Il y a un biais dans votre introduction du sujet : vous l'avez nommé "l'image du "capitalisme" en France" et vous posez la question des "opinions politiques libérales", (en comparaison avec d'autres pays en Europe) ce qui n'est pas tout à fait la même problématique.
Il faudrait voir ce que vous mettez sous l'étiquette "opinions politiques libérales". S'il s'agit de la vision américaine du capitalisme, ce n'est pas seulement en France mais dans toute l'Europe occidentale qu'elle ne prend pas. Chaque pays a sa culture, mais dans les années 60 à 80 aucun pays européen développé ne fonctionne à l'américaine. L'exemple type est "l'économie sociale de marché" pratiquée par l'Allemagne de l'ouest, ce qu'on a appelé aussi le capitalisme rhénan. C'est, en gros, un capitalisme libéral associé à une règle tacite de partage des résultats arbitrée davantage en faveur des salariés que des actionnaires, appuyée sur une position réaliste de syndicats très puissants : réaliste, parce que ces syndicats "jouent le jeu". En particulier jamais l'investissement n'est sacrifié, et les grèves sont relativement rares : la menace suffit, et elle n'est pas brandie à tout propos. C'est un capitalisme basé sur le compromis. Il fait de l'Allemagne de l'ouest la deuxième économie mondiale, avec une politique sociale qui ne semble pas un handicap.
Dans les années 60, on peut même se demander si l'influence ne fonctionne pas plutôt de l'Europe sociale-démocrate vers les USA : si les Etats-Unis sont et restent la référence pour les méthodes de management et de gestion (ils sont par exemple en avance sur l'informatisation) en revanche ils se mettent aussi au "welfare state", et commencent à distribuer des prestations sociales importantes, ce qui sera un des volets de la politique de Johnson.
Comme toujours, le cas de la France est particulier : si les entreprises privées y sont prospères dans les années 60, elle pratique aussi une sorte de "capitalisme d'état" dans la tradition colbertiste, hérité des nationalisations de la Libération, en particulier pour le système bancaire, et appuyé sur la planification. Il en sort des projets tels que Concorde, Airbus, le TGV... (Je ne mentionne pas les projets d'armement, qui dans tous les pays occidentaux sont plus ou moins pilotés par l'état, sous une forme ou une autre.) Par contre on n'y pratique guère l'art du compromis social-démocrate, et c'est un euphémisme : le principal syndicat, la CGT, se proclame volontiers anticapitaliste.
Ce paysage ne change guère au cours des années 70. En France, le capitalisme d'état est même renforcé au début des années 80 par les nationalisations opérées par la gauche première mouture - jusqu'au tournant de 83 - ce qui d'ailleurs permet de recapitaliser des grands groupes dont l'investissement commençait à faiblir. C'est paradoxalement la gauche qui va initier la fin des entreprises d'état subventionnées, en restructurant la sidérurgie et en fermant les mines de charbon. L'image de l'entreprise innovante y est valorisée, personnalisée par les leçons d'économie libérale données par Bernard Tapie à la télévision. L'opinion française se réconcilie avec ses entreprises, dans un contexte de début du chômage de masse - un phénomène apparu en 74 après le premier choc pétrolier.
A mon avis, l'Angleterre fait figure d'exception en Europe pendant toute la période 60-90. Elle passe d'une situation où l'omniprésence des syndicats paralyse l'économie (l'industrie automobile britannique est mourante à la fin des années 80) à une purge libérale effectuée par Thatcher à la même période que Reagan, qui finira d'achever l'industrie britannique : la version anglaise, contrairement à la politique de Reagan, s'adresse à des entreprises en mauvaise santé et ne comporte pas le même investissement massif dans l'industrie militaire que son modèle américain.
Au final, et pour rester dans l'automobile, l'Angleterre ne dispose plus (aujourd'hui) d'aucun constructeur national : le regroupement d'une dizaine de constructeurs sous l'étiquette Leyland tenté à l'époque Thatcher est un échec, à un moment où les constructeurs occidentaux doivent s'adapter à marche forcée aux méthodes industrielles japonaises. Peut-être était-il trop tard, mais cette initiative aurait également nécessité un financement public important (faute d'investissement privé disponible) ce qui n'entrait pas dans le cadre défini par Thatcher. Thatcher va d'ailleurs condamner cette initiative en attirant en Angleterre les investissements étrangers, ce qui vaudra à l'Angleterre le surnom de "porte-avion japonais en Europe" : les Japonais implantent en Angleterre des "usines tournevis" (qui n'effectuent que l'assemblage final) pour contourner les barrières douanières européennes.
Si on s'arrête à la limite chronologique de 91, l'expérience Thatcher fait plutôt figure de repoussoir pour les autres pays européens, à cause de son impact social et de l'appauvrissement des finances et des services publics dont ce pays mettra 20 ans à se remettre. Au total, jusqu'en 91, la social-démocratie se porte tant bien que mal en Europe, elle s'adapte à la nouvelle donne industrielle au prix d'un "traitement social du chômage" qui limite les dégâts sociaux. Il faudra la déréglementation dans le cadre de l'OMC et les débuts de la mondialisation pour que cet équilibre soit remis en cause, mais là on est hors limite chronologique.
Paradoxalement, les constructeurs automobiles français sont les premiers à relever le gant des méthodes japonaises, dès le début des années 80. Renault et surtout Peugeot vont devenir aussi performants sur le Juste-à-Temps et la Qualité totale que leurs homologues japonais, avec une longueur d'avance sur leurs concurrents européens. (au point qu'on verra même Renault prendre le contrôle de Nissan pour le redresser, un événement impensable 20 ans plus tôt) Le reste de l'industrie française suivra assez bien, avec des fortunes diverses selon les secteurs, mais très loin de l'image de sclérose qu'on accole volontiers à l'industrie française, dans un pays qui a fait de l'auto-dénigrement un sport national.
Paradoxalement aussi, les dénationalisations vont mettre dans la compétition internationale des grands groupes français recapitalisés et réorganisés dont les performances ultérieures seront plutôt satisfaisantes. (A comparer avec l'expérience de British Leyland, on peut se demander si une cure bien conduite de financement public ne vaut pas mieux qu'un regroupement capitalistique mal financé, mais c'est à moduler par le poids des syndicats : l'automobile britannique était peut-être incurable - c'est un what if d'imaginer une reprise en main dans un cadre nationalisé.)
En tous cas il y a là un paradoxe bien français : le monde français de l'entreprise est très loin de la caricature des entreprises dépourvues d'innovation et paralysées par les grèves qu'on s'en fait à l'étranger, et d'ailleurs les investisseurs étrangers, qui y regardent de plus près, n'ont jamais manqué. Il a traversé sans rougir les trois décennies de 60 à 90, et s'il a pris comme tout le monde le choc de la mondialisation, il est un peu trop tôt pour l'enterrer.
La constante, des années 60 jusqu'à... 91
est la frilosité de l'investissement privé : la notion de "capital risque" passe difficilement dans les moeurs du capitalisme français.