Bonjour,
Je me joins comme je l'avais laissé entendre au débat sur ce fil. Je pense important de le recadrer, car la question initiale qui m'était particulièrement adressée était de savoir s'il y avait eu un ordre d'arrêt ou pas. Non pas que je pense que le reste n'a pas d'intérêt, mais il n'est que secondaire dans le cadre de la question posée.
Pour moi, l'émission de cet ordre d'arrêt ne fait aucun doute.
Pour cela, je m'appuie sur deux sources "primaires" : - le journal d'Halder (HALDER Franz, War Journal of Franz Halder, BiblioGov, 2013, en particulier la partie 1 du volume IV qui couvre notamment la Westfeldzug) et celui de Bock (BOCK Fedor von, The War Diary 1939-1945, Schiffer Military History, 1996, 608 pages, et en particulier les pages 134 à 166 qui couvrent la période du 10 mai au 6 juin 1940).
1) La question de la validité des sources : Puisque vous remettez en cause la validité des écrits de Halder au prétexte qu'ils ont été retouchés après-guerre (ce qui reste à prouver), je vais donc me contenter de montrer qu'elle est complète en m'appuyant sur Bock. Ce dernier, mort des blessures subies lors d'un raid aérien le 4 mai 1945, ne peut être suspecté d'avoir modifié ses écrits après la fin du conflit !
Que dit Bock à ce sujet : - Bock, 24 mai 1940 : "Au cours de la nuit, reçu un ordre plaçant les éléments de la 4. Armee qui ont été redirigés vers le nord – et son front face au sud-ouest entre Abbeville et Amiens sous le commandement de la Heeresgruppe "B". Ainsi la direction de la bataille a finalement été confiée à une seule personne ("[…] has finally been placed in one hand"). Dommage que cela n'ait pas été décidé plus tôt, cela aurait évité beaucoup de perte de temps. Brauchitsch arrivé dans la matinée. Nous tombons d'accord sur le principe d'une avance vigoureuse en direction du nord-nord-ouest à la limite entre les 6. et 4. Armeen, et que la masse principale des unités blindées positionnée sur les arrières de l'ennemi doit continuer son attaque. […] Brauchitsch est tout juste parti, quand j'apprends de Groeben (il s'agit du Rittmeister - capitaine - Peter von der Groeben, officier logistique - Ib - de l'état-major du groupe d'armées de Bock) qui a été envoyé établir le contact avec la 4. Armee, que des attaques sérieuses par les Français et les Britanniques sont actuellement en cours sur la Somme à proximité et au sud-est d'Amiens, et que Kluge, commandant la 4. Armee, a dû réorienter trois des divisions initialement attribuées à la bataille dans le nord par l'OKH, et vers le sud. De plus, la 4. Armee a reçu un ordre du Führer, en conséquence duquel les unités blindées ne doivent pas avancer plus loin ("Furthermore, the 4. Armee had received an order from the Führer, according to which the armored units were to advance no farther!"). Il veut probablement les ménager pour de futures missions. Cela peut avoir des conséquences très déplaisantes pour le développement de la bataille que je suis en train de mener. J'ai appelé Brauchitsch au téléphone. Il tomba d'accord avec la réattribution des trois divisions ; malheureusement, en ce qui concerne les unités mécanisées, pour le moment nous devons nous contenter avec elles d'établir des têtes-de-pont sur la ligne Gravelines-Aire-Béthune. Deux heures plus tard […], des ordres provinrent de Brauchitsch estimant que je ne devais "pas encore" assumer le commandement de la 4. Armee aujourd'hui ; il réserve sa décision sur le calendrier de transfert du commandement ! Je n'en connais pas la raison".
Cela correspond en tous points à la version donnée par Halder, que je redonne ici : - Halder, 24 mai 1940 : "[…]ObdH (Oberbefehlshaber des Heeres, c'est-à-dire le commandant en chef de l'armée de terre, Brauchitsch) revient de l'OKW (Oberkommando der Wehrmacht, le commandement des forces armées qui sert d'état-major particulier à Hitler) : apparemment encore un entretien très désagréable avec le Führer. A 20 heures 20 un nouvel ordre est diffusé, annulant celui d'hier et orientant l'encerclement à effectuer dans la zone Dunkerque-Estaires-Lille-Roubaix-Ostende. L'aile gauche, constituée des forces blindées et motorisées, qui n'a pas d'ennemi en face d'elle, sera donc arrêtée totalement sur ordre direct du Führer ("The left wing, consisting of Armor and mot. Forces, which has no enemy before it, will so be stopped dead in its tracks upon direct orders of the Führer!") ! Achever l'armée ennemie encerclée doit être laissé aux mains de la Luftwaffe ("Finishing off the encircled enemy army is to be left to Air Force!!") !!". - Halder, 25 mai 1940 : "La journée commence avec l'une de ces pénibles altercations entre Brauchitsch et le Führer concernant les prochaines étapes de la bataille d'encerclement. Le plan d'opération que j'ai esquissé exige que la Heeresgruppe "A"* (Rundstedt, aile gauche) mène de puissantes attaques frontales, simplement pour fixer l'ennemi qui réalise un repli planifié, pendant que la Heeresgruppe "B"* (Bock, aile droite), faisant face à un ennemi déjà battu, exploite sur ses arrières et délivre le coup décisif. Cela devait être accompli par nos forces mécanisées. Mais désormais, la direction politique est butée sur l'idée fixe que la bataille décisive ne doit pas être menée sur le sol flamand, mais plutôt dans le nord de la France. Pour dissimuler cette décision politique, l'affirmation est faite que les Flandres, sillonnées par une multitude de cours d'eau, ne sont pas propices à la guerre des chars. En conséquence, tous les chars et les troupes motorisées devront être coupés dans leur élan en atteignant la ligne Saint-Omer-Béthune ("Accordingly, all tanks and mot. troops will have to be brought up short on reaching the line Saint-Omer-Béthune"). C'est un changement complet des éléments du plan. Je voulais faire de la Heeresgruppe "A" le marteau et de la Heeresgruppe "B" l'enclume dans cette opération. […]".
Bock confirme totalement ce que dit Halder. Or, il est extrêmement improbable que les écrits de Bock et ceux d'Halder aient été tous les deux modifiés après guerre, sans même parler qu'il a été absolument impossible à Bock de les modifier de lui-même (puisqu'il était mort). Passe encore pour un des deux journaux, mais les deux, ça fait trop pour que j'achète... Je suis d'ailleurs même allé plus loin, et des sources primaires supplémentaires valident totalement le témoignage d'Halder sur d'autres sujets (par exemple, les comptes-rendus des conférences d'Hitler au sujet des questions navales, ou la déposition de Warlimont à Nuremberg). Soit on a affaire à une conspiration extrêmement efficace ayant réussi à réaliser une réécriture totale de toutes les archives saisies en 1945, soit c'est la vérité. En ce qui me concerne, on repassera pour une intoxication pro domo... Donc, il y a bel et bien eu un ordre en fin d'après-midi ou en début de soirée du 24 mai 1940.
2) Le Haltbefehl est-il autre chose qu'un ordre d'arrêt ? Je reprends les termes précis dans lesquels s'expriment tant Halder que Bock : - Halder, 24 mai 1940 : "A 20 heures 20 un nouvel ordre est diffusé [...]. L'aile gauche, constituée des forces blindées et motorisées, qui n'a pas d'ennemi en face d'elle, sera donc arrêtée totalement sur ordre direct du Führer ("The left wing, consisting of Armor and mot. Forces, which has no enemy before it, will so be stopped dead in its tracks upon direct orders of the Führer!") ! Achever l'armée ennemie encerclée doit être laissé aux mains de la Luftwaffe ("Finishing off the encircled enemy army is to be left to Air Force!!") !!". - Halder, 25 mai 1940 : "Mais désormais, la direction politique est butée sur l'idée fixe que la bataille décisive ne doit pas être menée sur le sol flamand, mais plutôt dans le nord de la France. Pour dissimuler cette décision politique, l'affirmation est faite que les Flandres, sillonnées par une multitude de cours d'eau, ne sont pas propices à la guerre des chars. En conséquence, tous les chars et les troupes motorisées devront être coupés dans leur élan en atteignant la ligne Saint-Omer-Béthune ("Accordingly, all tanks and mot. troops will have to be brought up short on reaching the line Saint-Omer-Béthune")". - Bock, 24 mai 1940 : "De plus, la 4. Armee a reçu un ordre du Führer, en conséquence duquel les unités blindées ne doivent pas avancer plus loin("Furthermore, the 4. Armee had received an order from the Führer, according to which the armored units were to advance no farther!"). Il veut probablement les ménager pour de futures missions".
Nous avons affaire à des militaires de haut niveau, qui s'expriment ici de manière directe et claire. On a ordonné d'arrêter les chars. Pas d'attaquer dans un fuseau avec une limite à ne pas franchir. On leur a dit de s'arrêter. Le mot est utilisé et même renforcé par l'adjonction de termes qui le rendent plus fort ("The left wing [...] will so be stopped dead in its tracks" ; "the armored units were to advance no farther"). Il s'agit bel et bien d'un ordre d'arrêt des chars, aucun doute n'est possible là-dessus.
3) Qui a donné cet ordre ? Il apparaît indubitable que l'ordre d'arrêt a été donné par Hitler personnellement le 24 mai 1940 dans l'après-midi ou le début de soirée (au plus tard à 20 heures 20, heure de réception de l'ordre par l'OKH, mais il est vraisemblable à la lecture de ces seules sources que cet ordre d'arrêt ait été donné directement avant à la Heeresgruppe "A" et notamment à sa 4. Armee, comme Bock le laisse entendre via le compte-rendu téléphonique de Groeben) ; et que cet ordre ne reposait pas sur des considérations militaires puisque ni l'OKH (en l'occurrence Halder) ni les exécutants sur le terrain (en l'occurrence Bock) n'en comprennent l'intérêt au-delà du seul fait de ménager éventuellement les forces mécanisées en vue d'un réengagement ultérieur.
4) Y a-t-il eu un ou deux ordres d'arrêt des unités de la Gruppe "Kleist" ? Il y en a eu au moins deux, même s'ils sont de portée et de nature très différentes. Le premier est intervenu le 22 mai 1940 : - Halder, 22 mai 1940 : "Point de situation du matin : […] La poussée blindée sur Calais, ordonnée par nous (l'OKH), a été temporairement arrêtée par la Heeresgruppe "A" (Rundstedt) sur la ligne Saint-Pol-Etaples, et ne sera pas relancée avant que la situation à Arras ne soit devenue claire." ainsi que "Les chars à l'ouest d'Arras doivent reprendre leur progression aussi tôt que la situation à Arras aura été consolidée". Halder semble attribuer cet arrêt à la seule initiative de Rundstedt, sans intervention d'Hitler. Elle aurait pour raison la résistance imprévue rencontrée, et tout particulièrement la réaction offensive britannique qui contre-attaque avec violence dans le secteur d'Arras.
Le second est bien entendu celui qui nous intéresse, du 24 mai dans l'après-midi, et qui a été ordonné par Hitler lui-même contre l'avis de l'OKH.
5) Est-ce que les généraux allemands cherchent à se défausser de leurs responsabilités en accusant Hitler ? Au vu des commentaires d'Halder et de Bock, c'est très improbable : a) leurs écrits sont contemporains des évènements ; b) ils ne peuvent avoir été réécrits pour se dédouaner après-guerre (ne serait-ce que parce que Bock meurt le 4 mai 1945 des blessures subies lors d'une attaque aérienne britannique, comme je l'ai déjà dit !) ; c) il n'y a aucune justification militaire évidente pour eux dans cet ordre d'arrêt, si ce n'est éventuellement ménager les forces mécanisées. D'ailleurs, Halder évoque immédiatement une raison "de couverture" concernant un terrain qui ne permet pas l'engagement des chars. Il semble dire que la véritable raison, c'est que Hitler veut remporter la bataille sur le sol français plutôt que belge, peut-être pour des raisons de prestige ("Mais désormais, la direction politique est butée sur l'idée fixe que la bataille décisive ne doit pas être menée sur le sol flamand, mais plutôt dans le nord de la France. Pour dissimuler cette décision politique, l'affirmation est faite que les Flandres, sillonnées par une multitude de cours d'eau, ne sont pas propices à la guerre des chars").
Donc, puisque vous vouliez mon avis : - il y a eu deux ordres d'arrêt des chars, l'un au niveau de la Heeresgruppe "A" le 22 mai 1940 (peut-être sur sollicitation extérieure, mais c'est à creuser), l'autre directement par Hitler le 24 mai 1940 ; - l'ordre d'arrêt est bel et bien un ordre d'arrêt, aucun doute là-dessus ; et il a été donné par Hitler contre l'avis de l'OKH ; - ses justifications militaires sont nulles ou faibles, en tout cas incomprises par deux militaires de haut niveau qui sont quand même bien placés pour les comprendre.
Je rajouterais enfin que les Panzer Divisionen ont réussi à franchir un fossé antichars comme la Meuse sans grande difficulté, et je ne vois pas ce qu'il y avait derrière l'Aa pour les empêcher de continuer leur progression. Un môle défensif solide ? Qu'à cela ne tienne : les 5. et 7. Panzer Divisionen de Hoth avaient buté sur la 1re Division cuirassée à Flavion le 14 mai 1940 sans réussir à en percer le dispositif dans la foulée, mais elles avaient été capables immédiatement de se redéployer pour la dépasser par contournement, la couper de ses arrières et la détruire en quelques heures. Pourquoi les unités mécanisées allemandes, encore plus nombreuses et face à une opposition de toute évidence plus faible et moins cohérente que toute une division cuirassée, n'y seraient-elles pas arrivées ?
CNE EMB
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