Henry Rousso est l'auteur de "Vichy. L'événement, la mémoire, l'histoire" aux éditions Gallimard. Le premier chapitre est consacré à la Révolution nationale. Il est composé de cinq sections :
- Les origines
- La pratique du pouvoir
- La nature du pouvoir
- Transformer la société
- Quel bilan ?
La pratique du pouvoir Citer :
La Révolution nationale a cherché sa cohérence dans une pratique du pouvoir exercé au jour le jour par des élites de formations et d'horizons divers. Celles-ci se sont approprié, chacune dans son domaine et non sans des conflits parfois aigus, le contenu originel (très vague) de la « pensée du Maréchal ». La devise « Travail, Famille, Patrie », tirée de la loi constitutionnelle du 10 juillet 1940, et empruntée aux Croix-de-Feu n'en donne qu'une image imparfaite. Destinée à supplanter la trilogie républicaine « Liberté, Égalité, Fraternité », fondée sur des valeurs universelles et « abstraites », elle marque l'attachement de la Révolution nationale au principe des « communautés », des corps organiques « réels » : la nation, la région, la profession, la famille – autant de cellules, hiérarchiquement ordonnées, qui encadrent l'individu et l'attachent par des liens qui doivent rester indissolubles. René Gillouin, un doctrinaire des plus influents du pétainisme, a proposé une définition plus éclairante du nouveau régime, qui permet d'analyser ses principes directeurs et ses réalisations : « Le nouvel État est national, autoritaire, hiérarchique et social. »
Vichy appartient à la famille des « rassemblements nationaux ». La nation constituant la communauté suprême, toute idée de division est exclue, que ce soit la lutte des classes ou le pluralisme politique. Sans interdire expressément le partis politiques (sauf le Parti communiste, clandestin depuis 1939) – partis qui sont d'ailleurs presque tous assommés par la défaite et l'Occupation –, Vichy en empêche l'activité, du moins pour ceux qui ne lui sont pas a priori favorables. La mise en congé des Chambres, la censure, le contrôle de la presse, la répression contre certains dirigeants de gauche ou de droite (Léon Blum, Pierre Mendès France, Jean Zay, Édouard Daladier, Georges Mandel...) jettent une chape de plus en plus plombée sur la vie politique. De même, le régime dissout en novembre 1940 les grandes confédérations syndicales, qu'elles soient ouvrières comme la CGT ou la CFTC, ou patronale comme la CGPF, car Vichy a l'ambition de créer de nouvelles structures d'encadrement social. L'objectif, partiellement atteint, est bien de « dépolitiser » la société française, de mettre fin à la « culture du mécontentement », responsable de tous les maux, à commencer par la défaite.
Parce que « national », le nouvel État « bannit en son sein, ou dépouille de toute influence dirigeante, les individus et les groupes qui, pour des raisons de race ou de conviction, ne peuvent ou ne veulent souscrire au primat de la patrie française : étrangers, juifs, francs-maçons, communistes, internationalistes de toute origine et de toute obédience », écrit René Gillouin. C'est d'ailleurs en ces seuls termes de rejet qu'il définit la « nation ». Vichy la conçoit, en effet, comme une entité à la fois organique et restreinte, fondée sur l'exclusion érigée en doctrine et en politique. C'est en ce domaine qu'il a le plus battu en brèche le principe de l'égalité des citoyens devant la loi en créant des catégories de citoyens de second rang, fichés, renvoyés de certaines professions, puis pourchassés, livrés aux Allemands et parfois déportés.
Par la loi du 17 juillet 1940, tout magistrat, fonctionnaire ou autre agent de l'État peut être relevé de ses fonctions sur simple décret ministériel, une mesure qui prolonge certains décrets pris en 1939 dans le cadre d'une situation de guerre mais mise en application ici pour des motifs bien différents. Une autre loi, du même jour, interdit l'accès aux emplois publics à tout citoyen français né d'un père étranger. Au total, près de 2 300 fonctionnaires sont épurés en 1940.
Le 22 juillet 1940, une autre loi entreprend la révision des naturalisations octroyées depuis 1927 aux « Français de fraîche date », comme le dit Pétain le 15 août 1940, par la plume de Gillouin interposée. C'est ainsi que 15 000 citoyens, dont près d'un tiers de juifs, redeviennent des étrangers, faisant, à ce titre aussi, l'objet de mesures d'exclusion.
Le 13 août 1940, le gouvernement interdit les « sociétés secrètes » – une mesure qui frappe les francs-maçons, que Pétain déteste tout particulièrement. Les loges sont dissoutes et leurs membres désignés, dans le Journal officiel, à la vindicte publique. Enfin, le 3 octobre 1940 et le 2 juin 1941 sont promulgués les « Statuts des juifs » qui leur interdisent l'accès à certaines professions et en font des citoyens mineurs. Enraciné dans la Révolution nationale, dont il constitue un aspect important mais non central, l'antisémitisme d'État de Vichy, associé à l'engrenage de la collaboration, amènera le régime à participer activement à la Solution finale, bien qu'il n'ait pas conçu le projet d'exterminer, ni même de chasser du territoire les juifs français.
La nature du pouvoir Citer :
La Révolution nationale a tenté de redéfinir la source, l'exercice et la transmission du pouvoir. Elle a également contribué à renforcer la puissance et les prérogatives de l'État. Mais elle l'a fait sans vue d'ensemble, même si la « réforme constitutionnelle » était prévue dans le vote du 10 juillet 1940. C'est plutôt par tâtonnements successifs, avec une pratique où se mêlent l'autoritarisme naturel des dirigeants et l'exercice d'un pouvoir sans partage (tant du gouvernement que de l'administration) que s'est opérée la rupture avec la IIIe République.
Certes, le processus n'était ni inattendu ni entièrement original. Il faut rappeler, sans en surestimer la portée, que, depuis 1938, l'utilisation systématique des décrets-lois avait réduit le champ d'action des Chambres et habitué le pays à une pratique autoritaire du pouvoir exécutif – tendance souvent associée au timide relèvement que connaît la France dans les mois qui précèdent la guerre. De même, l'extension des prérogatives de l'État s'insère dans une longue durée car elle s'est faite, pour l'essentiel et démocratiquement sous la IIIe République, puis sous la IVe et la Ve. Mais, avec Vichy, la rupture politique est radicale.
Tout d'abord, l'exercice du pouvoir est profondément bouleversé. Par les trois premiers « actes constitutionnels » du 11 juillet 1940, Pétain déclare de son propre chef « assumer les fonctions de chef de l'État français » (acte no I) : il s'attribue « la plénitude du pouvoir gouvernemental » (acte no II) et ajourne les Chambres « jusqu'à nouvel ordre » (acte no III). La République est ainsi gommée en quelques mots, tandis que se met en place un régime autoritaire qui concentre entre les mains d'un seul, sans contrôle, les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire.
La transmission du pouvoir est, elle aussi, modifiée par la nomination d'un « dauphin », qui fait du vice-président du Conseil (Pierre Laval), puis de l'amiral Darlan (à titre personnel), l'héritier des pleins pouvoirs du chef de l'État en cas d'« empêchement » (actes no IV du 12 juillet 1940 et IV quater du 10 février 1941). Surtout, aucun mode d'élection ni de désignation autre que par le fait du Prince-Maréchal n'est envisagé. Une loi du 12 octobre 1940 suspend les sessions des conseils généraux élus, les remplaçant par des « commissions administratives » et transférant leurs pouvoirs aux préfets. Ce qui pose – en théorie, compte tenu des circonstances – la question de la source du pouvoir, donc de la légitimité du régime.
En apparence, le principe de la souveraineté nationale n'a pas été touché, puisque Pétain, le chef suprême, détient son « mandat » d'un vote (plus ou moins légal, le débat fait rage depuis cinquante ans) de l'Assemblée nationale. Dans la réalité, la Révolution nationale a tenté de façon pragmatique d'établir des liens personnels entre le chef de l'État et les Français avec l'instauration (à forte charge symbolique) du serment pour les hauts fonctionnaires et magistrats, et surtout avec la mise en œuvre, au moyen d'une propagande adéquate, d'un culte de la personnalité.
Quant à l'extension des prérogatives de l'État, elle est la conséquence de plusieurs phénomènes. Les circonstances exceptionnelles que sont les pénuries, la désorganisation sociale due à la débâcle, la coupure du pays en plusieurs zones et la présence d'une administration étrangère sur les trois cinquièmes du territoire ont joué un rôle immédiat, inévitable. Mais la structure autoritaire du régime et l'absence de tout contrôle parlementaire ont pesé de tout leur poids. Elles ont donné un pouvoir considérable à l'administration, préfets en tête, et enfermé la vie économique, sociale, culturelle dans des réseaux de contraintes et de règlements rarement égalés depuis.
Par ailleurs, profitant de leur présence à Paris et de l'éloignement de l'exécutif à Vichy, beaucoup de hauts fonctionnaires se sont arrogé des prérogatives souvent très larges. C'est le cas, dans les administrations économiques, d'un Jean Bichelonne, secrétaire général puis ministre de la Production industrielle, ou encore à l'Intérieur, d'un René Bousquet, secrétaire général à la Police, qui négocie directement avec la SS les accords de collaboration policière, en juillet 1942.