Jeff de Bruges a écrit :
Je pense qu'entre les deux propositions la première est la plus juste et la plus importante. Rome est victime des agressions et infiltrations incessantes des Germains. Les Romains ont beau faire des excursions et les massacrer, rien n'y fait. A chaque fois un nouveau groupe apparaît aussitôt qualifié de Germains par les Romains. Les Romains ont de quoi désespérer, ils n'y comprennent rien. Au bout d'un moment la force du nombre a raison de tout, y compris de Rome. Les "Germains" (quels qu'ils soient) finissent donc par s'installer, d'abord sur la frontière, puis à l'intérieur des terres. La frontière germanique malgré le limes devient peu à peu une vraie passoire, et plutôt que de continuer à se battre les Romains préfèrent accorder directement le droit de passage à des tribus entières plutôt que de risquer l'affrontement et l'épuisement des forces. Bien sûr Rome essaie de retourner les tribus les unes contre les autres, mais au final c'est toujours Rome qui perd et qui n'arrive qu'à retarder l'inévitable : la pénétration toujours plus accrue de ces tribus au sein de l'empire.
La présence puis les agressions germaniques et enfin leur migration massive s'inscrit dans une dynamique de mouvements de population bien plus ancienne que les Romains ont appris à gérer. Auguste installa par exemple les Ubiens dans le Nord de la Gaule (avant que cela ne s'appelle les provinces de Germanie). Avant lui César a eu à combattre les Suèves d'Arioviste en Gaule. Tout au long de l'Empire et surtout à partir du IIIe siècle les Romains installèrent des groupes de population vaincues sur leur sol à différents titres et statut. Cela est souligné notamment dans un célèbre panégyrique (je crois que c'est celui pour Maximien). Il n'y a pas de politique unilatérale et seulement violente de Rome à leur égard. L'Empire gère aussi une très complexe politique diplomatique en Germanie et souvent y fait un peu la pluie et le beau temps, à coup d'assassinat fomenté, de graissage de patte... En définitive, et malgré des alertes chaudes, surtout dues à l'inadaptation de leur outil militaire, patent aux IIe et IIIe siècle, les relations romano-germaniques sont placées sous le signe d'un équilibre relatif. Certes les auteurs s'esbaudissent du nombre infini de Germains, mais leur emphase masque une autre réalité ; le voisinage de l'Empire n'est pas une sinécure pour les Germains dont les groupes de populations sont régulièrement saignés par une défaite. C'est la raison pour laquelle on a en général un calme complet de tel ou tel peuple pendant une dizaine d'année à chaque déculotté un peu sévère ; il faut attendre une nouvelle génération, qui partira alors faire ses preuve guerrières contre l'Empire. Mais si tout cela appauvrit les frontières romaines on est plus dans une dynamique de guerre entre meilleurs ennemis ; je ne sais plus qui parlait de ce rapport étroit entre ennemis qui débouche sur une guerre qui s'équilibre, il me semble que c'est à propos de ce qui se tisse entre Arabes et Byzantins avant l'arrivée des Turcs qui bouleverseront la donne. Dans le cas qui nous occupent c'est à la fois l'arrivée des Huns, qui détruisent le noyau gothique et amène à terme à l'ébranlement de populations relativement massive. En effet, la part des Goths qui trouva refuge dans l'Empire en 376 et se révolta, amenant directement à Andrinople en 378 représente, à mon sens la rupture de l'équilibre. Les Romains eurent alors à gérer, en plus de leurs frontières, un groupe fédéré indépendant et mobile sur leur sol. C'est à cause de lui que Stilichon dû dégarnir la frontière rhénane ce qui facilita la tâche à la migration de 406. Or cette histoire, cet évènement pourrait-on dire, marque le premier échec de l'intégration romaine ; sans cette révolte les Goths se seraient sans doute fondu dans la masse des provinciaux comme beaucoup d'autres barbares avant eux. Mais la gestion fut confiée à des incapables et Andrinople arriva.
En somme on ne peut pas dire que les Romains ont été noyé dans un flot incessant et inexorable. Tant que le rapport de force était à une forme d'équilibre l'Empire savait s'y opposer, même si cela était compliqué. Il faut aussi prendre en compte que les proto-royaumes germaniques auraient sans doute poursuivi leur construction, devenant moins agressifs que des sociétés tribales et plus facile à gérer. Le grain de sable dans la machine et la cause de l'ébranlement des populations est l'arrivée des Huns qui modifia à terme les données du problème.Cela pris un siècle tout de même, preuve que l'édifice n'était pas complètement pourri et dénué de force, et je le répète, la partie orientale subsista en dépit de toutes les calamités qui s'abattirent dessus.
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Oui tout à fait et les romains au V° siècle n'ont pas su se réinventer.
Je n'aurais pas aimé avoir les cartes en main pour le faire. Le jeu est d'une complexité incroyable. Il y a un autre fait que je n'ai pas évoqué ; la désaffection quasi totale des empereurs pour la chose militaire, alors qu'il était de notoriété publique durant tout le IVe siècle que l'empereur devait être un militaire et diriger en personne les troupes. Même Julien dû s'y mettre alors que sa formation le destinait plutôt aux bibliothèque. Ce revirement, qui prend racine dans la succession de Théodose, qui plaça ses fils entre les mains de Stlichon, est tout à fait original et lourd d'une querelle qui empoisonna le Ve siècle, à savoir les querelles entre empereurs et généraux (et généraux entre-eux) qui empêcha l'Empire d'avoir une politique cohérente face aux menace. On peut aussi rajouter que dès que Majorien monte sur le trône et qu'il part en campagne on retrouve une dynamique très positive, détruite après son échec dans sa tentative de lutte contre les Vandales (ils brûlent sa flotte avant qu'il ait pu partir en expédition), puisqu'il est assassiné sans doute par Ricimer...
Oulà, pas mal de messages se sont glissés pendant que je rédigeais le mien... Je reprends celui de Narduccio qui fait un peu antothèse par rapport à ce que j'ai indiqué et qui le complète (j'ai raisonné dans la perspective romano-centré de maintient de l'Empire mais ce que vous avancez est très juste) :
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Si! Ils se sont réinventés ... mais pas en Romains. C'est ce que je retire de l'intervention de Pédro et des découvertes récentes de l'archéologie. Contrairement à l'image qu'on pouvait en avoir, il y a quelques décennies, il y a bien continuités dans les diverses sociétés. Mais, le lien qui les unissait se défait. Quand on étudie un quartier d'une ville au IVème-Vème siècle, on voit des évolutions qui portent sur 10-15 ans, on ne voit pas de révolution. Or, l'image qu'on en avait était celle d'une invasion subite des barbares qui en très peu d'années ont changé la donne. Ce n'est pas le cas. On trouve des évolutions qui portent sur des temps longs. Les "barbares" qui prennent possession des villes gauloises, par exemples, ce sont les peuples fédérés germaniques qui ont été installés là par les romains. Lors des diverses crises entre empereurs, les légions romaines partaient aller faire la guerre civile et chercher à imposer leur empereur, puis elles revenait. Et, à un moment, elles ne sont pas revenues.
Les chefs des peuples fédérés, mais aussi les représentants locaux de la noblesse romaine ont du trouver une solution pour assurer le maintien de l'ordre face aux raids barbares qui continuaient. Dans un premier temps, ils vont se proclamer ducs et demander l'investiture chez l'empereur byzantin. Dans un second temps, ils auront suffisamment de légitimité pour se proclamer rois. Mais là, ils auront tendance a demander au pape de Rome de confirmer leur couronne. La légende noire de cette période naitra de quelques lettrés qui racontent la prise du pouvoir par les élites guerrières germaniques comme une invasion face aux valeurs romaines, alors que ces chefs se placent durant certaines périodes en tant que défenseurs des valeurs romaines.
Je rajouterais simplement que la césure tant dans l'Empire byzantin que dans les royaumes germaniques ne se fait pas dès la fin du Ve siècle par rapport à l'Antiquité romaine, mais plutôt autour du début du VIIe siècle qui marque une recomposition assez profonde des sociétés et des entités politique. C'est aujourd'hui le moment le plus couramment admis pour clore l'Antiquité tardive.