Sait-on pour autant que Sissi manifesta, dès sa vingtième année au moins, un comportement que l’on pourrait qualifier d’anorexique ? Issue de la famille royale de Bavière, la jeune fille mène d’abord, avec ses parents sans fonction réelle à la cour de Munich, une vie plus bourgeoise qu’aristocratique. Sa mère, Ludovica, bien que délaissée par son mari, paraît comblée par ses huit maternités. L’éducation des enfants est proche de la nature, relativement peu conventionnelle. L’influence du père, cultivé et original, par ailleurs en proie à des accès de neurasthénie, tient particulièrement à ses opinions libérales et démocratiques très «quarante-huitardes». C’est Hélène, l’aînée, qui est promise à l’héritier des Habsbourg. Mais ce dernier lui préfère Sissi. En 1854, la voilà mariée à son cousin François-Joseph d’Autriche ( 1830-1916 ). Elle aura quatre enfants, dont la première dès 18 ans. A la cour d’Autriche, la rigidité de l’étiquette est proverbiale, la fonction l’emporte sur le désir. Après la secousse révolutionnaire de 1848, tout doit, constamment, concourir à la restauration de l’absolue souveraineté du monarque autrichien sur l’empire multinational. La famille régnante se doit de demeurer, d’une certaine manière, inaccessible en toutes circonstances, au-dessus du commun des mortels, incarnant la grâce divine dont elle assure tirer son pouvoir. Sissi vit ce monde de devoirs, cette représentation permanente, cette manie du protocole, ce déni de toute spontanéité, l’impossibilité de relations personnelles authentiques, comme la négation de son être. La moindre de ses journées est programmée de la manière la plus formelle et le regard des autres l’emprisonne. La jeune femme est écartelée entre le modèle libéral de son père et l’emprise tyrannique de sa belle-mère et tante, l’archiduchesse Sophie, chef du parti ultramontain de Vienne, qui s’étend d’ailleurs à l’éducation des deux premières enfants. Précisément, en 1857, lors d’un voyage officiel en Hongrie que désapprouvait Sophie, survient subitement la mort de la fille aînée (elle aussi prénommée Sophie) âgée de deux ans et demi. Sissi en conçoit une forte culpabilité. Rejetant la nourriture comme ses contraintes, montrant en quelque sorte ce qu’elle ne saurait formuler, elle s’impose des régimes draconiens, obsédée par un poids maximum de 50 kg pour 1.72 m, fait établir des engins de gymnastique dans son cabinet de toilette - du jamais vu -, se lance dans d’éperdues randonnées pédestres ou équestres où elle épuise son entourage. Elle est obsédée par sa silhouette, bien avant que la sveltesse ne devienne socialement de mise, se passionne pour la beauté physique de son sexe et fait réunir une collection de photographies des plus belles femmes de tous horizons, par définition en plan, sans volume. Dès 25 ans, les symptômes de dénutrition sont considérés comme graves. A 32 ans, elle ne se laisse désormais plus approcher par l’objectif du photographe, assurant par là le culte de son éternelle jeunesse.
Le refus qu’exprime son corps, Sissi le manifeste également dans son militantisme en faveur de la cause hongroise, qui l’oppose tant à sa belle-mère qu’à l’empereur lui-même. En quelque sorte, l’impératrice, à défaut de prendre conscience de ses propres désirs, contribue à réaliser les aspirations nationales et les revendications de justice et de liberté de Budapest. L’instauration de la double monarchie en 1867 correspond du reste à l’apogée de son succès populaire et de sa beauté. Dès cette date, la mort s’impose dans la vie de Sissi, par une série de deuils inopinés. L’exécution de son beau-frère Maximilien au Mexique est contemporaine de la disparition prématurée de sa sœur aînée Hélène, promise avant elle à François-Joseph; Sissi éprouve alors, significativement, le sentiment de tenir le rôle de quelqu’un «qui est déjà mort». Son cousin Louis II de Bavière sombre dans la folie et, interné, se noie dans le lac de Starnberg avec son médecin (1886). Rodolphe, son troisième enfant, conçu pendant le deuil de l’aînée, se suicide à Mayerling en compagnie de sa maîtresse (1889). Enfin, sa sœur, la duchesse d’Alençon, est brûlée vive parmi plus d’une centaine de victimes dans l’incendie du Bazar de la Charité à Paris (1897). A partir de 23 ans, Sissi avait quitté Vienne et François-Joseph, s’était physiquement et psychiquement retirée, pour s’adonner à d’interminables voyages à travers l’Europe, sortes d’errances sans repos ni dessein qui devaient néanmoins agir à la façon de tranquillisants. En 1891, l’ex-impératrice française Eugénie écrit de son homologue autrichienne: «C’était comme si on avait voyagé avec un fantôme, car son esprit semblait résider dans un autre monde.» Lorsqu’à 60 ans elle est poignardée au bord du lac à Genève, elle ne sent guère le coup, puis perd connaissance sans comprendre: longtemps si proche de la mort, elle ne l’aura pas reconnue.
_________________ Historicus autodidactus homines manentes apud Amestelledamme
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