Économie et stratégie dans la Première Guerre mondiale
Cela fait un moment que je n'ai plus continué ce sujet, n'ayant pas réussi à retrouver sur Internet des extraits du livre de Paul Kennedy « Stratégie et diplomatie. 1870-1945 », Paris, éditions Économica, 1988. Paul Kennedy y montre en particulier l'importance déterminante des facteurs économiques dans l'issue de la Première Guerre mondiale, de la Seconde aussi d'ailleurs. Kennedy fournit en particulier des statistiques très précises sur les potentiels économiques des belligérants (produit national brut) et leurs puissances industrielles : production d'acier et toute une série de produits jouant un rôle capital dans les guerres modernes.
Mais à mon avis, il faut bien distinguer les guerres courtes des longues. La question ne se pose pas en effet de la même façon pour les unes et les autres :
A) Dans les guerres courtes, divers paramètres interviennent pour estimer les chances de victoire de l'un ou l'autre belligérant : qualité de leurs commandements respectifs, armements et effectifs des armées, état des réseaux de communications pour l'approvisionnement logistique, distances à parcourir pour s'emparer d'un centre vital quelconque, éventuellement position centrale d'un pays lui permettant de battre successivement ses voisins.
B) Dans une guerre longue, les paramètres précédents perdent en grande partie leur importance. Si la qualité du commandement laisse à désirer chez l'un des belligérants, celui-ci aura en effet tout le temps de l'améliorer, ne serait-ce que par l'expérience des combats ! C'est d'ailleurs ce que l'on a constaté pour la guerre de Sécession (côté nordiste) et pour la guerre germano-soviétique de 1941-1945 (côté soviétique). Les réseaux de communications ont aussi le temps d'être améliorés ou détruits selon les nécessités militaires : respectivement attaque ou défense. S'ils sont trop proches du front, les centres de production industrielle peuvent être déplacés dans une grande mesure. C'est d'ailleurs ce que feront les Soviétiques en 1941-1942, favorisés en outre par leur immense territoire.
Dans une guerre d'usure, longue par définition, d'autres facteurs prennent par contre une importance déterminante, en particulier les potentiels économiques et industriels des belligérants. Ils ont alors le temps de mobiliser au maximum leurs ressources pour les consacrer presque exclusivement à la production de guerre. Leurs puissances militaires correspondent ainsi de près à leurs potentiels économiques au début de la guerre, tels qu'on peut les mesurer par toute une série d'indices : produit national brut, production industrielle globale, production d'acier... Un belligérant peut être surarmé au départ par rapport à son ennemi. Mais si le potentiel économique de celui-ci est supérieur, il prendra l'avantage à la fin !
Cela dit, il faut encore que l'économie du belligérant en question soit suffisamment autonome. Il peut en effet avoir une grande puissance industrielle, mais dépendre de l'étranger pour ses approvisionnements alimentaires, énergétiques, en matières premières. Si ses sources d'approvisionnement peuvent être facilement coupées par ses ennemis (blocus naval...), sa puissance industrielle risque alors d'être en grande partie paralysée : manque de blé (alimentation), de charbon (production générale), de pétrole (force motrice), d'antimoine et manganèse pour la fabrication de l'acier et la métallurgie, de nickel (sidérurgie, munitions), de cuivre (armement général, équipement électrique), de mica (isolateurs), de platine (appareillages chimiques), de caoutchouc (transports), d'amiante (machines, munitions), de plomb (munitions), d'acide nitrique et soufre (explosifs), de glycérine (dynamite), de cellulose (poudres sans fumée), de mercure (détonateurs)... Le Japon est par exemple aujourd'hui une grande puissance industrielle. Mais il ne pourrait pas soutenir longtemps une guerre si ses sources d'approvisionnement étaient coupées, en particulier son ravitaillement pétrolier à partir du Golfe Persique.
Dans une guerre d'usure longue, la puissance économique (surtout industrielle) d'un belligérant doit être aussi beaucoup plus marquée que celle de son ennemi, pas légèrement. Elle doit approcher un rapport de 2 contre 1. Il faut en effet tenir compte de l'avantage traditionnel reconnu à la défensive, le fait aussi qu'une armée attaquée par des forces supérieures se rapproche de ses sources d'approvisionnement en retraitant, tandis que l'attaquant voit ses lignes de ravitaillement s'allonger de plus en plus. Si les potentiels des belligérants ne sont pas trop éloignés, on aboutira donc à une paix de compromis selon toute vraisemblance.
Les puissances démographiques des belligérants jouent par contre un rôle secondaire. Il faut évidemment des effectifs minimaux pour les forces armées et la production de guerre. Mais au-delà de ce minimum, ce sont les facteurs économiques qui jouent un rôle déterminant dans une guerre d'usure longue. On s'explique alors mieux les conquêtes coloniales des Européens, menées par des forces souvent très inférieures numériquement aux armées indigènes.
Les forces morales jouent aussi un rôle accessoire. Supposons que la structure nationale et le régime politique d'un belligérant soient beaucoup plus fragiles que ceux de son ennemi. Si ce belligérant remporte pour autant des succès militaires, sa cohésion interne et sa détermination ne pourront que se renforcer à la longue. S'il subit des revers, la défaite finale se produira seulement plus tôt que prévu : cas de la Russie en 1917.
Pour résumer, la qualité du commandement, les effectifs et surtout les armements des forces militaires au début de la guerre, l'état des communications, la proximité des centres vitaux, la position plus ou moins centrale d'un pays sont les facteurs déterminants à considérer dans une guerre courte.
Dans une guerre d'usure longue, il faudra par contre surtout envisager l'approvisionnement en produits de base nécessaires à la guerre, la capacité à convertir ces produits de base en équipements militaires et en armements (potentiel industriel), la capacité de procéder à des reconversions vers l'économie de guerre (potentiel économique global). La puissance démographique joue par contre un rôle accessoire, même s'il faut bien sûr des effectifs minimum pour les forces armées et la production de guerre. Ce n'est qu'un facteur, pas le plus important loin s'en faut. Les forces morales (structure nationale, régime politique) ne peuvent de leur côté que précipiter la défaite finale, à la suite de revers sur le champ de bataille.
Voyons maintenant comment les facteurs mentionnés permettent de mieux comprendre le déroulement et l'issue de la Première Guerre mondiale. Envisageons pour commencer divers types de conflit :
A) ALLEMAGNE || FRANCE
Je ne me souviens pas des chiffres précis de Paul Kennedy, mais ils sont assez effarants ! L'Allemagne est à 2 contre 1 pour la plupart des produits nécessaires à une guerre moderne, même à 3 contre 1. Sa puissance industrielle et son potentiel économique (PNB) sont aussi très supérieurs. Avec une population plus importante et plus jeune, ses effectifs mobilisables sont également beaucoup plus importants. Mais avec trois ans de service militaire et des exemptions au compte-gouttes, la France parvient à mobiliser presque autant d'hommes que l'Allemagne au début de la guerre. Cela ne pourra bien sûr pas tenir très longtemps ! Les effectifs des armées constituent de toute façon un facteur beaucoup moins important que leurs armements. Au début de la guerre, l'artillerie allemande surclasse déjà son homologue française !
La France est en fait un pays encore semi-rural, l'Allemagne une puissance industrielle déjà arrivée à maturité. Cela n'empêche pas les Français d'être en tête dans certains secteurs (automobile, aviation), mais ils sont encore marginaux en 1914. En procédant aux transferts économiques nécessaires, les Allemands pourront aussi facilement prendre la tête dans ces domaines. La France possède par ailleurs beaucoup de réserves financières. Mais au rythme effréné des commandes d'armement auprès de pays restés neutres, il n'en restera bientôt plus grand-chose !
Il n'était cependant pas exclu que la France, même réduite à ses propres forces, parvienne à repousser le premier assaut allemand, compte tenu de l'avantage traditionnel reconnu à la défense sur l'attaque. Mais dans une guerre d'usure longue, permettant à l'Allemagne de mobiliser tout son potentiel économique pour la guerre, la défaite française ne faisait strictement aucun doute. Le salut français ne pouvait dès lors venir que d'alliés puissants...
B) ALLEMAGNE + AUTRICHE || FRANCE + RUSSIE
Dans cette combinaison, l'Allemagne reçoit le renfort de l'Autriche-Hongrie, la France celui de la Russie. Par rapport à la situation A précédente, le rapport des forces économiques s'améliore alors quelque peu pour la France. Mais l'alliance germano-autrichienne reste à près de 2 contre 1 par rapport à l'alliance franco-russe, si je me souviens bien des chiffres de Kennedy. La Russie est en effet encore plus sous-industrialisée que la France et l'Autriche-Hongrie. Mais si la productivité de chaque Russe est désespérément faible, la très importante population de la Russie lui permet de dépasser l'Autriche-Hongrie pour la puissance économique globale (PNB).
Sur le plan stratégique, l'intervention russe complique quelque peu les calculs allemands. Faut-il tout d'abord attaquer en premier la France ou la Russie ? Concentrer les efforts contre la France semble la meilleure solution. En effet, ce pays n'est pas trop étendu, possède aussi un bon réseau de communications. Une victoire rapide est donc envisageable. Si on attend trop, la France risque en plus de recevoir l'aide britannique, même américaine. La victoire deviendra alors très improbable sur le front occidental.
Et par ailleurs, l'Allemagne ne peut pas espérer obtenir une victoire rapide contre la Russie. Certes, l'armée russe est sous-équipée, résultat logique d'une économie retardataire. Pour information, elle manquera de fusils dès 1915 ! Mais les réserves disponibles en hommes sont énormes. Tuer beaucoup de Russes est assez facile, mais cela fait perdre à la longue bien du temps... De plus, la Russie est très étendue, les distances énormes avant de menacer un point quelconque relativement intéressant. Bien sûr, les Russes ont beaucoup amélioré leurs voies ferrées avec les emprunts français. Mais elles restent quand même très insuffisantes, et cela ne risque pas de s'arranger avec les destructions massives qu'ils ne manqueront pas d'effectuer pour ralentir l'avance allemande. Par ailleurs, la Russie est beaucoup plus isolée géographiquement que la France, ne peut être ravitaillée que de manière précaire. Il sera toujours temps de s'en occuper après la défaite française.
Dans cette combinaison, on ne voit donc vraiment pas comment le camp germano-autrichien aurait pu être vaincu par le camp franco-russe. L'Allemagne pouvait à la rigueur se retrancher derrière des positions bien fortifiées, après quoi il serait très difficile de l'en déloger avec l'avantage de la défense sur l'attaque. Mais pourquoi des ambitions aussi mesquines ? Profitant de sa situation centrale, elle pouvait surtout espérer battre successivement la France et la Russie. Le rapport des forces économiques jouait encore largement en sa faveur.
L'intérêt principal de l'intervention russe pour la France était en fait de distraire une partie des forces allemandes du front occidental, renforcer ainsi ses chances de repousser le premier assaut allemand. Mais dans une guerre d'usure longue, la France devait se trouver d'autres alliés pour éviter la défaite finale...
C) ALLEMAGNE + AUTRICHE || FRANCE + RUSSIE + GRANDE-BRETAGNE
Avec le renfort de la Grande-Bretagne, dont la puissance industrielle égale presque celle de l'Allemagne, le camp franco-russo-britannique possède un avantage économique sur le camp germano-autrichien. Cet avantage n'est pas toutefois très marqué : moins de 1,5 contre 1 si je me souviens des chiffres de Kennedy. Il est alors très douteux que les Franco-Anglais parviennent à déloger les Allemands de leurs positions bien fortifiées sur le front occidental, toujours en raison de l'avantage de la défense sur l'attaque.
Mais une victoire décisive de l'Allemagne sur le front occidental devient très improbable. La meilleure solution consiste alors à concentrer les efforts contre la Russie, mener des offensives dévastatrices mais à objectifs limités pour ne pas répéter l'erreur de Napoléon. Saignés à blanc, les Russes finiront alors par se décourager. Ils ne peuvent recevoir qu'un ravitaillement très précaire par l'océan Arctique. Même la mer Noire leur sera fermée après l'entrée en guerre de la Turquie aux côtés de l'Allemagne.
Après une paix honorable avec la Russie, l'Allemagne pourra alors concentrer la plus grande partie de ses forces sur le front occidental. Cela renforcera encore ses chances, déjà bonnes, de repousser les assauts franco-anglais. Elle pourra même mener quelques offensives locales. Au bout du compte, les Franco-Anglais devront reconnaitre la domination allemande sur la plus grande partie de l'Europe. Ils auront juste sauvé les meubles, et la France ne subira pas l'occupation allemande.
D) ALLEMAGNE + AUTRICHE || FRANCE + GRANDE-BRETAGNE + ÉTATS-UNIS
L'alliance franco-anglo-américaine possède maintenant un avantage économique très net sur le camp germano-autrichien, après l'intervention américaine et malgré la défection de la Russie : au moins 3 contre 1, si je me souviens toujours bien des chiffres de Kennedy. Cela tient bien sûr à l'énorme puissance industrielle des États-Unis. L'Allemagne est surclassée pour la plupart des productions nécessaires à toute économie de guerre, et dont j'ai donné une petite liste. De plus, les troupes américaines pourront épauler directement les Franco-Anglais sur le front occidental, pas de manière lointaine comme les Russes.
La défaite allemande devient alors inévitable à long terme. Seule solution : mener des offensives répétées sur le front occidental pour essayer d'obtenir malgré tout la décision avant la présence massive des troupes américaines. La défaite russe permet heureusement ces offensives. Mais si elles se soldent par un échec, comme c'est probable avec l'avantage de la défense sur l'attaque, la défaite finale de l'Allemagne n'en sera alors que précipitée...
Après cet aperçu des issues possibles de la Première Guerre mondiale selon les forces économiques des alliances éventuelles, voyons comment les choses se sont réellement passées. Pour cela, j'envisagerai sommairement chacune des années de guerre. Seuls les fronts occidental (français) et oriental (russe) seront pris en compte, le front le plus important pour une année étant envisagé en premier. Je ne tiendrai pas compte des autres fronts, très accessoires pour l'issue finale de la guerre : italien, balkanique, proche-oriental... Un bilan sera effectué à la fin de chaque année.
PREMIÈRE ANNÉE DE GUERRE : 1914
FRONT OCCIDENTAL – Offensive massive de l'armée allemande contre la France, arrêtée à la bataille de la Marne. La Grande-Bretagne déclare la guerre à l'Allemagne après sa violation de la neutralité belge, envoie aussi un petit corps expéditionnaire qui participe à la bataille de la Marne.
FRONT ORIENTAL – Offensive de diversion menée par les Russes en Prusse Orientale, pour soulager les Français comme le déclare le grand-duc Nicolas. Cette offensive est vite arrêtée à Tannenberg, mais les Allemands ont dû rameuter plusieurs divisions de France.
BILAN DE L'ANNÉE – Les Allemands ont eu raison d'attaquer prioritairement les Français pour les raisons indiquées : type de conflit B (plus haut). Mais ils ont échoué dans l'obtention d'une victoire rapide. On se dirige donc vers le type de conflit C, impliquant une longue guerre d'usure et la prédominance des facteurs économiques dans le résultat final.
DEUXIÈME ANNÉE DE GUERRE : 1915
FRONT ORIENTAL – Offensive massive de l'armée allemande contre les Russes, subissant de très lourdes pertes. Ils sont obligés d'évacuer la Pologne et la Lituanie.
FRONT OCCIDENTAL – Joffre mène des offensives de diversion en Champagne et en Artois pour soulager les Russes. Elles sont vite bloquées avec des pertes énormes pour quelques kilomètres gagnés. Mais les Allemands ont dû rappliquer plusieurs divisions de Pologne. L'armée britannique gagne de son côté en importance.
BILAN DE L'ANNÉE – Les Allemands ont certes marqué des points importants contre les Russes, mais ceux-ci ne sont toujours pas hors de combat. On se demande s'ils n'auraient pas mieux fait de renouveler leurs attaques contre la France. Mais cela aurait impliqué l'abandon de la Prusse Orientale, trop exposée aux attaques russes pour une ligne de défense raccourcie. Avec l'importance croissante de l'armée britannique en France, la perspective d'une victoire totale de l'Allemagne s'éloigne en tout cas de plus en plus. Nous entrons en plein dans les type de conflit C.
TROISIÈME ANNÉE DE GUERRE : 1916
FRONT OCCIDENTAL – Après avoir perdu un temps précieux en 1915, les Allemands repartent à l'assaut de la France. C'est l'offensive de Verdun. Elle est arrêtée après de maigres résultats, bien que les Français aient subi plus de pertes que les Allemands. L'armée britannique, de plus en plus forte, mène pour sa part une offensive d'envergure sur la Somme. Après quelques succès initiaux, elle est bloquée avec de lourdes pertes. Mais cette offensive a quand même soulagé les Français à Verdun.
FRONT ORIENTAL – Les Russes mènent une offensive de diversion en Galicie, pour soulager les Français attaqués à Verdun (offensive Broussilov). Après quelques succès contre les Austro-Hongrois, elle est bloquée par les Allemands avec d'énormes pertes. Dans la foulée, les Allemands envahissent la Roumanie et s'emparent de ses champs pétrolifères.
BILAN DE L'ANNÉE – Si les Allemands avaient eu tort d'attaquer prioritairement les Russes en 1915, ils ont cette année tort de privilégier les Français. La perspective d'une victoire décisive s'éloigne en effet sur le front occidental avec la présence massive de l'armée britannique. Si les Allemands avaient maintenu leurs offensives à l'est, ils auraient peut-être provoqué la défaite russe un an plus tôt.
QUATRIÈME ANNÉE DE GUERRE : 1917
FRONT ORIENTAL – Les évènements sont alors politiques, non militaires. Les pertes énormes de l'armée russe depuis trois ans, l'aide très maigre apportée par les Franco-Anglais via l'océan Arctique, les pénuries alimentaires subies par la population russe, tout cela finit par provoquer la chute du régime tsariste. Un gouvernement provisoire est établi, lui-même renversé par les bolchéviques de Lénine. La Russie reconnait alors sa défaite et signe l'armistice de Brest-Litovsk.
FRONT OCCIDENTAL – Le généralissime Nivelle mène une offensive d'envergure au Chemin des Dames, non pour soulager les Russes, mais pour remporter une victoire décisive. C'est un échec lamentable, avec des pertes énormes et des mutineries dans l'armée française. Nivelle est remplacé par Pétain. Notons par ailleurs que l'armée britannique atteint maintenant les deux tiers de l'armée française. Cette année voit également l'entrée en guerre des États-Unis, provoquée par la guerre sous-marine à outrance déclenchée par les Allemands dans l'Atlantique. Des forces américaines commencent à débarquer en France.
BILAN DE L'ANNÉE – Les Allemands parviennent enfin à se débarrasser de l'abcès russe. Mais c'est pour se retrouver avec un ennemi beaucoup plus redoutable, les États-Unis et leur énorme puissance industrielle ! Contrairement aux Russes, les Américains pourront aussi appuyer directement les Franco-Anglais sur le front occidental. Le type de conflit C évolue ainsi vers un conflit de type D (plus haut), très désavantageux à long terme pour les Allemands. Dans l'immédiat, les Franco-Anglais se voient offrir des crédits illimités par les Américains, et les chantiers d'outre-Atlantique se mettent à leur disposition. Mais il faudra du temps pour que l'économie américaine se convertisse en économie de guerre, et l'armée américaine est encore embryonnaire.
CINQUIÈME ANNÉE DE GUERRE : ANNÉE 1918
FRONT OCCIDENTAL – Grâce aux troupes ramenées du front russe, Hindenburg et Ludendorff décident de mener une grande offensive sur le front occidental. Cette offensive est d'autant plus urgente que les troupes américaines arrivent de plus en plus massivement en France et que la guerre sous-marine dans l'Atlantique se solde par un échec. Il était de toute façon inévitable avec les capacités énormes des chantiers américains. De mars à juillet 1918, l'armée allemande attaque donc successivement les Anglais et les Français. Avec des tactiques nouvelles, les gains territoriaux sont appréciables. Mais aucun résultat décisif n'est atteint.
En juillet 1918, l'avantage passe nettement du côté allié, aussi bien au niveau des armements que des effectifs. L'armée américaine atteint maintenant les deux tiers de l'armée française, comme déjà l'armée britannique. Cela permet à Foch, généralissime des armées alliées, de constituer des réserves très importantes. Il mène ainsi des attaques de flanc contre les forces allemandes, dont le front et les lignes de ravitaillement se sont considérablement allongés après leurs offensives précédentes. La France du Nord et une partie de la Belgique sont ainsi reconquises. Parallèlement, des troubles révolutionnaires se produisent en Allemagne, favorisés par ces défaites et les pénuries alimentaires dues au blocus naval britannique. L'empereur Guillaume II est obligé d'abdiquer, et l'armistice finalement signé à Rethondes avec des conditions très dures pour l'armée allemande.
FRONT ORIENTAL – Après l'armistice de Brest-Litovsk et la paix signée avec le nouveau régime bolchévique, les Allemands occupent les Pays baltes, la Biélorussie et l'Ukraine. Mais ils n'en tirent guère de profit et doivent abandonner précipitamment ces territoires, suite à l'armistice de Rethondes. C'est l'effondrement allemand à l'est, aussi bien qu'à l'ouest !
BILAN DE L'ANNÉE – L'intervention américaine rendant la défaite allemande inéluctable à long terme, Hindenburg et Ludendorff ont eu raison de jouer leur va-tout par ces attaques à outrance sur le front occidental tout au long du printemps 1918. Mais leur marge de supériorité était devenue trop mince pour des résultats décisifs, compte tenu de l'avantage de la défense sur l'attaque. L'échec était donc pratiquement inévitable, n'a en fait servi qu'à précipiter la victoire alliée. Mais après tout, mieux valait finir au plus vite cette guerre que la faire durer inutilement. Le résultat final aurait de toute façon été le même.
Rétrospectivement, on peut donc considérer que l'Allemagne a perdu la guerre en avril 1917 (déclaration de guerre américaine), pas en novembre 1918 (armistice de Rethondes). C'est le type de conflit D, décrit plus haut.
RÉCAPITULATION GÉNÉRALE
Pour conclure ce petit exposé sur le déroulement de la Première Guerre mondiale, remarquons que l'Allemagne possède la maîtrise stratégique pendant presque toute la guerre : jusqu'en juillet 1918, à quatre mois seulement de la défaite. C'est en effet l'Allemagne qui prend l'initiative des opérations en 1914, 1916 et 1918 sur le front occidental, en 1915 sur le front oriental, obtient l'effondrement politique de la Russie en 1917. Les Russes mènent juste des attaques de diversion en 1914 et 1916, les Français en 1915 pour soulager leurs alliés malmenés. L'offensive Nivelle de 1917 a des buts plus ambitieux, mais s'effondre aussitôt lamentablement.
L'armée allemande inflige aussi des pertes supérieures aux Russes et Français dans la plupart des engagements. Particulièrement significative est la bataille de Verdun. Alors que les Français étaient en position défensive et devaient logiquement infliger aux Allemands des pertes doubles, ils en subissent au bout du compte davantage ! Cela montre à nouveau la supériorité technique de l'armée allemande (artillerie...), en rapport bien sûr avec la supériorité de l'économie et de l'industrie allemandes.
L'Allemagne était donc indiscutablement la mieux placée pour dominer l'Europe. Mais si elle a finalement été défaite, c'est que des erreurs ont été commises. Quelles sont ces erreurs ?
1) Passons rapidement sur son échec à la bataille de la Marne (1914). Obtenir la victoire du premier coup n'a jamais été très facile. Mais à partir de ce moment-là, il était évident que l'on s'engageait dans une guerre d'usure longue. Les facteurs économiques prenaient donc fatalement une importance primordiale. L'Allemagne devait en particulier tout faire pour éviter d'être confrontée à une coalition possédant une puissance économique et industrielle très supérieure à la sienne, avec des conséquences inévitables sur les champs de bataille.
2) Beaucoup de temps fut aussi perdu dans les changements de direction des offensives allemandes : à l'ouest en 1914, à l'est en 1915, de nouveau à l'ouest en 1916... Cela permettait aux Français et aux Russes de récupérer entre deux offensives. En 1915, les Allemands avaient encore des chances de vaincre à l'ouest, l'armée britannique n'ayant pas atteint son plein développement. En 1916, ils auraient pu obtenir la défaite russe un an plus tôt.
3) Début 1917, la France est quand même à bout de souffle, manque de s'écrouler après l'offensive Nivelle (mutineries). Elle ne sera sauvée que par les transfusions massives des Britanniques, puis des Américains : argent, matériel, troupes... Remarquons que l'armée française était minoritaire en 1918 sur son propre sol. Proportions approximatives des armées alliées : Français 40 %, Britanniques 30 %, Américains 30 %. La Russie ne bénéficie pas pour sa part de la même assistance en raison de son isolement géographique, et s'effondre tout simplement. Voilà encore la conséquence logique de la supériorité économique de l'Allemagne. En 1917, elle est donc en passe de contrôler durablement la plus grande partie de l'Europe. La France échappera toutefois probablement à l'occupation, résultat de sa victoire défensive à la Marne (1914) puis de l'arrivée massive de l'armée britannique sur le front occidental.
4) C'est alors que le haut-commandement allemand commet l'erreur incroyable de déclarer la guerre sous-marine à outrance dans l'Atlantique, alors qu'il pouvait logiquement supposer qu'elle provoquerait l'intervention américaine. L'Allemagne se trouve ainsi confrontée pour la première fois à une coalition économiquement très supérieure : type de conflit D (plus haut). Voilà un facteur décisif dans les guerres d'usure longues, comme déjà explicité.
5) C'est alors que la défaite devient inévitable, avec des transferts de plus en plus massifs d''équipements et de troupes vers la France. Les armées alliées acquièrent la suprématie absolue sur le front occidental. L'armée américaine joue elle-même un grand rôle, en permettant à Foch de dégager des réserves suffisantes pour ses contre-attaques. Les offensives allemandes du printemps 1918 ne pouvaient de leur côté aboutir à aucun résultat décisif, avec une armée britannique devenue puissante et l'avantage traditionnel reconnu à la défense sur l'attaque. Elles n'auront servi qu'à précipiter la défaite allemande.
Quant aux fameuses forces morales, elles n'ont fait qu'avancer les conséquences des défaites militaires. Si le régime tsariste avait par extraordinaire vaincu l'Allemagne, est-ce qu'il serait tombé au cours de cette guerre ? Si l'Allemagne de Guillaume II avait remporté la victoire finale, aurait-il été contraint à l'exil ?
C'est ainsi que l'Allemagne perdit finalement la Première Guerre mondiale, par ses fautes stratégiques ayant abouti à un déséquilibre des forces économiques en présence. Et qu'elle répètera les mêmes erreurs durant la Seconde Guerre mondiale, avec toujours les mêmes conséquences...
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