Voici un complément : je pense qu'il est important de saisir véritablement ce qu'a pu être la politique religieuse (ou de la non-politique religieuse, comme on le verra juste après) des Khmers rouges, plus particulièrement à l'égard du bouddhisme. On peut diviser cette approche en plusieurs grands thèmes, pas forcément chronologiques mais bien plutôt thématiques. En effet, il apparait qu'à l'image de la situation de l'époque on n'assiste qu'à une imbroglio complexe de sous-tensions et de risques multiples, qui ont contribué autant à détruire le bouddhisme cambodgien qu'à l'aider à survivre.
Une première politique de séduction des bonzesFace à l'impopularité rencontrée par la propagande antibouddhiste des communistes menée entre 1972 et 1973 dans les zones "libérées", et caractérisée par des sanctions à l'égard des bonzes, forcés à abandonner le froc, et par la dénonciation des "moines-mendiants" ou encore du caractère non patriotique du bouddhisme "d'origine indienne avec des liens thaïlandais", un ministère local des cultes est mis sur pied début 1974. Il est destiné à persuader les bonzes d'aimer le communisme, à les enrôler, en vantant leurs origines paysannes, et à en faire des instruments de propagande. L'opération réussit, les critiques cessèrent...
Peu après le 17 avril 1975, Ieng Sary, futur ministre des Affaires étrangères de Pol Pot, annonçait que la liberté du culte serait offerte à tous les groupes religieux dans le nouvel Etat du Kampuchea démocratique, laquelle devait être plus tard garantie dans l'article 20 de la Constitution promulguée le 5 janvier 1976 (lire ci-contre). Une promesse qui ne valait que sur le papier... Les bonzes seront systématiquement défroqués, parfois exterminés, et dépouillés de leur statut privilégié dans la société cambodgienne. Nombre de moines seront contraints de prendre femme. Volonté d'un régime d'humilier le clergé, associé à l'ancien régime honni des Khmers rouges, et souci d'une conformité sociale absolue.
Les bonzes révolutionnairesQuand les Khmers rouges prennent le pouvoir, les bonzes constituent alors l’intelligentsia cambodgienne. Il est donc normal qu’ils aient développé des idées progressistes et politiques, explique Ian Harris. "Certains ont choisi très tôt de rejoindre les rangs de la guérilla communiste, séduits qu’ils étaient par leurs idées progressistes prônant une amélioration de la situation. On peut faire un parallèle avec les étudiants de mai 68 en France. Ils sont jeunes, instruits, ont conscience de ce qui se passe dans leur pays et sont aspirés par un désir de transformer la société. Or le bouddhisme aussi tend à une transformation, mais spirituelle. Bonzes et communistes font la même analyse de l’impérialisme. Au début des années 70, il n’est pas rare que des bonzes s’abreuvent de lectures communistes, comme le petit livre rouge de Mao."
Certains bonzes se sont ainsi révélés des pro-révolutionnaires dès les premières heures, enseignant à leur tour les principes de la révolution. Un des axes de la propagande khmère rouge consistait à encourager les jeunes bonzes à se défroquer pour rejoindre l'armée révolutionnaire. De nombreux bonzes ordinaires étaient convaincus que le Parti communiste du Kampuchea défendrait le sol cambodgien et la religion des agressions étrangères. Dans les zones dites "libérées", tombées sous la coupe des Khmers rouges avant leur mainmise complète sur le pays, il n'était pas rare que les bonzes prononcent les premiers discours lors des meetings politiques, avant les cadres locaux, rapporte Ian Harris.
Bonzes comme anciens bonzes étaient particulièrement doués pour recruter les paysans, que leurs harangues convainquaient davantage que ceux à la tonalité plus explicitement communiste des cadres. Ils ont ainsi aidé à paver le chemin de la victoire des Khmers rouges.
Les wats détournés de leur fonction premièreLes communistes, comme la République khmère de Lon Nol avant eux, ont trouvé dans les pagodes des espaces clos idéaux pour des bases militaires. Entre octobre et décembre 1975, presque tous les monastères encore en activité au Cambodge furent fermés. Les Khmers rouges s'en servent très vite comme lieux d'entraînement, de rééducation, de garage, de jardins potagers, de dépôt d'armes, de centres d'élevage, ou dans des buts plus sinistres, relève Ian Harris, comme centres de torture et d'exécution. Ils ont aussi parfois été démantelés pour fournir des matériaux de construction.
Détruire toute trace du bouddhismeSi les Khmers rouges ont pris soin de retirer les statues en or des pagodes, celles en ciment n'ont souvent pas échappé à la destruction en vertu du slogan révolutionnaire : "Si tu démolis une statue de Bouddha, tu gagneras un sac de ciment". Certains villageois ont cependant réussi à cacher des objets de culte et à les sauver de la destruction. Comme dans tout système totalitaire, un autodafé devait faire disparaître une grande partie des livres sacrés, manuscrits rédigés sur des feuilles de latanier, quand ils n'ont pas été utilisés lors d'une pénurie de papier au début du régime ou servi à la préparation de médicaments.
Si les images de Bouddha et autres objets sacrés ont souffert de dégradations de la main des Khmers rouges au même titre que les édifices religieux, il semble peu probable que ces actes aient résulté d'une directive générale.
Absence de réelle politique religieuse de l'AngkarAucune trace écrite de décisions de l’Angkar [littéralement "l'organisation", anonyme, qui présidait aux destinées du Kampuchea démocratique] de détruire les wats ou d’exterminer le clergé bouddhique n’a été découverte à ce jour. "D’un point de vue marxiste, il n’est pas besoin de parler de religion car lorsque la révolution s’installe, que les contradictions économiques sont surmontées, il ne reste plus d’espace pour la religion, acculée à mourir d’elle-même. Tout est sous contrôle, et la religion est privée de ses bases. Les Khmers rouges n’ont donc sans doute pas éprouvé le besoin d’élaborer une politique religieuse", analyse Ian Harris.
En outre, ajoute-t-il, si certains dirigeants, comme Khieu Samphan, se déclaraient ouvertement hostiles au bouddhisme, d’autres comme Pol Pot, Ieng Sary ou Nuon Chea n’ont pas manifesté un tel rejet de la religion aux premières heures du régime. Tout était affaire de personnalités. Selon les endroits, les attitudes ont différé à l’égard du clergé. A l’échelon local, certains chefs ont fait preuve de compassion envers les bonzes, même une fois défroqués. De manière générale, les petits chefs khmers rouges suivaient les ordres, qu'ils ne se seraient pas risqués à contester par peur de s'exposer à de lourdes représailles.
Absence de rébellion contre l'ordre nouveau chez les bonzesLes exemples d'une résistance organisée furent rares, et le fait le plus souvent d'anciens bonzes, hauts placés dans la hiérarchie, qui ont tenté par exemple de s'opposer à la profanation de leurs pagodes. Ils n'ont généralement pas été exécutés pour ce qu'ils étaient mais parce qu'ils refusaient d'obéir aux ordres des Khmers rouges (se défroquer, se marier, tuer des animaux, ou parce qu'ils persistaient à faire vivre des pratiques bouddhistes).
S’ils sont si peu nombreux à s'être dressés face à ces pyjamas noirs qui n’avaient en tête que de les mettre au travail comme le reste de la population, cela tient à la nature de l’ordination, estime Ian Harris. "Chez beaucoup, il n’y avait pas de fort désir de suivre les enseignements du Bouddha. Il s’agissait de jeunes hommes pauvres, encouragés par leurs familles à prendre le froc pour les bénéfices tant économiques qu’éducatifs et spirituels qu’une telle démarche apporte. Ils ne voulaient pas nécessairement vivre à la pagode mais n’avaient pas mieux à faire."
Abandonner la pratique du bouddhisme et tous ses signes extérieurs augmentait les chances de survie. La majorité des bonzes se sont ainsi soumis et ont défroqué, également pour ne pas avoir à enfreindre les principes du bouddhisme theravada. Une grande majorité de wats furent vidés "avec un minimum de violence", rappelle le chercheur, ajoutant que le premier bonze à ne pas se montrer coopératif était tué sur le champ, une démonstration de force qui suffisait à faire plier ses pairs. Ian Harris met en avant la spécificité de la religion bouddhique qui "ne relève d’aucune volonté de reconstruire le monde mais d’atteindre le nirvana". Par conséquent, pourquoi les bonzes se seraient-ils opposés aux Khmers rouges ?A noter : le bouddhisme cambodgien ne s’est pas encore remis de sa mise en terre par les Khmers rouges, même si un grand nombre de ses moines ont survécu à ces années de terreur. En effet, les plus cultivés d’entre eux, souvent les anciens, s’ils n’ont pas été passés par les armes, ont péri de faim, de maladie ou de fatigue. Aucun livre à ce jour n’avait été consacré au "Bouddhisme sous Pol Pot". Le chercheur Ian Harris, professeur d’études bouddhiques à l’université de Cumbria en Angleterre, a réparé cet oubli en publiant un livre sous ce titre avec le Centre de documentation du Cambodge (DC-Cam). Bonzes défroqués, pagodes reconverties pour les besoins de la révolution, objets de culte volés ou détruits... La religion n'a pas eu droit de cité sous le règne sanglant et iconoclaste des Khmers rouges. Ian Harris brosse un intéressant et très documenté tableau du bouddhisme dans la tourmente khmère rouge.
Texte pris sur
http://ka-set.info/actualites/khmers-ro ... 80604.html, passages surlignés par mon soin.