Jerôme a écrit :
Je ne suis pas un expert mais il me semble que sur le plan du management des grandes organisations, industrielles ou militaires, l'Allemagne à longtemps eu un temps d'avance sur le reste de l'Europe. Ceci n'a pas vraiment de lien avec le nazisme - pas plus que la manie allemande (toujours vraie aujourd hui) de l'hygiène ou de la ponctualité !
Sur le plan du management industriel, la gestion des productions d'armement par les nazis a été catastrophique. En 43, la production de guerre allemande est dépassée par l'Angleterre, et elle est également dépassée par l'URSS, alors que sa base industrielle de départ est supérieure à chacun de ces deux pays.
Plusieurs raisons :
- les nazis ne mobilisent pas la main d'oeuvre féminine, en tout cas pas à grande échelle. Encore moins les plus vieux et les jeunes adolescents, comme en Russie, où on ne plaisante pas avec le "front de la production".
- les travailleurs forcés (déportés des camps ou déportés du travail) sont tout sauf enthousiastes.
- l'effort de guerre n'est pas conduit. C'est ce que dit Chapoutot des entités systématiquement mises en "concurrence darwinienne" : c'est la foire d'empoigne pour faire des prototypes, proposer des projets et emporter des marchés.
- Cette situation managériale anarchique est aggravée par la dispersion des efforts : trop d'armements différents dans trop de domaines : on ne peut pas à la fois construire des sous-marins pour l'Atlantique, des avions, des V1 et bientôt des V2 pour l'Angleterre, et des chars pour le front de l'Est. Et dans chacun de ces domaines les industriels proposent à Hitler des "solutions miracles" qui empêchent de de focaliser sur quelques productions standardisées. (Trop de modèles d'avions et de chars, ou blindés divers.)
Quand Albert Speer prend la direction de ce cirque, en 43, il a vite fait de remédier à une partie de ces dysfonctionnements en fixant des objectifs clairs, rationalisés autant que les lubies d'Hitler le permettent, et en laissant les industriels s'organiser pour les atteindre. (Autant que possible, il les libère des bureaucrates.) C'est très allemand, voire prussien - Jean-Marc a évoqué l'Auftragtaktik - mais fondamentalement c'est du simple réalisme et du bon sens. Je ne crois pas que Speer soit allé demander conseil à Höhn, et c'est bien grâce à son action que l'Allemagne de 1944, bombardée comme jamais et qui enterre une partie de ses ateliers, bat tous ses records de production.
Duc de Raguse a écrit :
je peux aussi vous dire que la mondialisation actuelle est une forme "progressiste" du système colonial du XIXème siècle, mais en faisant cela j'aurais surtout montré ce qui les rapproche, en oubliant ce qui les sépare clairement, ainsi que leurs spécificités respectives
Dans la rubrique "remontons dans l'histoire", on pourrait citer avec plus de raison les travaux du sociologue Philippe d'Iribarne, qui a validé, dans son étude
"La Logique de l'honneur", le fait que les Français sont restés dans une société de rang, qui sépare les tâches nobles et les tâches de servitude : on refusera toute tache qui n'entre pas dans l'image qu'on a de son rôle, "ils me prennent pour un larbin", mais à l'inverse on se défoncera sans se préoccuper des horaires lorsque l'honneur est engagé : j'ai déjà cité le cas du technicien de maintenance qui refusera absolument de charger les consommables et de produire sur une machine, mais restera jusqu'à minuit s'il le faut sur une machine en panne. (Toutes les relations entre fonctions s'établissent sur cette base, je ne détaille pas.)
Tout cela nous ramène à l'Ancien Régime et à la Révolution, et ce constat n'a rien de fantaisiste : affectez le même technicien en production - un déshonneur - et il va se démobiliser immédiatement. ("Moi je fais ce qu'on me dit et rien de plus") A l'inverse, si la partie noble de son travail est valorisée, on peut en attendre beaucoup.
Là où des Américains établissent des procédures et les respectent (logique contractuelle) tandis que des Hollandais les modifient pour que tous acceptent de les suivre (logique consensuelle) mais n'y dérogent plus, les Français stockent les procédures en tas, et règlent leur rapport sur le mode de la négociation entre égaux : on ne peut demander à l'autre de déchoir, c'est un jeu subtil de donnant donnant. (logique de rang.)
Philippe d'Iribarne a été appelé sur cette étude par un groupe américain implanté dans les trois pays, qui comprenait assez bien le fonctionnement hollandais, mais désespérait de comprendre le fonctionnement des Français. ("Et pourtant elle tourne !")
Ses travaux ont été suivis par d'autres : le "management interculturel" est une nécessité dans des groupes multinationaux, mettons Microsoft, qui font travailler ensemble sur le même site des ingénieurs de toutes origines. Le conseil en ce domaine est devenu un vrai métier.
On voit où je veux atterrir : si Chapoutot a pu mettre en évidence des traits communs entre managers du monde occidental, surtout lorsqu'il s'agit de "presser le citron", force est de constater qu'il y a d'autres logiques culturelles à l'oeuvre.
(Je pense à Carlos Goshn, "cost killer" violent et sans états d'âme, qui a réussi au Japon parce que ses équipes françaises ont impliqué les cadres japonais sans violer les usages du lieu.)
Une citation, pour clore ce sujet "ethnique" :
Citer :
Avec la logique de l’honneur, Philippe d’Iribarne nous convie à un voyage dans trois pays : la France, les Etats-Unis et les Pays-Bas. Au moment où les "donneurs de conseil… peuplent leurs ouvrages d’une humanité indifférenciée...", il est temps de souvenir que "les traditions où chaque peuple s’enracine modèlent ce que ses membres révèrent et méprisent ; et qu’on ne peut gouverner sans s’adapter à la diversité des valeurs et des mœurs". Au lieu d’imiter les autres pays, cherchons en nous-même, nos forces et nos faiblesses, la valeur de nos traditions et leurs dérives possibles. Observons notre "manière spécifique de relier l’individu à la collectivité et de séparer le bien du mal, le légitime de l’illégitime, ce que l’on respecte, ce qui indiffère et ce que l’on méprise". chaque pays présente des "traits fondamentaux qui traversent les siècles".