Voici comment le fils marin de Louis-Philippe raconte cette mission, dans le chapitre V de ses Vieux Souvenirs :
"Je retournai à mon métier. Le 1er septembre, je sortais de Brest sous les ordres de l’amiral Baudin, un homme qui avait derrière lui toute une carrière de vaillance. Amputé d’un bras, sa haute taille, sa figure énergique inspiraient tout d’abord le respect, et on apprenait vite à voir en lui un chef aussi intelligent que résolu, que passionné même. Il avait son pavillon sur la frégate la Néréide. Je suivais sur une petite corvette dont on m’avait donné le commandement et dont je venais de faire le rapide armement. Hors les torpilleurs, les bâtiments de flottille, je ne crois pas qu’il existe aujourd’hui, dans toute notre marine, un navire aussi petit qu’elle. Quatre canons de 30 et seize caronades, des jouets d’enfants, composaient son armement. Son équipage était d’une centaine d’hommes. Mais qu’elle était jolie, avec sa fine carène si ras sur l’eau, son immense mâture si inclinée sur l’arrière, et puis quel nom charmant ! Elle s’appelait la Créole. C’était mon premier commandement ! J’avais vingt ans ; nous partions pour une expédition où il y avait chance de tirer le canon, et où je me flattais à mon tour d’imiter les exemples de mes frères aînés, qui avaient si bien su à Anvers et en Afrique soutenir l’honneur de la race.
On comprend mon émotion en quittant la France dans ses conditions. Mon ancien aide de camp, Hernoux, et Bruat me donnèrent la conduite hors des passes, et me quittèrent dans la barque du pilote. Le dernier lien avec le sol de la patrie était rompu... En avant ! petit bonhomme ! [...]
De Cadix, où nous avions trouvé les frégates la Gloire, la Médée et deux corvettes à vapeur, nous naviguâmes en division, et, après trente-six jours de traversée, nous atteignîmes le cap Saint-Antoine, la pointe Ouest de Cuba. Arrivés là, l’amiral prit à la Gloire et à la Créole leur eau et leurs vivres et nous envoya nous ravitailler à La Havane, pendant qu’il continuait sa route vers le Mexique et La Vera Cruz. Très indifférent à la politique, ayant même toujours eu du dégoût pour elle, j’ai oublié de dire pourquoi nous allions au Mexique ; c’était éternellement la vieille histoire : des réclamations timidement présentées, repoussées ; des forces insuffisantes pour agir, ne faisant qu’ajouter à l’insolence des adversaires, et alors nécessité d’envoyer une expédition considérable et coûteuse pour en finir. Une vingtaine de navires de guerre, dont quatre frégates et deux bombardes, allaient bientôt se trouvés réunis devant Vera Cruz avec quelques troupes de débarquement pour mettre le marché à la min du Gouvernement mexicain. En attendant, nous allions à La Havane, le commandement Lainé et moi, pour approvisionner, charger tout ce que nous pourrions porter à l’escadre, et aussi, m’avait dit personnellement l’amiral, tâcher, moi personnellement, de recueillir tous les plans et renseignements possibles sur les villes jadis espagnoles du littoral mexicain et la grande citadelle de Vera Cruz, le fort Saint-Jean d’Ullua. Rien ne m’allait comme cette course à La Havane, où nous mouillâmes quatre jours après, et dont j’avais emporté, sept mois auparavant, de si agréables souvenirs. Aussi, dès que j’eus fait et rendu les visites officielles, me précipitai-je au théâtre Tacon où, dans une loge d’avant-scène que je connaissais bien, j’aperçus la charmante femme qui, à mon premier passage, avait si gentiment commencé mon éducation de fumeur.
Les plus mauvaises nouvelles nous arrivèrent du Mexique. Pendant que l’amiral Baudin s’y rendait en quelque sorte à marches forcées, les navires qui nous y avaient précédés avaient peu à peu abandonné le blocus. La frégate l’Herminie était partie pour la France, qu’elle ne devait pas atteindre. Elle fit naufrage aux Bermudes. L’Iphigénie, toujours commandée par le capitaine de Parseval, avait dû s’éloigner à son tour, n’ayant plus qu’un débris d’équipage, la fièvre jaune, qui sévissait avec violence, ayant fait à son bord les plus grands ravages. Que de bons amis dont j’appris la mort ! Il ne restait au commandant Parseval qu’un officier, Kerjégu, qui fut plus tard mon collègue à l’Assemblée nationale, et un aspirant, Sauvan, pour l’aider à transporter sa frégate. Un ouragan était survenu aussi, qui avait causé les plus graves avaries à nos croiseurs. J’en vis arriver deux, l’Eclipse, commandant Jame de Bellecroix, et le Laurier, capitaine Duquesne, qui avaient démâté dans la tempête et s’étaient arrangé une mâture de fortune, à l’aide de laquelle ils avaient réussi à se traîner au port. Toutes les voiles emportées, livrées sans défense à l’ouragan, le capitaine du Laurier, Duquesne, et le second, Mazères, s’étaient attachés sur le pont, après avoir enfermé l’équipage en bas. La violence du vent coucha complètement le navire sur le flanc, si bien que le lieutenant Mazères, emporté par une lame, se rattrapa à la grand-hune et parvint à regagner le pont. Un instant après, la fureur de la mer brisa les deux mâts du brick et le sauva en lui permettant de se redresser.
Laissant tous ces éclopés se raccommoder comme ils pourraient, le commandant Lainé mit à la voile avec sa frégate et m’ordonna de le suivre. Après une rapide traversée, nous sommes à Sacrificios, l’ancrage le plus rapproché de Vera Cruz. Nous y apprenons que le commandant de la Médée, M. Leray, est en mission à Mexico. Puis l’amiral s’en va lui-même à Xalapa, pour y conférer avec les ministres mexicains. Pendant ce temps, la routine du blocus continue, agrémentée par des privations de toute sorte, la ration d’eau, la fièvre jaune. L’eau nous est apportée de La Havane ; elle vient dans des barriques d’eau d’où elle est quelquefois noire et infecte. La fièvre jaune se promène. Un soir, j’étais resté à pêcher le long du bord jusqu’à onze heures, avec un aspirant de première classe, robuste, bien portant, qui avait été mon élève de quart sur la Didon. Il avait l’esprit frappé de certains pressentiments. J’essayais de le remonter, sans y réussir. A six heures du matin, le terrible vomito l’avait emporté ! Pauvre Gouin ! Je l’aimais bien. Nous l’enterrâmes sur l’îlot de Sacrificios, ce sinistre cimetière que les zouaves baptisèrent plus tard : le Jardin d’Acclimatation.
Peu d’incidents pour varier la monotonie de ces semaines d’attente. Un jour où j’étais allé dans mon canot des sondages très près de terre, le long de la côte qui s’étend de Vera Cruz à Anton Lizardo, je vis arriver au galop à travers les dunes un escadron de lanciers mexicains en grands chapeaux blancs, semblables à un escadron de picadors de places de taureaux. Ces hommes allaient peut-être nous envoyer des coups de carabine, et nous étions sans arme pour riposter, aussi m’avisais-je d’un expédient qui réussit. Au lieu de fuir à force de rames, j’ordonnai à mes canotiers de rester immobiles sur leurs avirons, pendant qu’avec l’aide de deux hommes je faisais le simulacre de mettre péniblement en batterie, de charger et pointer une lourde pièce d’artillerie qui n’était autre qu’une longue-vue à gros objectif dont j’étais pourvu. L’effet fut électrique ; nous vîmes l’escadron mexicain détaler ventre à terre dans toutes les directions, à la joie de mes canotiers. Une nuit, autre aventure. L’amiral m’envoya faire avec MM. Desfossés, Doret et deux officiers du génie, le commandant Mangin-Lecreux et le capitaine Chauchard, une reconnaissance assez originale. Pour comprendre la nature de cette reconnaissance, il faut savoir que le fort Saint-Jean d’Ullua est assis sur un grand récif, séparé de la Vera Cruz par un étroit bras de mer. Bâti sur le bord de ce récif qui regarde la ville, ses murailles, où sont scellés d’énormes anneaux pour l’ancrage des grands navires, descendent à pic dans la mer. De l’autre côté, un glacis plonge dans une espèce de grand lac, formé de deux bras de récifs à fleur d’eau qui s’étendent très loin au large. L’amiral voulait savoir si cette espèce de lac intérieur avait un fond uni, s’il était guéable et si, en cas de besoin, on pouvait atteindre le glacis des murailles du fort, lorsque le canon les auraient éventrées.
Donc nous partîmes une belle nuit, gagnâmes la ceinture des récifs loin du fort, y débarquâmes, et marchant dans l’eau que nous avions, dès le début, à mi-cuisse, nous nous dirigeâmes vers le fort en sondant devant nous avec de gros bâtons. Partout nous trouvâmes à peu près la même profondeur et un fond de sable recouvert d’herbes courtes. Sans doute la mer avait à la longue lancé tout ce sable par-dessus la chaîne des coraux, et les courants l’avaient nivelé. Après une longue et fatigante marche dans l’eau, qui nous obligeait à souffler de temps en temps, et où nous disions tout bas comme dans cette gravure où Raffet a représenté une reconnaissance analogue : « Il est défendu de fumer, mais vous pouvez vous asseoir », nous arrivâmes presque au glacis, entendant près de nous le cri des sentinelles : « Alerta ! » Le commandant Mangin, qui tenait à toucher de la main le glacis, était en avant de nous de quelques pas lorsqu’une clameur éclata dans le fort, tout s’illumina, et en un clin d’œil nous vîmes paraître sur la crête des glacis une cinquantaine de soldats, dont les fusils étincelaient. Ils descendirent à toute course, et se précipitèrent dans l’eau à notre poursuite. Naturellement nous détalâmes aussi rapidement que nous pûmes. Pendant quelques instants, ce fut une véritable lutte de vitesse, et le commandant Mangin fut au moment d’être pris. Les hostilités, bien qu’imminentes, n’étaient pas commencées ; les soldats ne tirent pas et se lassèrent de nous poursuivre. Nous rentrâmes sans autre incident que le passage entre nos jambes de gros poissons dont la mer phosphorescente révélait tous les mouvements. Etait-ce des requins, très nombreux dans les parages ?
L’amiral savait ce qu’il voulait savoir.
Peu de jours après, la danse commença. L’amiral embossa les trois frégates Néréide, Gloire, Iphigénie, celle-ci revenue de La Havane, avec un équipage complété par celui du brick de Duquesne, et les deux bombardes, et attaqua le fort. Je lui avais demandé à être de la fête et, à ma grande douleur, il avait refusé, trouvant mon bateau trop petit, trop insignifiant. « Je ne peux pas vous admettre, j’ai laissé aussi de côté la Médée, une frégate, dont je trouve l’artillerie insuffisante. » Il m’envoya en observation juger le tir des bombardes et le faire rectifier au besoin.
Avant l’ouverture du feu, survint un incident qui me mit directement en cause. L’attaque étant imminente, les navires qui se trouvaient à l’ancre ou amarrés sous le fort s’empressèrent de partir, et ils vinrent passer tout près de mon poste d’observation. A ce moment l’amiral m’adressa ce signal : « Le bâtiment en vue paraissant suspect, ordre de l’arrêter. » Evidemment à travers l’ambiguïté des formules des signaux, c’était l’ordre de saisir un ou plusieurs des bâtiments qui sortaient du port. Il y en avait quatre, à savoir : un belge, frété par l’amiral, pour recueillir les sujets français habitant Vera Cruz, qui se sentiraient menacés. Ce ne pouvait être ce navire-là. Ensuite un bâtiment américain, quasi bâtiment de guerre, portant flamme et canons, ce qu’on appelle un revenue schooner. Troisièmement le paquebot anglais Express, portant lui aussi flamme et canons, commandé par un lieutenant de la marine anglaise et inscrit comme navire de guerre sur la Navy-list. Dans mon esprit, cela ne pouvait être aucun de ces deux-là. Restait un navire hambourgeois, auquel j’ordonnai d’aller mouiller sous le canon de la corvette la Naïade. Mais à cet instant arriva un canot de la Néréide avec un lieutenant de vaisseau qui me cria : « L’amiral vous ordonne de prendre leurs pilotes mexicains, à tous les navires qui sortent du port. — S’agit-il du paquebot anglais, demandais-je ? — L’amiral ne s’est pas expliqué, mais il a dit tous les pilotes. » Bien qu’en face des susceptibilités anglaises, l’enlèvement d’un homme à bord d’un navire de guerre me parut grave, je n’avais plus qu’à agir. L’Express m’avait passé à la poupe et j’avais échangé un salut amical avec son capitaine, le lieutenant Cooke, que je connaissais. Il était déjà loin. Je mis le pavillon anglais à tête de mât en l’appuyant d’un coup de canon. Il s’arrêta, attendit le canot et l’officier que je lui envoyai, et le dialogue suivant s’engagea. Mon officier : « J’ai ordre de vous demander votre pilote. » Le lieutenant Cooke : « J’en ai besoin pour me rendre à Sacrificios. — Ce n’est pas une simple demande que je vous adresse. — Si je ne vous le livre pas, est-ce que vous le prendrez ? — Nous espérons que vous nous le donnerez de bonne grâce, sans avoir recours aux moyens violents. — That’s very well, sir ! » accompagné d’une poignée de main qui termina l’entretien, une fois que le commandant anglais eut mis sa responsabilité à couvert ; et le pilote passa dans mon canot, où l’amiral l’envoya immédiatement prendre. Le revenue schooner américain livra le sien sans difficulté, mais en mettant à la charge de l’amiral les accidents qui pourraient survenir à son navire faute de pilote. J’ai raconté avec détails cet incident du pilote de l’Express, parce qu’il fut cause d’une violente discussion dans le Parlement anglais, où je fus pris à partie personnellement et rendu responsable de cet attentat international.
Mais l’amiral fait signal d’ouvrir le feu, et la canonnade s’engage. En un instant la fumée m’enveloppe. Non seulement je n’y vois plus pour observer le tir, mais je n’y vois plus pour me conduire ; la sonde donne de très petits fonds, et je vois monter à la surface la vase que je remue avec ma quille. Impossible de rester en pareille situation. Je me couvre de voiles, et, sortant de la fumée, je redemande par signal la permission de prendre part au combat. Il s’attendrit et répond par le bienheureux : « Oui ! » Je prolonge alors la ligne des frégates chaudement engagées, l’Iphigénie surtout. A chaque instant je voyais voler en l’air les éclats de bois projetés par les boulets qui la frappaient. Elle en reçut cent huit dans sa coque, sans compter la mâture ; le mât de misaine seul en eut huit ; c’est miracle que tout ne tombât pas. Ce brave Parseval se promenait sur sa dunette, se frottant les mains quand un coup portait près de lui. C’était vraiment beau à voir. Nous échangeâmes un salut de la main, et j’allai me poster au bout de la ligne des frégates, où je restai sous voiles, allant et venant en faisant aussi mon petit tapage.
Le fort en voyait de dures. Plusieurs explosions s’étaient déjà produites ; l’idée me vint de faire charger toute ma batterie à obus et de faire diriger son tir contre une espèce de tour, appelée en fortification un cavalier, dont le feu était particulièrement vif. J’avais d’excellents canonniers, mais de mon poste de commandement la fumée m’empêchait de voir où portaient les coups. Mon second, placé à l’avant, pouvait mieux en juger. Au premier coup : « Bon ! dans le cavalier ! », me crie-t-il. Deuxième coup : « Dans le cavalier ! » Troisième coup : « Dans le cavalier ! » Quatrième coup ?? Mais on ne voit plus rien : un immense nuage de fumée, blanche en haut, noire au-dessus, s’élève du fort et monte lentement à grande hauteur. Quand cette fumée, poussée par le vent, s’écarte un peu, il n’y a plus de cavalier, tout a sauté en l’air : mon équipage pousse un cri de joie et un de mes chefs de pièce exécute un brillant rigodon. Sont-ce mes obus ? Sont-ce les bombes des bombardes qui ont fait le coup ? Pas un de mes braves créoles n’admet le plus léger doute là-dessus. Que chacun garde son opinion !
Le feu se ralentissant, j’allais prendre les ordres de l’amiral. Dans la nuit, le fort se rendit ; la garnison, forte de deux mille hommes, évacua la place, et une convention fut conclue avec le général commandant Vera Cruz pour s’abstenir de part et d’autre de nouveaux actes d’hostilité. Puis nous occupâmes le fort, et l’amiral me donna ordre d’amarrer la Créole sous ses murs et d'amariner les bâtiments de la marine mexicaine qui s’y trouvaient, de concert avec le comte de Gourdon, commandant le Cuirassier. Sauf une jolie corvette appelée l’Iguala, qui a pris place dans notre marine, ces prises ne valaient pas grand chose. Le malheureux était dans une condition épouvantable. Les boulets, les bombes, les explosions avaient tout bouleversé. Nombre de cadavres partout ensevelis sous les débris répandaient une odeur infecte. Là où le combat n’avait pas fait son œuvre régnait une repoussante saleté, et tout cela sous un soleil équatorial et en pleine fièvre jaune. L’équipage de la Créole s’occupa aussitôt des travaux d’assainissement, de concert avec le détachement des sapeurs du génie qui faisaient partie de l’expédition. Nous relevâmes et trainâmes au large les cadavres, et il y eut là des actes de dévouement très méritoires, publiquement appréciés du reste par l’amiral."
Si monsieur le duc de Raguse le permet, je conterai la suite : l'amiral Baudin a été contraint de faire face à l'opposition armée du général Santa-Anna et a dû, avant de revenir en France, recueillir les ressortissants français et attaquer Veracruz...
_________________ "L'Angleterre attend que chaque homme fasse son devoir" (message de l'amiral Nelson à Trafalgar)
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