi, il ne voulait pas que je porte les seaux, il était toujours dans mes pieds à vouloir m’aider. Le pauvre homme, il avait ramené de la guerre la manie de chiquer. La maison était pavée, et j’avais un mal fou à nettoyer tous les jours les chiques qu’il crachait entre les cailloux, et puis ça m’écœurait. Mais je ne lui en ai jamais fait le reproche, il était tellement brave »