Je l'ai lu il y a presque deux ans, mais à la réflexion, je tiens à signaler ce livre en raison de son intérêt :
One minute to midnight de Michael Dobbs.
Comme son titre un peu obscur ne l'indique pas, c'est sur la crise des missiles de Cuba d'octobre 1962.
Il y a quelques ouvrages qui révolutionnent la vue qu'on a d'un épisode de l'histoire, comme
Shattered Sword sur la bataille de Midway. A mon avis,
One minute to midnight est de ceux-là, ce qui justifie que je reprenne une présentation que j'en avais fait sur un autre forum.
Je connaissais les grandes lignes de la crise de Cuba comme l'avait décrit le très bon film
Treize jours (de Roger Donaldson, 2000), mais Dobbs a réussi à trouver pas mal de nouveaux éléments, et les a utilisés très intelligemment. Par exemple les photos prises par les avions de reconnaissance US sur Cuba ont été déclassifiées et en croisant avec des récits russes, il a reconstitué tous les mouvements des missiles et des têtes nucléaires sur l'île. Mais surtout, ce livre démolit certains points-clés de la crise, qui étaient devenus des légendes trop belles pour être vraies :
- Déjà, signalons que les estimations US sur les forces soviétiques à Cuba étaient largement erronées. Elles parlaient de 4000 à 6000 soldats "sino-soviétiques" (vocabulaire régulier depuis la guerre de Corée, mais obsolète depuis la rupture Chine-URSS), estimés au nombre de places des navires soviétiques ayant accosté à Cuba. Sauf que pour essayer de cacher leur déploiement, les cabines étaient occupées à 200% et les cargos transportant les missiles nucléaire avaient aussi le personnel en soute. En fait il y avait 40 000 soldats soviétiques à Cuba (un quart étant incapacités par le voyage ou l'acclimatation). Par ailleurs, en ce qui concerne les armes nucléaires tactiques, si les caisses transportant des bombardiers Il-28 ont bien été identifiés, les roquettes d'artillerie FROG ont été détectées par hasard par les reconnaissances photo pendant la crise et surtout, scoop, il y avait deux batteries de missiles antinavires côtiers nucléaires FKR qui sont passées inaperçues... Une défendait les approches de Cuba où les Américains prévoyaient de débarquer selon le plan d'invasion ressorti pendant la crise des missiles, et l'autre devait raser Guantánamo d'entrée de jeu si le conflit éclatait. Bref, autant dire que si les US avaient exécuté leur plan d'invasion, il y aurait eu quelques mauvaises surprises - et un fort risque que le conflit dégénère très très vite.
- Un moment-clé de la crise de Cuba est le "eyeball to eyeball", le 24 octobre, lorsque le comité de crise (ExCom) de la Maison-Blanche apprend que les navires soviétiques ont fait demi-tour plutôt que de forcer le blocus américain. Le secrétaire d'Etat Dean Rusk dit : "We’re eyeball to eyeball, and I think the other fellow just blinked." ("nous étions les yeux dans les yeux, et je crois que l'autre gars vient de détourner le regard"). Sauf qu'en fait, Khrouchtchev avait donné l'ordre à ses navires de faire demi-tour une trentaine d'heures avant, alors que les navires soviétiques et US les plus proches étaient encore à 500 miles nautiques l'un de l'autre. Il a fallu ces 30 heures pour que la nouvelle position des navires soit détectée par goniométrie, confirmée avec assez de précision pour être certaine, pointée sur la carte à l'état-major de la Navy et que l'info monte à la Maison-Blanche.
- Autre moment-clé, lorsqu'un "canal officieux" est établi via un journaliste US par le résident du KGB à Washington Alexandr Feklissov pour trouver une sortie à la crise. Mais en fait, ce n'en était pas un. D'après leurs rapports archivés, le journaliste comme Feklissov ont rapporté chacun de leur côté que c'est l'autre qui a proposé l'accord d'une promesse de ne pas envahir Cuba contre le retrait des missiles. Le groupe de crise à la Maison-Blanche croyait négocier via ce canal, alors qu'en fait les messages de Feklissov ne sont pas parvenus à Khrouchtchev avant la fin de la crise. (Ca, strictement parlant, n'est pas une découverte de Dobbs, ca avait été dévoilé antérieurement par le Cold War International History Project mais je n'en avais pas entendu parler.)
- La deuxième lettre de Khrouchtchev où il demandait en plus le retrait des missiles US de Turquie n'a pas été pris sous l'influence de "faucons" mais par Khrouchtchev lui-même qui, après le demi-tour des navires et les appels aux négociations dans la presse occidentale, pensait qu'il avait le temps et la marge de manœuvre pour obtenir plus. Il ne se doutait pas que ce revirement allait largement refroidir la Maison-Blanche au point qu'elle a cru que les possibilités de négociation étaient épuisées.
- Dans les récits classiques, on parle très succinctement du U-2 qui s'est égaré dans l'espace aérien soviétique le pire jour de la crise (27 octobre). Dobbs a découvert des papiers qui montrent que le U-2 a volé pendant 1h15 et plusieurs centaines de kilomètres en territoire soviétique, déclenchant le décollage d'intercepteurs soviétiques, et en retour de F-102 armés de missiles Falcon nucléaires. Heureusement les chasseurs des deux côtés ne se sont pas rencontrés... Carte et récit un peu plus détaillé ici :
http://www.checksix-forums.com/viewtopic.php?f=279&t=192757En conclusion, Dobbs pense qu'on a eu beaucoup de chance d'avoir eu Kennedy et Khrouchtchev comme leaders au moment de cette crise, des leaders qui certes avaient provoqué la crise par des actions imprudentes, mais qui ont eu la volonté de chercher à en sortir en mettant de côté leurs égos. Des leaders qui savent qu'il y a toujours des trucs qui ratent, des erreurs de communication, et conscients qu'il serait facile de déclencher une guerre mais beaucoup plus difficile de l'arrêter (tous deux ont fait la Seconde Guerre mondiale). A l'inverse, pendant la crise Castro est parti dans un trip de révolutionnaire latino-américain tragique et n'avait en tête que sa dignité, c'est à dire ne rien concéder jusqu'à la mort - inconscient que sa mort aurait lieu dans une 3e guerre mondiale. D'une manière quelque peu ironique, Kennedy s'est fait assassiner en 1963 par un loser militant de "fair play for Cuba", Khrouchtchev a été renversé en 1964 à cause de son aventurisme dangereux, alors que Castro (qui n'a pas pesé sur la sortie de la crise et croyait en être le grand perdant) a continué à régner sur son île "sanctuarisée" pendant un demi-siècle.
Autre conclusion, le succès de la sortie de la crise à fait oublier les ratages à l'entourage de Kennedy, et leur a fait croire qu'ils pouvaient résoudre tous les problèmes de politique étrangère avec un mélange de fermeté et de négociation. C'est ainsi qu'ils se sont lancés dans le Viêt-nam en pensant pouvoir trouver une solution acceptable avec les Nord-vietnamiens avec la bonne combinaison de "la carotte et le bâton". Évidemment, ca n'a pas marché face à des Nord-vietnamiens prêts à tous les sacrifices pour réunifier le pays sous leur bannière.
Un résumé par Dobbs :
http://www.nytimes.com/2012/10/16/opinion/the-eyeball-to-eyeball-myth-and-the-cuban-missile-crisiss-legacy.html?_r=0Les archives qu'il a découvertes sur la batterie nucléaire pointée sur Guantanamo, et il y a des liens vers d'autre points-clés :
http://nsarchive2.gwu.edu//nsa/cuba_mis_cri/dobbs/gitmo.htm