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J'en veux pour preuve les premières tentatives de réponses, patriotisme, courage, honneur, esprit de corps, sens de la responsabilité - qui n'ont, vous en conviendrez, rien de spécifique au soldat français de 14-18. Ces vertus, ou ces valeurs, d'autres soldats, à d'autres époques, sur d'autres champs de bataille, les ont partagées.
Si l'on ne va pas voir ce qu'il y a derrière ces mots, ils sont des enveloppes. On trouvera alors facilement des analogies, mais elles resteront superficielles.
Le patriotisme dépend du contexte culturel de l'époque.
Le courage, l'honneur et l'esprit de corps, ne peuvent pas signifier la même chose quand on est entraîné par des chefs charismatiques qui s'élancent à la tête de leurs hommes et quand on est pris pour cible par des ennemis invisibles, en jurant contre des généraux "buveurs de sang".
Je pourrais encore développer bien plus.
D'autre part, dans le cas de 14-18, nous partons du constat établi que le nombre de désertions a été très faible. Ce n'est pas le cas de tous les conflits auxquels vous avez fait allusion.
Enfin, quant aux expériences spécifiques, j'en vois déjà deux qui sont, je le répète, soulignées à l'envi par les récits et souvenirs de combattants :
- la guerre-habitude : là où le soldat de Napoléon, entre deux batailles, n'a pas à se demander s'il ne va pas à l'impromptu être écrasé au bivouac par un canon à longue portée, le soldat de 1914-18 se trouve en situation de danger immédiat quasiment en permanence, hormis de trop rares périodes de repos où l'on n'est, d'ailleurs, pas à l'abri de toute l'artillerie ennemie. Pas d'alternance entre l'horreur et un calme relatif : l'horreur est le quotidien pendant des semaines ou des mois de rang, pour la majorité des combattants, tout cela dans un décor fixe, borné par des règles paperassières, une routine de cheval enchaîné à son manège pour reprendre une analogie de Genevoix, sans rien qui donne à penser que cela puisse cesser un jour; le premier volume de Genevoix décrit fort bien la transition entre la guerre "classique" attendue et ce nouvel univers;
- la bataille de matériel (point particulièrement développé par Jünger) : l'écrasement de l'homme dans un affrontement d'acier qui le dépasse complètement, où sa propre valeur de guerrier ne vaut plus rien, où la technique invente sans cesse de nouvelles manières de fabriquer de l'horreur, où l'ennemi est caché, hors de portée, une guerre de machines et pas d'hommes. Certains auteurs ont également souligné la déshumanisation engendrée par le port du masque à gaz, qui efface la figure humaine au profit de faces spectrales hideuses, artificielles.
Je pense qu'on peut ajouter la conscience aiguë d'être dans une impasse mortelle, de savoir qu'il n'y a pas de solution à cette guerre figée, cas tout à fait unique. Les hommes s'imaginaient qu'il en serait ainsi pendant des décennies, avec ce front dans un coin du pays, buvant son sang, et le reste du pays vivant sa vie, oublieux.
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On a peu évoqué ici il me semble l'impact des "gueules cassées", phénomène qui me semble dénoter par rapport aux guerres antérieures, en tout cas en proportion. Qu'en est-il dans les faits?
Les blessures répugnantes, en particulier celles à la tête, ont toujours incarné le summum de l'horreur, mais en 14-18, 80% des tués l'ont été par un obus, avec tout ce que ça suppose comme "genre de mort" : l'homme est mis en pièces et il l'est par un coup imparable assené par un ennemi hors de sa portée; ce n'est pas nouveau, mais je pense que le fait que cela soit, à ce point, la majorité, la règle, fait qu'on change de dimension et que la différence sort du quantitatif pour entrer dans le qualitatif. L'homme intègre que la mort qui l'attend, c'est ça. "Couché au revers d'un talus / La figure écrasée ou le ventre en compote".
On trouvera certainement des prodromes de certaines de ces expériences ici et là, mais il me paraît peu contestable que tout le cadre qui "permet au soldat de tenir" a subi là une mise à l'épreuve d'un genre nouveau. Les autres conflits ont-ils fait naître des réflexions aussi folles que "La guerre comme expérience intérieure" de Jünger ?