J'ai réussi à me procurer l'essai déjà cité de Paul Kennedy :
Stratégie et diplomatie 1870-1945, éditions Economica. Il est en effet encore disponible. L'auteur y traite de la Première Guerre mondiale aux pages 257-302.
Je ne vais évidemment pas reprendre en détail les propos de Kennedy. Voici tout d'abord un aperçu de ses présupposés. S'agissant des guerres industrielles de notre époque, Kennedy fait une distinction nette entre les guerres courtes et longues :
1) S'agissant des guerres courtes, la qualité du commandement et les armements du moment sont évidemment les facteurs essentiels à considérer, dans une moindre mesure l'espace et les contraintes logistiques.
2) Dans les guerres d'usure longues, la qualité du commandement passe au second plan. Il se produit en effet une certaine égalisation, les retardataires comblant leur handicap initial avec l'expérience des combats. Par contre, ces guerres longues permettent aux belligérants de mobiliser toute leur puissance économique. Le vainqueur sera donc en principe le plus performant sur le plan économique, en particulier industriel. Cela se traduira forcément par la supériorité de ses armes sur les champs de bataille. Mais bien entendu, il faut que la sécurité de ses approvisionnements de base soit assurée : alimentation, matières premières, énergie...
3) Le facteur démographique joue pour Kennedy un rôle secondaire. Il faut bien sûr des effectifs minimum pour les forces armées. Mais au-delà, ce sont leurs armements qui jouent le rôle essentiel. On s'explique ainsi mieux les victoires faciles de minuscules contingents coloniaux sur des forces indigènes beaucoup plus nombreuses.
4) Reste le facteur psychologique (sens large), en rapport avec le régime politique ou la cohésion nationale. Là aussi, Kennedy n'en fait pas grand cas. Si un pays est assez fragile à cet égard, cela ne fera qu'accélérer sa défaite finale, déjà annoncée par ses échecs sur les champs de bataille : troubles civils, révolution, demande d'armistice...
Après ces considérations générales assez plausibles, Kennedy fait une analyse de la Première Guerre mondiale, considérée d'un point de vue économique. Il envisage en détail les potentiels de guerre des huit principales puissances, successivement : Japon, Italie, Autriche-Hongrie, France, Russie, Allemagne, Grande-Bretagne, États-Unis.
Kennedy fournit une série d'indicateurs économiques (sens large), importants pour une guerre. En voici quatre, que j'ai classés par importance décroissante, en tout cas à court terme :
1) Production d'acier en 1913 (millions de tonnes) ‒ Peut se traduire très vite sur les champs de bataille. Bon indicateur du développement industriel.
2) Consommation d'énergie en 1913 (millions de tonnes d'équivalent charbon) ‒ Sources d'énergie : charbon, pétrole, gaz naturel, hydro-électricité, bois (pré-industriel). Essentiel pour la logistique (transports), permet de faire tourner les usines d'armement. Excellent indicateur du développement industriel.
3) Potentiel industriel total en 1913 (base 100 : Grande-Bretagne en 1900) ‒ Facteur important pour effectuer des reconversions ultérieures vers l'économie de guerre. Les niveaux indiqués par Kennedy (source Paul Bairoch) ne sont bien sûr pas d'une précision absolue.
4) Population totale en 1914 (millions d'habitants) ‒ Facteur le moins important, sauf à très long terme (une ou deux générations), si la productivité industrielle par habitant tend à s'égaliser d'un pays belligérant à l'autre. Dans l'immédiat, de gros bataillons mal armés peuvent retarder la défaite finale, au prix d'une véritable boucherie (chair à canon).
Voici donc les résultats en 1913 pour ces huit puissances, approximativement de la plus forte à la plus faible. Pour les raisons déjà expliquées, j'ai considéré en priorité la production d'acier, puis la consommation d'énergie, ensuite le potentiel industriel, en dernier lieu la population totale. Les chiffres de Kennedy sont arrondis à l'unité inférieure :
ÉTATS-UNIS
Production d'acier = 31 --- Consommation d'énergie = 541 --- Potentiel industriel = 298 --- Population totale = 98
ALLEMAGNE
Production d'acier = 17 --- Consommation d'énergie = 187 --- Potentiel industriel = 137 --- Population totale = 65
GRANDE-BRETAGNE
Production d'acier = 7 ----- Consommation d'énergie = 195 --- Potentiel industriel = 127 --- Population totale = 45
FRANCE
Production d'acier = 4 ----- Consommation d'énergie = 62 ----- Potentiel industriel = 57 ----- Population totale = 39
RUSSIE
Production d'acier = 4 ----- Consommation d'énergie = 54 ----- Potentiel industriel = 76 ----- Population totale = 171
AUTRICHE-HONGRIE
Production d'acier = 2 ----- Consommation d'énergie = 49 ----- Potentiel industriel = 40 ----- Population totale = 52
JAPON
Production d'acier = 0 ----- Consommation d'énergie = 23 ----- Potentiel industriel = 25 ----- Population totale = 55
ITALIE
Production d'acier = 0 ----- Consommation d'énergie = 11 ----- Potentiel industriel = 22 ----- Population totale = 37
Au vu de cet examen, le Japon et l'Italie sont considérés par Kennedy comme des belligérants négligeables. J'ajoute que le Japon était très isolé en Extrême-Orient, n'a participé qu'à l'occupation des colonies allemandes du Pacifique. De son côté, l'armée italienne était bloquée face à l'Autriche par la puissante barrière des Alpes.
S'agissant du potentiel industriel, ce tableau ne considère que la production globale, pas la productivité par habitant. En faisant le rapport du potentiel industriel sur la population totale et en prenant la Russie comme base (100), voici la productivité industrielle par habitant (1913-1914) par ordre décroissant : États-Unis 684 / Grande-Bretagne 635 / Allemagne 474 / France 328 / Autriche-Hongrie 173 / Italie 133 / Japon 102 / Russie 100. Mais ce facteur n'est pas significatif pour apprécier les potentiels de guerre.
Comme l'Allemagne n'a pu obtenir la décision du premier coup en 1914 (bataille de la Marne), les belligérants ont eu le temps de mobiliser leurs potentiels pour la guerre. Kennedy considère d'abord les potentiels économiques (sens large) des deux blocs suivants : Allemagne + Autriche-Hongrie / France + Russie. Il suffit d'additionner pour cela les statistiques des pays concernés (supra).
ALLEMAGNE + AUTRICHE-HONGRIE
Production d'acier = 19 --- Consommation d'énergie = 236 --- Potentiel industriel = 177 --- Population totale = 117
FRANCE + RUSSIE
Production d'acier = 8 ----- Consommation d'énergie = 116 --- Potentiel industriel = 133 --- Population totale = 210
Au vu de ces chiffres, on ne voit pas trop comment la France et la Russie auraient pu vaincre l'Allemagne et l'Autriche. Elles risquaient même beaucoup d'être battues l'une après l'autre, l'Allemagne et son allié autrichien occupant une excellente position centrale. Seul espoir : attendre une ou deux générations, le temps que la Russie s'industrialise assez pour optimiser son énorme potentiel démographique. Remarquons toutefois que la Russie n'a toujours pas rattrapé en 2012 son retard sur l'Allemagne !
De fait, l'armée russe manque de fusils dès 1915, révélant bien la profonde arriération industrielle de la Russie. Elle subit des pertes énormes, doit aussi évacuer en catastrophe la Pologne et la Lituanie. Les pertes de l'armée française sont aussi nettement supérieures à celles des Allemands dans la plupart des engagements. Même à Verdun, où l'armée française combattait en position défensive et aurait dû infliger des pertes doubles aux Allemands, elle s'arrange pour perdre finalement plus d'hommes ! Cela montre bien la grande supériorité technique de l'armée allemande, résultat logique d'une économie et d'une industrie également très supérieures.
ALLEMAGNE + AUTRICHE-HONGRIE
Production d'acier = 19 --- Consommation d'énergie = 236 --- Potentiel industriel = 177 --- Population totale = 117
GRANDE-BRETAGNE + FRANCE + RUSSIE
Production d'acier = 15 --- Consommation d'énergie = 311 --- Potentiel industriel = 260 --- Population totale = 255
Même avec l'intervention britannique, la production d'acier austro-allemande (surtout allemande) reste supérieure à celle des Alliés (19 contre 15). La consommation d'énergie et le potentiel industriel des Alliés deviennent toutefois supérieurs à ceux des empires centraux, ce qui permet d'espérer à terme des conséquences favorables sur la production d'acier. La supériorité alliée n'est cependant pas énorme pour ces deux indicateurs : environ 4 contre 3. Compte tenu de la suprématie reconnue à la défense sur l'attaque, il est douteux que cela suffise à vaincre les Allemands sur le front occidental. Les perspectives démographiques sont plus favorables (2 contre 1), mais il faudrait une trentaine d'années au moins pour que cela se répercute sur la production industrielle et les armements !
De 1914 à 1916, les forces britanniques sur le front occidental restent assez modestes, tout en jouant un rôle appréciable à la bataille de la Marne. L'apport britannique est surtout essentiel sur les plans économique et financier : émission d'emprunts, ravitaillement énergétique, fourniture de matières premières, produits industriels et alimentaires, matériels de guerre très divers, véhicules, munitions... La Grande-Bretagne peut aussi liquider une partie de ses avoirs très importants dans le monde pour l'effort de guerre. La flotte britannique assure de plus la sécurité et la permanence des approvisionnements français. L'économie française peut alors se mobiliser pleinement pour la guerre, l'armée française rattraper une partie de son retard technique sur l'armée allemande.
Le blocus des puissances centrales par la flotte britannique n'obtient sinon pas de résultats décisifs, l'Allemagne dominant la plus grande partie du continent européen. Elle mettra en particulier la main sur le pétrole roumain, sur le blé ukrainien après la défaite russe. Et la Grande-Bretagne ne peut ravitailler qu'au compte-gouttes la Russie, en raison de son isolement géographique.
La Russie s'effondre d'ailleurs en 1917, à la suite de ses pertes énormes des années précédentes et des pénuries alimentaires. Cette défaite a seulement été précipitée par les faiblesses du régime tsariste, un facteur "psychologique" déjà signalé par Kennedy. La France manque aussi de succomber début 1917 (mutineries). Elle aurait été forcément vaincue sans la Grande-Bretagne à ses côtés jusque-là. L'armée française ne mène plus ensuite d'opérations offensives en 1917. L'armée britannique sur le front occidental atteint alors les deux tiers de l'armée française.
ALLEMAGNE + AUTRICHE-HONGRIE
Production d'acier = 19 --- Consommation d'énergie = 236 --- Potentiel industriel = 177 --- Population totale = 117
GRANDE-BRETAGNE + FRANCE
Production d'acier = 11 --- Consommation d'énergie = 257 --- Potentiel industriel = 184 --- Population totale = 84
Après la défection de la Russie en 1917, la légère supériorité alliée sur les empires centraux fond complètement. La production d'acier est en particulier nettement inférieure. De 1914 à 1917, elle a dû toutefois augmenter par des reconversions industrielles.
Dans tous les cas, on ne voit vraiment pas comment les Alliés auraient pu vaincre l'Allemagne sur le front occidental, surtout avec l'avantage traditionnel de la défense sur l'attaque. Ce qu'ils pouvaient espérer de mieux était d'empêcher une victoire complète de l'Allemagne à l'ouest. Mais la Grande-Bretagne et la France auraient dû reconnaitre la domination allemande sur la plus grande partie de l'Europe. La marine britannique résistait même difficilement à l'offensive sous-marine allemande dans l'Atlantique.
ÉTATS-UNIS + GRANDE-BRETAGNE + FRANCE
Production d'acier = 42 --- Consommation d'énergie = 798 --- Potentiel industriel = 482 --- Population totale = 182
ALLEMAGNE + AUTRICHE-HONGRIE
Production d'acier = 19 --- Consommation d'énergie = 236 --- Potentiel industriel = 177 --- Population totale = 117
Avec l'intervention américaine en 1917, les Alliés peuvent compenser la défection russe bien au-delà. Leur supériorité sur les empires centraux devient écrasante, double ou même triple. L'entrée en scène d'un pareil poids lourd devrait pour le moins inquiéter le haut commandement allemand...
L'armée américaine peut de plus appuyer directement les Alliés sur le front occidental, pas de manière lointaine comme l'armée russe. Pour autant, elle est embryonnaire en 1917, ne prendra vraiment de l'importance qu'en 1918. À l'armistice, les forces américaines comptent pour 30 % (sud), les forces françaises 40 % (centre), les forces britanniques 30 % (nord). On peut penser que les forces américaines ont permis aux Franco-Anglais de dégager des réserves suffisantes pour leurs contre-attaques, suite aux offensives Ludendorff. Il faut cependant remarquer que la plus grande partie du matériel lourd de l'armée américaine a été fournie par les Franco-Anglais, l'économie américaine n'ayant pas encore eu le temps de se reconvertir vers ce type de production.
L'intervention américaine est en fait surtout essentielle sur les plans économique et financier, succédant à la Grande-Bretagne de 1914 à 1916. Des crédits illimités sont accordés aux Alliés, leur permettant de s'approvisionner largement auprès des États-Unis : produits industriels et alimentaires, énergie, matières premières... Les Américains fournissent eux-mêmes quantité d'armes légères, munitions, véhicules automobiles... Et les chantiers navals américains comblent vite les pertes dues aux sous-marins allemands, la marine américaine elle-même contribuant à la victoire dans l'Atlantique. Cela permet de sauvegarder les approvisionnements vers l'Europe.
Grâce aux États-Unis et malgré la défection russe, les Franco-Anglais purent donc maintenir et même accroitre leur effort de guerre, un effort auquel les Américains participaient désormais directement. En 1918, l'armée allemande est de plus en plus sous-équipée sur le front occidental. Cela expliquera largement la victoire alliée, même si elle a été favorisée par les offensives couteuses de Ludendorff. Voilà un petit résumé synthétique sur l'aide américaine :
http://books.google.fr/books?id=V6ht6yZ ... JPqI&hl=frPour résumer, l'échec allemand de la Marne (1914) a débouché sur une guerre d'usure longue. Et dans ce genre de guerre, les facteurs économiques (surtout industriels) jouent souvent un rôle décisif. Ils expliquent largement :
1) La défaite de la Russie en 1917, toutefois accélérée par la révolution consécutive à ses pertes énormes et aux pénuries : un facteur "psychologique" déjà signalé par Kennedy.
2) Le lent épuisement de la France, au bord de la défaite en 1917. Elle n'est maintenue péniblement à flot que par la Grande-Bretagne : aide militaire et surtout économique.
3) Le rôle décisif des États-Unis dans la victoire de 1918 : aide militaire et surtout économique, comme la Grande-Bretagne jusque-là.
4) La défaite finale de l'Allemagne sur le front occidental, toutefois accélérée comme en Russie par des pénuries (moindres) et la révolution (novembre 1918).
Pour conclure, Kennedy signale que les dépenses militaires des Alliés se sont élevées à 114 milliards de dollars pendant la Première Guerre mondiale : États-Unis, Grande-Bretagne, France. Avec la Russie et l'Italie, elles atteignent même 145 milliards. En comparaison, les dépenses militaires des Austro-Allemands n'ont pas dépassé 60 milliards de dollars, moins de la moitié. Significatif, non ?
Je vous laisse maintenant continuer la discussion, si ce sujet vous intéresse...