J'ai commencé la lecture de "Les 100 mots de la Shoah" par Tal Bruttmann et Christophe Tarricone dans la collection "Que sais-je ?".
La Shoah occupe une place centrale dans nos sociétés, tant d'un point de vue médiatique que politique ou mémoriel. Il existe pourtant un gouffre entre la manière dont les historiens l’étudient et la manière dont le grand public en parle. L'objectif de ce livre est donc de définir avec la plus grande rigueur scientifique des termes et des notions qui, à bien des égards, sont « piégés ». Par exemple, qui sait que, depuis cinquante ans, les historiens utilisent l’expression « centre de mise à mort » plutôt que « camp d’extermination » ?
Camp d’extermination Apparue durant la guerre, cette expression a rapidement fait souche. Pourtant, son usage est problématique. Tout d’abord elle est antinomique : accoler le mot « camp » – lieu où sont regroupées durablement des populations – à celui d’« extermination* », supposant une élimination immédiate, procède d’une contradiction. En outre, la notion de camp est impropre pour désigner les sites d’assassinat de masse, dont les structures sont parfois dispersées sur des kilomètres (Chelmno, Auschwitz*…). Quant au mot « extermination », largement utilisé par le pouvoir soviétique pour dénoncer les crimes nazis et dont l’usage s’est répandu, il pose également un problème, reléguant les victimes au rang d’« êtres nuisibles », comme le souligne Raul Hilberg. Ce dernier a proposé l’expression « centre de mise à mort* », qui qualifie plus justement la nature de ces lieux destinés à l’assassinat, au demeurant jamais nommé par les nazis, qu’il s’agisse de ceux de l’opération T4* ou de la « solution finale* ». Évitant ainsi la confusion avec camp de concentration*, autre type d’instrument utilisé par le IIIe Reich, « centre de mise à mort* » est désormais communément utilisé par les historiens.
Centre de mise à mort Le processus de destruction des Juifs a été réalisé par deux méthodes, que distingue Raul Hilberg : d’une part, les groupes mobiles de tuerie ; d’autre part, les centres de mise à mort. L’apparition de ces sites ne procède pas d’une planification : elle est imputable à plusieurs initiatives durant l’automne 1941, lorsque les politiques antisémites connaissent une radicalisation, les opérations d’assassinat se multipliant à travers les territoires orientaux de l’Europe allemande. Or, dans les territoires soviétiques, certaines unités des Einsatzgruppen* sont rapidement confrontées à des difficultés logistiques. Plutôt que de dépêcher des unités pour tuer les Juifs sur leur lieu de résidence, ils optent pour une autre méthode : faire affluer les populations juives régionales vers un lieu où elles sont éliminées dès leur arrivée. C’est particulièrement le cas dans les pays Baltes, où plusieurs sites sont ouverts. Parallèlement à Lodz (dans le Warthegau) et dans le Gouvernement général*, les hiérarques nazis locaux, prenant prétexte de déportations* de Juifs vers leurs territoires, lancent, avec l’accord de Hitler* et de Himmler*, des politiques d’élimination de ceux qui sont jugés inaptes au travail. Pour ce faire, Berlin préconise la création de centres d’assassinat identiques à ceux qui ont été utilisés lors de l’opération T4*, dont les victimes ont été tuées dans des chambres à gaz*. Une demi-douzaine de centres de mise à mort fonctionne ainsi avant même le déclenchement de la « solution finale* ». D’autres sont érigés une fois celle-ci débutée. Tous ces sites ont en commun d’être voués à la destruction de populations régionales. Leur emplacement est choisi en raison de la proximité de voies ferroviaires et routières permettant l’acheminement des victimes. Enfin, ils se réduisent à un ensemble sommaire de structures : bâtiments pour les gardes, entrepôts, fosses pour l’enfouissement des victimes, et parfois chambres à gaz*. D’un point de vue typologique, trois catégories peuvent être distinguées. Les centres de mise à mort improvisés, installés au gré de structures préexistantes, comme Ponar*, le fort IX de Kaunas ou encore Chelmno, dont les structures s’étirent sur une dizaine de kilomètres. Ceux qui sont planifiés, érigés sur la base d’un projet : Belzec* et ses déclinaisons que sont Treblinka* et Sobibor. Enfin, le centre de mise à mort rationalisé, Auschwitz*, le seul à fonctionner sans discontinuer de 1941 à 1944, perfectionné sans cesse en raison d’une spécificité : il est le site auquel est assignée la mission d’assassiner les Juifs d’Europe. Si, en 1942, Auschwitz* est improvisé, les structures du centre de mise à mort s’étalant sur plus de 2 kilomètres avec la Judenrampe (« quai aux Juifs »), les Bunkers (des fermes transformées en chambre à gaz*) et les entrepôts de stockage des biens appartenant aux Juifs, il est planifié à partir de 1943, quand des chambres à gaz* sont construites et couplées à des crématoires. Le fonctionnement est rationalisé jusqu’au printemps 1944, l’ensemble des structures à Birkenau étant concentré dans un périmètre restreint (le quai de débarquement au plus près des quatre « crématoires » et d’un nouveau secteur de stockage et de tri des biens). Si chacun des centres de mise à mort a des spécificités propres, utilisant notamment différentes techniques (gaz d’échappement, Zyklon B, fusillades), tous ont une même finalité : l’assassinat des Juifs. C’est cette finalité – et non la technique par laquelle est réalisé l’assassinat – qui définit le centre de mise à mort.
Auschwitz La centralité qu’occupe Auschwitz au cœur des représentations touchant tant à la violence concentrationnaire qu’à la Shoah* peut être résumée en deux chiffres : 1,3 million de victimes ont été acheminées là, dont 1,1 million y sont mortes. Pourtant, le site est d’une complexité rare, sans équivalent dans l’Europe nazie, et de multiples politiques s’y entrecroisent en de multiples lieux. C’est d’abord une ville, au cœur d’un immense projet de développement devant symboliser la reconquête allemande de l’Est. C’est aussi un camp de concentration*, ouvert au printemps 1940 afin de servir à la mise au pas de la population polonaise. Arrimé à la ville, il est un réservoir de main-d’œuvre mis à la disposition des projets de développements, non seulement urbains mais également industriels, le site devant accueillir les fleurons de l’économie allemande. C’est également un centre de mise à mort*, développé en marge du camp de concentration, d’abord destiné aux Juifs de Silésie, puis au printemps 1942 à la destruction des Juifs extérieurs au Lebensraum*. L’interaction permanente de ces trois axes nourrit la croissance d’Auschwitz, dont les missions se multiplient. Les SS* développent ainsi une zone agricole, créent des centres de recherches agronomiques et médicales, les détenus étant utilisés comme matériau humain. Le KL, instrument de répression antipolonais (au moins 140 000 entre 1940 et 1945, dont la moitié meurt), devient également instrument de la répression antitchèque, camp pour prisonniers de guerre soviétiques ou encore pour les Tsiganes* (23 000, dont 21 000 morts)… Au printemps 1942, un deuxième camp, mis en chantier à la fin de l’année 1941, est ouvert, Birkenau, dont les plans prévoient une capacité de 200 000 détenus. Plus tard, ce sera Monowitz, ou Auschwitz III, dont les 15 000 détenus sont destinés à la Buna, l’immense usine de IG Farben, ainsi qu’une noria de sous-camps couplés à des usines ou à des mines, constituant une véritable constellation. Au total, 200 000 personnes sont acheminées à destination du complexe concentrationnaire, qui ne cesse de grandir. Mais le KL Auschwitz, à la différence des autres camps de concentration, accueille également en masse une autre catégorie de détenus : les Juifs. En raison des besoins de main-d’œuvre colossaux engendrés par ce site, qui est un chantier permanent, les SS* introduisent une spécificité propre au centre de mise à mort* d’Auschwitz : la « sélection ». Parmi le 1,1 million de Juifs acheminés de toute l’Europe à destination de celui-ci, près de 900 000 sont immédiatement tués. Environ 200 000 sont extraits du processus d’assassinat et, temporairement épargnés, « entrent au camp » auquel ils n’étaient pas initialement destinés, constituant 50 % des effectifs. Cette dimension fait d’Auschwitz un lieu à part dans la « solution finale* » : centre de mise à mort dont le rôle ne cesse de prendre de l’importance, au point de devenir, à partir de l’été 1943, l’épicentre du processus de destruction, il est également, du fait de la « sélection », le lieu d’où quelques dizaines de milliers de Juifs ont survécu.
Belzec À l’automne 1941, les opérations d’assassinat contre les populations juives se multiplient. Elles sont alors de dimensions régionales, et avec des visées différentes. Si en URSS* l’assassinat est généralisé, ailleurs ce sont des politiques de décimation qui sont à l’œuvre. C’est dans ce cadre que s’inscrit la construction de Belzec. En octobre 1941, les autorités du Gouvernement général*, avec l’accord de Berlin, décident de procéder à l’élimination des Juifs jugés inaptes au travail. Pour ce faire, un centre de mise à mort* est créé à Belzec, village situé sur la ligne ferroviaire reliant Lublin à Lvov. Mais alors que les autres centres de mise à mort, tel Chelmno, créé au même moment, sont organisés autour de structures préexistantes, Belzec fait l’objet d’une planification. Il est construit dans un périmètre délimité regroupant l’ensemble des structures, réparties dans trois espaces. Le premier est la zone d’arrivée des convois*, avec un bâtiment réservé au déshabillage des déportés, et des entrepôts. Le deuxième, dévolu à l’assassinat, est constitué d’un bâtiment abritant des chambres à gaz* alimentées par un gaz d’échappement produit par un moteur, ainsi que des fosses destinées à recevoir les cadavres des victimes. La troisième partie, quant à elle, est réservée à l’administration SS*. Toutes les opérations se déroulent dans un quadrilatère de 275 mètres de côté. Commencés en novembre, les travaux s’achèvent en mars 1942. Une dizaine de SS, épaulés par une centaine de gardes ukrainiens ou baltes, font fonctionner le site. Quelques centaines de prisonniers Juifs sont chargés des travaux d’entretien, et doivent vider les chambres à gaz avant d’enfouir les corps. Mais entre-temps, les objectifs nazis se sont transformés : c’est désormais l’assassinat généralisé des Juifs qui doit être réalisé. En conséquence, les capacités homicides des chambres à gaz sont accrues : elles sont portées à un total de 2 000 personnes. En août 1942, Belzec, dans le cadre de l’opération Reinhard*, devient le centre de mise à mort* des Juifs des districts de Galicie et Cracovie et, dans une moindre mesure de Lublin. Lorsque, le 11 décembre 1942, a lieu le dernier gazage, près de 450 000 personnes ont été assassinées à Belzec. Dès lors, seule y est menée la crémation des corps, commencée quelque temps auparavant. Elle s’achève à l’été 1943 et le site est alors démantelé et arasé. Une ferme y est installée. On ne compte qu’une poignée d’évadés de Belzec, dont la plupart n’ont pas survécu à la guerre.
Treblinka Des trois centres de mise à mort* planifiés de l’aktion Reinhard*, Treblinka est le plus important par la mission qui lui est assignée : la destruction des Juifs des districts de Varsovie* et de Radom. Mis en chantier en avril 1942, le site reçoit le 23 juillet les premiers convois* du ghetto* de Varsovie. À la mi-septembre, 350 000 personnes ont été assassinées et, à la fin de 1942, plus de 700 000. Si l’assassinat se poursuit en 1943 – notamment avec près de 100 000 Juifs du district Bialystok –, le site accusant un bilan de 900 000 victimes, l’essentiel de l’activité y est consacré à l’exhumation et à la crémation des corps, jusque-là enfouis. Les détenus juifs maintenus en vie auxquels est confiée cette tâche se révoltent le 2 août 1943. Quelque 300 hommes réussissent alors à fuir, mais seule une soixantaine survit jusqu’à la fin de la guerre, les autres étant tués par les SS* ou parfois par des Polonais. Dès 1944, le témoignage* de l’un de ces rescapés, Yankiel Wiernik, est publié clandestinement en Pologne*, puis aux États-Unis.
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