Bonjour,
Pour faire suite au fil suivant :
viewtopic.php?f=48&t=36311&start=45 ; je me suis décidé à relire l'intégrale des écrits de de Gaulle dans l'Entre-deux-guerres (en particulier
La discorde chez l'ennemi, 1924 ;
Le fil de l'épée, 1932 ;
Vers l'armée de métier, 1934 ;
La France et son armée, 1938 ; le recueil est celui exposé sur le lien suivant :
http://www.plon.fr/ouvrage/le-fil-de-l- ... 2259191395), afin de pouvoir débattre sur des bases solides sur le sujet de l'apport du général à la pensée militaire moderne, et notamment quant au questionnement sur son influence sur la révolution militaire allemande menée dans les années 1920 et 1930.
Au-delà de l'intérêt présenté par l'ensemble des livres mentionnés, seul
Vers l'armée de métier expose une vision théorique de la mécanisation de l'armée. J'en recopie ici les passages qui y sont en particulier consacrés :
- Dans la partie "Comment ?", sous-partie "Composition" :
"
Six divisions de ligne, motorisées et chenillées tout entières, blindées en partie, constitueront l'armée propre à créer l'"évènement". Organisme auquel son front, sa profondeur, ses moyens de se couvrir et de se ravitailler, permettront d'opérer par lui-même. L'une quelconque des six grandes unités sera, d'autre part, dotée de tout ce qu'il faut, en fait d'armes et de services, pour mener le combat de bout en bout, du moment que d'autres l'encadrent. On peut concevoir ainsi la composition de chaque division.
Une brigade fortement blindée, roulant à travers champs aussi vite qu'un cheval au galop, armée de cent cinquante canons de moyen calibre, de quatre cents pièces plus petites, de six centaines de mitrailleuses, franchissant les fossés de trois mètres de large, gravissant les talus de trente pieds de haut, culbutant les arbres de quarante ans, renversant les murs épais de douze briques, écrasant tous réseaux, grilles ou palissades, voilà de quoi l'industrie peut doter aujourd'hui chaque division professionnelle.
Cette brigade de deux régiments, l'un de chars lourds, l'autre de chars moyens, éclairée par
un bataillon d'engins légers très rapides, dotée d'un matériel perfectionné pour la liaison, l'observation, les travaux de campagne, constituera l'échelon capital de la grande unité.
Une brigade d'infanterie de deux régiments et un bataillon de chasseurs, armée de cinquante pièces d'accompagnement, d'autant de canons antichars, de six cents mitrailleuses lourdes et légères, pourvue d'un matériel spécial pour creuser vite tranchées et abris, équipée, en fait de vêtements, toiles peintes, treillages, artifices, de manière à n'offrir aux vues, et par conséquent aux coups, que d'insaisissables objets, devra consacrer à mesure, par occupation, nettoyage et organisation du terrain, ce que la terrible mais passagère puissance des chars aura virtuellement réalisé.
L'ensemble des feux très mobiles mais, en somme, improvisés et à courte portée, que manoeuvrent de concert les chars et l'infanterie de la division, il s'agit qu'il soit couvert à toutes distances possibles, par un autre système de feux, celui-là beaucoup plus précis. C'est l'affaire de l'artillerie, disposant dans la division des diverses sortes de pièces qui sont couramment nécessaires pour la préparation des attaques, l'appui direct, la protection lointaine ou rapprochée, la neutralisation des batteries adverses.
Deux régiments, l'un servant des canons lourds et courts, l'autre des pièces plus légères à tir tendu, formeront
une forte brigade, complétée par un groupe de défense contre avions et capable de lancer en un quart d'heure, jusqu'à dix kilomètres en avant du front de combat, cent mille kilos de projectiles.
La division, articulée de la sorte en trois brigades complémentaires, renforcée d'
un bataillon du génie pour aménagement des passages et d'
un bataillon des troupes de transmissions, disposera pour s'éclairer d'
un groupe de reconnaissance. Celui-ci sera formé de chars réduits, mais très rapides, d'éléments portés à leur suite en vue de combattre à pied et de véhicules légers pour les liaisons à distance ; le tout apte à tâter l'ennemi, à tenir sommairement un front, à couvrir quelque temps un flanc, à chicaner lors d'une retraite.
Un groupe d'aviation d'observation, organique bien entendu, destiné, non point à travailler par épisodes pour le compte d'anonymes, mais à renseigner constamment tel général bien connu, à accompagner au combat des camarades toujours les mêmes, à régler les tirs d'une artillerie familière, donnera des yeux à la grande unité.
[… paragraphe sur le camouflage]
A l'ensemble formé par les six divisions de ligne se trouvera jointe, pour l'exploration et la sûreté à distance,
une division légère, du même type général que les autres, mais dotée d'engins plus rapides et par suite moins protégés, d'une artillerie moins lourde et de troupes à pied plus mobiles faute d'être armées du même nombre de canons d'infanterie. Enfin, des réserves générales :
une brigade de chars très lourds capables de s'attaquer aux fortifications permanentes,
une brigade d'artillerie de très gros calibre,
un régiment du génie,
un régiment de transmissions,
un régiment de camouflage,
un régiment d'aviation de reconnaissance,
un régiment de chasse et
les services accoutumés complèteront l'armée de choc." (p.281 à 284 du recueil édité chez Plon ; les parties en gras le sont de mon fait).
Ce premier extrait appelle plusieurs commentaires :
1) cette "armée de choc" professionnelle appelée de ses voeux par de Gaulle se composerait de :
- éléments organiques d'armée : une brigade de chars très lourds, une brigade d'artillerie de très gros calibre, un régiment du génie, un régiment de transmissions, un régiment de camouflage (?), un régiment d'aviation de reconnaissance, un régiment de chasse et de "services accoutumés" (re ?) ;
- une division légère, vraisemblablement une division de cavalerie type 1932 puisque "du même type général que les autres", et peut-être composée partiellement de conscrits ;
- cinq divisions de ligne, constituées de :
--- une brigade de deux régiments de chars, l'un lourds, l'autre moyens, et d'un bataillon d'automitrailleuses ou de chars légers ;
--- une brigade d'infanterie à cinq bataillons portés ;
--- une brigade d'artillerie classiquement organisée à un régiment d'artillerie de campagne et un régiment d'artillerie lourde, plus un groupe de DCA ;
--- des éléments divisionnaires comprenant notamment un GAO, un bataillon du génie et un bataillon de transmissions, ainsi qu'un groupe de reconnaissance.
- une sixième division de ligne qui comprendrait en sus des éléments précédemment listés, des appuis et soutiens plus conséquents, puisque "dotée de tout ce qu'il faut, en fait d'armes et de services, pour mener le combat de bout en bout" (re re ?).
2) il faut mettre ces chiffres en balance avec l'organisation du temps de paix de l'armée de terre en 1934, à vingt divisions d'active et une partie de leurs appuis et soutiens, ce qui reviendrait à laisser à la conscription maintenue à côté de cette "armée de choc" professionnelle de 100 000 hommes la portion congrue de l'encadrement (cf. ci-dessous) ;
3) on retrouve grosso modo dans cette articulation des divisions de chars de de Gaulle celle des divisions cuirassées mises sur pied à partir de janvier 1940, à quelques exceptions notables ou pas près qui rendent les secondes bien moins puissantes que prévu par le général (deux demi-brigades de chars en 1940 au lieu de deux brigades, un seul bataillon de chasseurs portés au lieu de cinq, pas de bataillon de chars légers ni de groupe de reconnaissance divisionnaire, pas de régiment d'artillerie lourde ni de groupe de DCA organique, etc.) ;
4) si les appuis sont mentionnés (un bataillon du génie, un bataillon de transmissions), le soutien n'est qu'à peine évoqué, et dans un sens qui illustre la méconnaissance ou le désintérêt total du grand homme sur ce sujet (les soutiens seront concentrés au niveau des éléments organiques d'armée ou au sein d'une seule des six divisions "de ligne" !). Ce sera d'ailleurs l'une des faiblesses principales des divisions cuirassées, comme l'illustrera la fin tragique de la 1re DCr en mai 1940...
Je poursuis :
Cette "armée de choc" professionnelle serait constituée d'un volume de soldats évalué à 100 000 hommes (p.284), soit 15 000 engagés volontaires par an (p.285) ; elle se composerait d'hommes jeunes, engagés pour six ans au maximum avant d'être versés à l'encadrement actif des réserves et des recrues (p.284 et 285), disposant des meilleurs matériels, les plus récents et les plus neufs (p.286) afin d'être sûr d'attirer la fine fleur de la jeunesse.
Cela appelle d'autres commentaires :
1) le volume des engagés volontaires pour la période considérée est le suivant (hors officiers) : 71 960 en 1935, 69 418 en 1936, 83 345 en 1937, 86 479 en 1938, 89 979 en 1939. C'est-à-dire que jamais entre 1935 et 1939, en dépit du choix d'accroître les effectifs - accroissement nettement visible - à partir de 1936, il n'y eut 100 000 engagés volontaires dans l'armée de terre française de l'époque. Il conviendrait donc de réaliser un effort de recrutement conséquent pour y parvenir ;
2) si jamais cet effort de recrutement conséquent était couronné de succès, cela signifierait que la totalité des engagés volontaires serait incorporée à l'"armée de choc" professionnelle. N'en laissant absolument aucun pour encadrer la conscription pourtant maintenue. Cela signifierait que la France ne disposerait en temps de paix que de ces six divisions renforcées au lieu des vingt issues partiellement de la conscription, et qu'elle serait incapable d'en générer d'autres avec un encadrement professionnel en cas de besoin. Je ne parle même pas de troupes de forteresse qui prélèvent annuellement un quota non négligeable d'engagés volontaires depuis 1932, et qui n'existeraient donc plus...
Et encore, dans la partie "Emploi" qui traite des modes d'action de cette "armée de choc" au combat :
"Cependant, l'armée de choc, tenue jusqu'à la fin éparse dans ses éléments, effectue sa mise en place en une seule nuit, le plus souvent, pour entamer la bataille au point du jour.
[…]
A bonne distance en arrière, les chars se forment en bataille. Leur masse est articulée, d'ordinaire, en trois échelons. Les engins légers, d'abord, qui prendront les premiers le contact de l'adversaire. Ensuite, l'échelon de combat, composé de chars moyens et lourds, et dont le front et la profondeur dépendent de la nature de l'opération entreprise et des résistances présumées. Enfin, l'échelon de réserve, destiné aux relèves ou à l'exploitation. Chaque échelon comporte lui-même des fractions successives. En moyenne, le dispositif d'attaque de la division couvre, intervalles compris, huit kilomètres de large, les éléments étant plus ou moins denses le long du front suivant l'intention de manœuvre. Le tout constitue cinq à six vagues de chars, dont la plus forte est généralement la première dans l'échelon de combat. Pour peu que l'armée engage quatre divisions, deux milles chars, sur dix lieues de front, s'apprêtent à surgir à la fois.
Soudain, le branle est donné à ces monstres. Les chars légers, franchissant la base, se portent aux vives allures à la rencontre de l'ennemi. Il s'agit de déterminer l'emplacement et l'espèce des premières résistances, de chercher et d'indiquer les cheminements favorables, de camoufler par des fumées les passages difficiles, bref d'éclairer et de couvrir le gros des cuirassés. Puis, quand ceux-ci auront pris l'affaire à leur compte, les petits chars dégageront le front, gagnant les flancs pour les surveiller ou l'arrière pour y dérouler des chaînes de liaison. A chaque accalmie, ils reprendront en tête leur mission de vigilance.
Mais, voici que l'échelon de combat entame à son tour la lutte. Les grands groupements qui le composent évoluent à travers le terrain, non point en chaînes alignées, mais en fractions autonomes manoeuvrant d'après les circonstances. Leur axe de marche est, dans la plupart des cas, nettement oblique par rapport au front adverse, de manière à prendre d'écharpe les résistances rencontrées, quitte à exécuter, au cours de la bataille, maints changements de direction. Ces unités sinueuses mitraillent la surface du terrain, réservant leurs coups de canon aux objectifs déterminés qu'elles tâchent d'écraser en les prenant à revers. Chaque manœuvre consiste essentiellement à contourner ce qui tire pour l'attaquer dans son dos, l'artillerie couvrant l'opération par des feux distribués tout autour de la zone où l'affaire se règle et des émissions de fumée dissimulant ceux des chars qui doivent demeurer sur place.
Toutefois, il faut éviter que la progression soit ralentie à l'excès par de lents nettoyages. Aussi, les éléments de tête s'y emploient-ils juste assez pour se frayer le passage et poussent vers l'objectif final le plus promptement possible. Leurs soutiens achèveront ce qu'ils auront commencé. S'ils n'y suffisent pas les réserves feront le nécessaire. En dernier ressort, l'infanterie terminera la liquidation. Bref, si l'ennemi s'acharne à la résistance, l'assaillant se présentera bientôt sous la forme de groupes de chars luttant sur une grande profondeur, tandis que la première vague aura poursuivi sa marche et que l'artillerie prendra sous son feu, non seulement l'extérieur de cet ensemble combattant, mais encore, à l'intérieur, certains îlots déjà dépassés.
A mesure que l'action des chars produit ses effets, l'infanterie gagne vers l'avant. Tantôt, elle le fait sur véhicules à chenilles. Tantôt, elle chemine à pied. Dans tous les cas, sa tâche consiste à prendre possession du terrain conquis. Elle s'en acquitte en occupant des positions successives, qu'elle garnit en profondeur d'engins et de mitrailleuses et qu'elle organise rapidement. Souvent, il lui faut réduire d'ultimes résistances, grâce à sa propre manœuvre et aux feux de ses canons d'accompagnement. Parfois, ses lignes servent aux chars d'appui et de recours, notamment si l'adversaire, éventant la surprise, a pu faire venir, lui aussi, aux points et à l'heure voulus, des unités cuirassées et lancer des contre-attaques. Il va de soi que l'occupation ne se fait point en chaînes continues, mais en centres de forces groupés autour des engins de l'infanterie, disposés les uns par rapport aux autres à grands intervalles et distances, mais de telle sorte qu'ils puissent se prêter mutuellement appui. Tous les travaux, bien entendu, s'exécutent sous le camouflage de brouillards artificiels.
Avec les fantassins progressent l'artillerie […].
Un combat rythmé de la sorte tend jusqu'à l'extrême le rôle de l'aviation de reconnaissance. Les unités motorisées exigent d'être éclairées très vite […].
Il va de soi, qu'en dépit des qualités du personnel, cette souplesse serait irréalisable sans un système de transmissions rapides et à grand rendement. Si l'on devait s'en tenir aux procédés des dernières années, c'est-à-dire aux fils installés, aux antennes et aux projecteurs fixes, aux codes de signaux convenus, aux chaînes de coureurs hors d'haleine, les mêmes difficultés, inhérentes au déroulement des téléphones, à l'échange des messages Morse, à la course des estafettes, auraient pour conséquence les mêmes lenteurs dans la bataille. Mais le progrès, tandis qu'il commande d'introduire la célérité dans l'emploi des engins de guerre, offre le moyen de les relier comme il faut. La radiophonie en est à ce point qu'un nombre illimité de postes vont pouvoir, sans se gêner l'un l'autre, converser simultanément. […]
Pourtant, et en dépit de ces facilités, les incidents de la lutte ne laissent pas de rompre l'ordre des assaillants. Après quelques heures, certains groupes de chars ont dépassé les autres, l'infanterie suit difficilement, l'artillerie a besoin d'être réajustée, les renforts s'égarent, les ravitaillements cherchent leurs destinataires. Il faut recoudre sur place les organes ainsi déchirés. L'objectif principal de l'armée a donc été choisi de manière à permettre le regroupement. Suivant l'espèce de l'opération, le degré supposé des résistances, la nature du terrain, on l'a fixé plus ou moins loin de la base de départ, en moyenne
à cinquante kilomètres. Telle est, en effet, la distance nécessaire pour que l'on puisse y déployer le gros de l'armée en vue de l'action de flanc contre la région voisine, forme fréquente de l'exploitation. Telle est, aussi, la profondeur favorable au travail de l'aviation, du moment qu'il s'agit d'observations minutieuses protégées par la chasse de l'air. Les cuirassés, en possession de l'objectif, s'éclairent de toutes parts au moyen des engins légers et s'enveloppent de fumées. Derrière cet écran, fantassins et canons occupent le terrain conquis. Après quoi, les chars gagnent vers l'arrière des positions d'attente, où ils sont mis en état de fourni un nouvel effort. S'il n'y a pas lieu de pousser en avant d'urgence, on attend les ombres du soir pour achever de se reformer et, dans ce cas, jusqu'à la nuit tombée, des nuages protecteurs dérobent aux vues de l'ennemi une partie du champ de bataille."
(op.c., p.304 à 308).
Si la description réalisée ici est saisissante de réalisme, elle a pour cadre, de manière évidente, non pas le mouvement de dimension opératif voulu par les Allemands, mais uniquement la portée tactique limitée au champ de bataille. De Gaulle expose ses idées qui, très certainement, suppriment une bonne partie des impasses de la guerre de position de 1914-1918. Mais il réfléchit en homme des tranchées, pas en novateur. Le rôle de ses grandes unités est d'ordre tactique, afin de brécher la ligne ennemie, de percer son dispositif, pas d'exploiter dans la profondeur. Significatif est sa référence à la profondeur de cinquante kilomètres : c'est celle que les Allemands ont réussi à atteindre lors de leur offensive "Blücher/Yorck", fin mai 1918, entre Reims et Noyon, après laquelle leur offensive pourtant couronnée de succès dans un premier temps a marqué le pas. On est très loin des profondeurs anticipées par les Allemands lors du Blitzkrieg et atteintes par eux (ou plus tard par les Alliés), qui se chiffrent à plusieurs centaines de kilomètres (500 kilomètres de Trêves à Noyelles-sur-Mer par exemple).
Pour être tout à fait exhaustif, toutefois, il dit ce qui suit dans la partie suivante :
"Mais souvent, le succès obtenu, on se hâtera d'en cueillir les fruits. Partant de l'objectif atteint, l'armée de métier poussera dans la zone des trophées. On verra l'"exploitation" devenir une réalité, quand la dernière guerre en avait fait un rêve. Certes, il est arrivé, pendant les récentes batailles, qu'à force de brutalité une offensive eût frayé la brèche […]. Mais il manquait à ces vainqueurs de quoi faire valoir leurs succès. Comment porter plus avant des fantassins perdus, fourbus, décimés, que les canons ne pouvaient suivre, ni les renforts rattraper, ni même les ordres rejoindre ? Et, quant à la cavalerie, impuissante à parcourir le terrain bouleversé, mal outillée pour le combat, infiniment vulnérable, ses rêves de chevauchées se brisaient au premier réseau battu par des mitrailleuses.
Demain, par le fait d'une élite organisée pour la poursuite, il en sera tout autrement. Quand on songe à l'infirmité des formations ordinaires, du moment qu'elles sont frappées par leur travers ou dans leur dos, à l'importance de certains organes, à la manière centralisée dont s'exerce le commandement, on mesure quels foudroyants effets peut obtenir, dans les arrières d'un dispositif de défensive moderne, l'irruption d'une masse cuirassée et crachant mille feux. Les communications de l'ennemi seront, le plus souvent, les objectifs de cette exploitation. [..] La Voie sacrée interrompue, c'était la perte certaine de Verdun et de son armée. Que la cavalerie allemande parvînt, en septembre 1915, à atteindre Molodetchno, nœud des chemins de fer qui desservaient les Russes engagés à l'ouest des marais du Pripet, ceux-ci se voyaient acculés au désastre. […]
Dans le conflit de l'avenir, à chaque rupture d'un front, on verra des troupes rapides courir au loin derrière l'ennemi, frapper ses points sensibles, bouleverser son système tout entier. Ainsi sera restaurée cette extension stratégique des résultats d'ordre tactique que ne purent jamais obtenir Joffre ni Falkenhayn, non plus qu'Hindenburg ou Foch, faute de moyens appropriés, et qui constituait, jadis, la fin suprême et comme la noblesse de l'art. […]
Au surplus, cette aptitude aux actions indépendantes, à la surprise, à l'exploitation, dont le moteur va pourvoir au sol les armées professionnelles, se conjuguera parfaitement bien avec les propriétés, désormais essentielles, des aviations de combat. On ne peut douter, en effet, que les escadres aériennes, capables d'opérer au loin, douées d'une foudroyante vitesse, manoeuvrant dans les trois dimensions, frappant des coups verticaux – les plus impressionnants de tous – doivent jouer un rôle capital dans la guerre de l'avenir. Mais il leur manquait, jusqu'à présent, un complément sur le sol. Car les effets produits par l'avion de bombardement, si terribles qu'ils puissent être, ont quelque chose de virtuel. L'engin volant ne peut lui-même tirer parti de sa puissance. Certes, les ruines qu'il accumule, la terreur qu'il rend chronique, agissent à la longue sur l'ennemi. Toutefois, c'est par contrecoup. Comme l'artillerie, dont elle est en somme le prolongement indéfini, l'aviation sait détruire, mais ne contraint, ne conquiert, n'occupe pas. […] Une voie féconde s'ouvre aux "opérations combinées".
L'"armée de choc" pourra donc être engagée dans les phases d'exploitation dans la profondeur. Cela me paraît être plus novateur que ce que précédemment cité, mais de Gaulle ne le mentionne qu'en passant, sans entrer dans le détail, de manière embryonnaire et imprécise, avec seulement deux occurrences très floues, et il ne semble pas attribuer à cet emploi la priorité. Il ne donne notamment aucun détail technique, et ne parle pas du soutien d'une telle exploitation - alors même que vu leur manque d'unités dédiées, ses grandes unités devraient déjà souffrir de lourdes carences dans le domaine dans la seule profondeur tactique !
Le vrai point visionnaire, c'est ce paragraphe sur l'aviation, mais il reste lui aussi très court...
Bref, si ces écrits, lus en 1934, doivent être stimulants, on est très loin du niveau de détail que l'école allemande atteint à la même époque, avec le tandem Lutz-Guderian en place à la tête des troupes motorisées depuis 1928 ou 1930, et la constitution d'une première division mécanisée, certes déséquilibrée et insuffisante, mais qui a le mérite d'exister, dès octobre 1934.
Je relirai Achtung! Panzer de Guderian, afin de creuser tout ça, mais je doute qu'un livre publié en 1937, soit bien après le début de la Motorisierung du Heer, permette de quantifier l'apport de de Gaulle à la question.
CNE EMB