CaiusModulus a écrit :
En revanche, Tito entretenait depuis fort longtemps des liens étroits avec Beria, et de l'avis même des diplomates ce n'est pas une boutade si Churchill a déclaré au roi Pierre de Yougoslavie: "Vous croyez que Tito est l'homme de Moscou, en réalité c'est mon homme". Qu'il s'agisse de commerce extérieur, de la guerre civile en Grèce, du partage du Territoire Libre de Trieste, du mode d'application de la Charte de l'ONU (en particulier à propos des deux principales institutions financières internationales, Banque Mondiale et FMI), des livraisons d'armement, politique en direction de ce qui sera connu quelques années plus tard comme le Tiers Monde, etc., Tito a toujours été l'allié de la Grande-Bretagne, ce qui l'a amené à être assez souvent en opposition avec la politique extérieure de l'URSS sous Staline.
Comment expliquer alors que Tito soutint les communistes grecs hostiles à la Grèce protégée par la Grande-Bretagne ?
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Et Staline parapha l’« accord des pourcentages » d’octobre 1944 avec Churchill, et dans une certaine mesure il s’y tint : il fut par la ensuite toujours hostile à l’insurrection communiste grecque et au soutien yougoslave à celle-ci, estimant qu’il n’y avait aucune chance pour que la Grande-Bretagne renonçât à soutenir le gouvernement royal grec, et qu’elle avait les moyens, grâce à sa puissance maritime, de le faire.
Georges-Henri Soutou, La guerre de Cinquante Ans, 48
Résumé de la rupture et de ses conséquences :
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En effet, fin 1947 encore, Tito était bien vu à Moscou : sa ligne dure depuis 1945 était celle que suivait désormais l’ensemble du mouvement communiste international, depuis Szklarska Poreba. En juillet 1947 Tito avait conclu avec le Bulgare Dimitrov l’accord de Bled, prévoyant l’établissement d’une « confédération balkanique » appelée à réunir la Yougoslavie, la Bulgarie, l’Albanie et éventuellement un jour la Grèce. […] Fin 1947, Tito conclut des traités d’alliance avec la Hongrie et la Roumanie. […]
Les vrais problèmes entre l’URSS et la Yougoslavie commencèrent avec l’évolution de l’affaire grecque fin 1947-début 1948. Le 24 décembre 1947, le parti communiste grec avait annoncé qu’il formait un gouvernement provisoire. L’objectif était de s’emparer de Salonique et d’y installer ce gouvernement, le tout avec l’accord, à ce moment-là, de l’URSS. Les États-Unis réagirent vigoureusement, et envisagèrent même d’envoyer des troupes sur place. Du coup l’URSS renonça à reconnaître le « gouvernement » communiste grec, ce qui rendit Tito furieux. Mais ses rapports avec Staline se détériorèrent de façon décisive à l’occasion de l’affaire albanaise. En décembre 1947 Belgrade annonça son intention de stationner des troupes en Albanie, prélude à l’annexion de ce pays, et étape vers la confédération balkanique que visait Tito. À ce moment-là encore, Staline n’y mettait pas d’obstacle, comme il le déclara à Djilas début janvier 1948. Mais le 26 janvier Staline changea d’avis. En outre le 29 janvier la Pravda condamna le projet de confédération balkanique. Ce changement était dû, semble-t-il, au discours de Bevin du 22, qui avait fait allusion à la situation dans les Balkans. Staline y vit une menace d’ingérence occidentale ; il en conclut qu’il fallait éviter une crise dans les Balkans et donc qu’il fallait abandonner le projet de fusion entre l’Albanie et la Yougoslavie. Cette tendance prudente fut encore renforcée les semaines suivantes avec l’aggravation des tensions concernant l’Allemagne. […]
Dès le mois de février 1948 les relations entre Staline et Tito se détériorèrent ; la crise s’aggrava au mois de mars, avec un échange de lettres entre les deux partis en mars-avril, et le 28 juin ce fut la rupture, le Kominform excluant la Yougoslavie pour déviationnisme idéologique. Le Kremlin pensait probablement que cette condamnation conduirait au renversement de Tito par des communistes yougoslaves favorables à Staline ; effectivement une équipe alternative existait, vigoureusement soutenue par Moscou. Mais Tito écrasa son opposition interne avec la plus grande brutalité ; d’ailleurs les accusations de nationalisme que Moscou portait contre lui renforçait plutôt son prestige dans la population yougoslave. Restant maître du parti, Tito put se maintenir, contrairement aux prévisions de Staline, qui se montra dans cette affaire très maladroit : Tito était prêt à discuter, pas à céder à la menace. […] En outre il s’était opposé vigoureusement à l’implantation des services secrets soviétiques : en d’autres termes il échappait au contrôle de Moscou ; cela a été à mon avis le motif essentiel de la rupture. […]
Quoiqu’il en soit, la crise a été très grave. Limitée au début au niveau des partis respectifs, elle a très vite concernée les deux États, la Yougoslavie a été soumise à un blocus économique en 1949 (en février 1949 le Conseil d’aide économique mutuelle ou Comecon a été créé à l’Est aussi contre elle). Le sommet fut atteint en mars 1949 avec des pressions militaires, on put même craindre une invasion. L’URSS tenta, on l’a vu, d’utiliser l’opposition interne à Tito, en vain, et souleva le problème combien explosif de la Macédoine par l’intermédiaire de la Bulgarie. […] Certes, Washington essayait d’utiliser le phénomène titiste pour affaiblir l’emprise soviétique en Europe orientale, ce qui ne pouvait qu’encourager Staline dans sa paranoïa, mais la dénonciation par Moscou de l’existence d’un vaste réseau titiste (qui plus est lié aux services de renseignement occidentaux) était bien sûr profondément absurde. […]
Bien entendu l’affaire yougoslave eut de considérables répercussions internationales. Géopolitiques : elle compliqua le contrôle de l’URSS sur les Balkans, et la coupa de l’Adriatique. D’autre part la rupture entraîna l’arrêt de l’aide yougoslave au parti communiste grec, qui s’était aligné sur Moscou, et dès l’été 1949 l’échec de la rébellion en Grèce. Mais la rupture eut également des répercussions politiques. En effet les Occidentaux essayèrent d’exploiter le schisme yougoslave. Dans un premier temps ils tentèrent dès 1949 de profiter du fait que l’Albanie était désormais coupée de l’URSS pour renverser le régime d’Enver Hodja à l’aide de groupes d’émigrés infiltrés et parachutés par les services secrets anglais et américain. L’agent soviétique Philby ayant été chargé de coordonner les opérations entre Londres et Washington, ce fut évidemment un désastre, tous les émigrés étant arrêtés dès l’atterrissage. […] Au printemps 1950 on commença à parler d’une aide économique et sous forme de matériel militaire à la Yougoslavie, qui lui fut alors accordée en 1951. […] Le 28 février 1953, Tito signa le traité d’Ankara avec la Grèce et la Turquie, qui prévoyait un système de consultations entre les trois pays. Le 9 août 1954 il signait le traité de Bled, qui constituait une véritable alliance entre les trois capitales. La Yougoslavie se trouvait ainsi reliée au Pacte atlantique.
Georges-Henri Soutou, La guerre de Cinquante Ans, 213-216