Un mardi matin, Fräulein Strücke reçut livraison d’un colis, un rouleau en carton. Nous fûmes chargés de le déballer, moi et un élève qui s’appelait Grauber ( je ne me souviens plus de son prénom ). C’était une carte de l’Allemagne, qu’elle avait commandée à la rentrée des classes et qui n’arrivait qu’à présent. La maîtresse se mit en tête de l’installer au fond de la salle. De son bureau, elle sortit des punaises. Puis elle me chargea de surveiller la classe et s’en alla quérir un escabeau. Dès qu’elle fut partie, Dietrich Kupfer en profita pour grimper sur sa table et faire l’imbécile. C’était le comique de service, toujours prêt à n’importe quelle facétie, juste pour la joie de nous entendre rire. Je l’aimais bien parce qu’il trouvait souvent la phrase juste, le mot drôle qui résume la situation sous un éclairage burlesque et fait apparaître brusquement l’absurdité de ce qu’on considérait avec sérieux l’instant d’avant. Kupfer avait un don pour le trait d’esprit, la grimace, la contorsion, la dérision. J’ignore pourquoi Fräulein Strücke m’avait choisi, moi, pour veiller à la discipline en son absence. J’aurais pu dénoncer mon camarade, qui s’était lancé dans une imitation des singes du zoo, avec mimiques, poses, cris et regards éberlués. J’ai préféré me poster dans l’embrasure de la porte, prêt à les avertir quand la maîtresse reviendrait. Les élèves applaudissaient, sifflaient… Un autre, Probst, faisait la roue entre les rangées de bancs… Certains, effarés, restaient cois, se préparant déjà à la punition qui ne manquerait pas de sanctionner ces instants de loufoquerie. J’entendis la porte claquer : c’était elle. Je fis signe. En un instant, Kupfer se rassit, Probst bondit à sa place et le chahut cessa. Elle installa l’engin, grimpa au sommet, devant la grande armoire. Et là, elle nous chargea à la fois de lui passer les fixations, et de lui dire si la carte était droite. Ce qui, normalement, n’aurait du prendre que quelques instants, se prolongea. Une fois l’affiche tenue par en haut, c’étaient les punaises du bas qui lâchaient. Ou alors, l’inverse. Tout dégringolait. Les élèves recommençaient à s’agiter, à ricaner. On dut même tirer le meuble, parce que le papier s’était coincé derrière en tombant. Et puis Fräulein Strücke descendait de son perchoir, s’éloignait, faisait la grimace : non, ça n’était pas droit. Elle n’allait pas pouvoir supporter ce triste spectacle des journées entières. Non, rien à faire, il fallait décrocher et remonter un petit peu le côté gauche. Alors elle recommençait son manège. Grauber lui tendait les punaises et prenait un malin plaisir à en semer au passage, que les camarades ramassaient. Moi, j’avais le nez à la hauteur du plateau ; sous mes yeux, les vilaines chaussures de la maitresse, avec leurs talons carrés et leur forme vieillotte, leur cuir craquelé, me paraissaient un bon condensé du personnage : comme elle, usées, obsolètes, vouées à l’oubli, sentant mauvais. La maîtresse décida alors de mesurer avec la règle en bois et de tracer un trait à la bonne hauteur. En même temps, je suppose qu’elle désirait joindre un peu de géométrie à l’intermède. Elle a donc posé la carte sur son bureau et, en équilibre instable sur son perchoir, elle s’escrimait à déterminer la longueur idéale. Elle expliquait comment procéder, énumérait les dizaines, comptait les unités… personne ne l’écoutait ; à vrai dire, tout le monde profitait qu’elle était là haut, dans les toiles d’araignées, pour plus ou moins faire le pitre. Pendant ce temps, elle s’escrimait en pure perte, le plafond ne rejoignant pas les murs à angle droit, mais avec un arrondi qui empêchait de plaquer le décimètre précisément. Elle était là, à se creuser la cervelle pour résoudre cette question, quand tout à coup on entendit nettement la voix de Franz s’élever dans la classe : - Cette carte est fausse ! Interloquée, Fräulein Strücke tourna vers lui un regard peu amène : - Que dites-vous, Willerts ? Restez à vos places, vous autres ! Malgré son injonction, mes camarades s’étaient rapprochés du bureau où s’étalait l’image. La maitresse, voyant cela, s’empressa de redescendre. Grauber, comme par hasard, fit tomber la boite contenant les punaises, qui s’éparpillèrent en tintant. Franz se tenait devant l’objet coupable, les sourcils froncés. J’avais cru au début qu’il cherchait à rajouter un peu de confusion, qu’il était animé par un esprit frondeur. Mais non, il semblait réellement indigné. Fräulein Strücke se fraya un passage parmi l’attroupement : - Qu’est-ce qui vous prend ? Il n’y a aucun défaut, voyons ! C’est le Ministère qui nous l’a envoyée ! Brusquement, Franz trempa son doigt dans l’encrier. Puis, de son index souillé, il entoura la région de Strasbourg : - Et ça, vous ne le voyez pas ? L’Alsace et la Lorraine ne nous appartiennent plus ! On a perdu ce territoire, il n’est plus Allemand ! La maitresse le fixait, ouvrait la bouche, mais aucun mot n’en sortait. Il rajouta un barbouillage à côté : - Quand à la Sarre, elle est occupée par les Français et les Belges ! Votre ministère a une guerre de retard, Fräulein ! Cette dernière phrase était quasiment un cri. C’en était trop. Elle le poussa brutalement, le raccompagna sans ménagements jusqu’à son pupitre en vociférant : - Elève Willerts, retournez vous asseoir ! Si ça continue je punis toute la classe ! Vous resterez pendant la récréation pour nettoyer les taches que vous venez de faire ! Franz s’était assis. Les bras croisés, il la toisa : - Rien ne pourra jamais nettoyer ça. Nous avons perdu notre honneur. Alors que Fräulein Strücke restait à le regarder, ne sachant quelle attitude adopter, il se leva et, dans le silence de mort qui s’était abattu, se mit à chanter : - Deutschland deutschland uber alles… J’étais resté debout près de l’estrade. Je fus très ému de l’entendre. Sans même m’en rendre compte, impulsivement, je me mis à l’imiter. Puis un autre nous rejoignit. En quelques secondes, tout le monde était là, raide et solennel, à entonner l’hymne national. Fräulein Strücke, décontenancée, hésitait. Puis, vaincue, elle se mêla, de sa voix de crécelle, à notre chœur patriotique. A ce moment-là nous entendîmes, venant d’à côté, les élèves de Herr Schnitz qui, sans doute encouragés par leur maître, avaient décidé de nous soutenir. J’en avais les larmes aux yeux. Devant nous s’étalait la salissure, la honte que mon ami avait matérialisée en la maculant d’encre. Quand le dernier couplet fut achevé, nous nous tînmes ainsi, droits, solennels, tous unis par le même sentiment de révolte et de blessure. La cloche sonna. Fräulein Strücke, se reprenant, nous ordonna de nous mettre en rangs. Franz resta dans la salle, avec une éponge et un baquet d’eau. Quand nous revînmes à la fin de la récréation, il avait tellement frotté que le papier s’était décollé partiellement. Il n’y avait plus de tache, mais une déchirure, une vilaine pelade à l’endroit incriminé, une surface pelucheuse qui ne demandait qu’à se transformer en trou béant. Je soupçonnai Franz de l’avoir fait exprès et Fräulein Strücke ne fut pas dupe elle non plus. Elle se mit en colère, l’avertit qu’on obligerait ses parents à rembourser les dégâts. Franz lui répondit avec effronterie qu’avec ce qu’ils gagnaient, ils arrivaient à peine à survivre, et qu’en conséquence ils ne risquaient pas de dédommager quoi que ce fût. Elle finit par l’envoyer chez le directeur, qui le mit dans le couloir, à genoux sur la règle carrée. Pour une fois, Heinrich Hammel dut partager ses prérogatives. Ce jour-là, il ne contempla pas seul les fissures dans l’enduit, les taches de moisi le long des plinthes ou la course des cafards dans les recoins d’ombre. Franz Willerts était là lui aussi, témoin muet de la lente décrépitude des lieux.
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