Un autre élément qui traduit la complexité du sentiment d'appartenance dans les sociétés tribales (germains ou celtes ici) du haut moyen-âge ou dans celle de l'Antiquité: une opposition forte entre loyauté au clan (je veux dire par là une entité de nature politique, fédérée par un chef ou seigneur) et loyauté à sa famille, c'est à dire à ceux liés par le sang (famille biologique, les proches parents), ou à ceux avec qui on a passé un serment symbolique d'union avec la terre-mère, les amis qui entre dans la famille (tels les frères de sang germaniques: des amis avec qui se sont liés symboliquement en mélangeant leurs sangs de "frères" dans la terre qui devenait témoin et garante de la fidélité qu'ils se juraient).
Je prend l'exemple du célèbre mythe celtique irlandais de la razzia des vaches de Cooley, qui narre les exploit du grand héros (sorte d'Hercule celtique) Cúchulainn:
Voici un résumé du très bon site de l'Arbre celtique:
http://encyclopedie.arbre-celtique.com/encyclopedie.php?Enc_Mode=Fiche&Enc_Fiche=3184.htmLe plus fameux des exploits de Cuchulainn se déroule lors du conflit qui oppose les provinces de Connaght (ou Connaught) et d'Ulster. Cet épisode est connu dans la mythologie irlandaise sous le nom de Razzia de Cualngé, Razzia de Cooley ou encore Tain bô Cualngé. Voici un résumé des évènements qui donne un aperçu du rôle que tient Cuchulainn :
Un jour, la reine Medb de Connacht se querelle avec son mari Ailill [ils font un inventaire pour savoir qui détient le plus de richesses, il s'avère que son mari a un bien de plus, un veau "le Blanc Cornu"]. Enervée, elle décide d'aller voler le Taureau brun de Cualngé qui appartient à Dare, le roi d'Ulster. Il faut souligner qu'à cette époque, les razzias de bétails sont fréquentes. Avant de partir, Medb passe en revue son armée. Chaque section de cette armée lui parait meilleure encore que la précédente. Elle termine par celle de son champion, Cornac. Enfin, les troupes partent. Elles avancent rapidement. En effet, les hommes d'Ulster ne peuvent offrir qu'une faible résistance : ils sont soumis au sortilège de la déesse Macha qui les rend faibles comme des femmes en couches pendant cinq jours et quatre nuits. Cependant, Cuchulainn possède assez de force pour combattre et arrive à se positionner sur un gué avec son conducteur de char de manière à repousser les troupes de Medb et à défendre l'Ulster.
Medb décide alors d'envoyer ses meilleurs guerriers pour vaincre Cuchulainn, mais tous périssent. Elle envoit alors Ferdia, le frère de Cuchulainn. Celui-ci refuse tout d'abord de combattre, mais la reine use de son pouvoir de persuasion et le fait changer d'avis en jouant sur son honneur. Ferdia ayant recu la même éducation par Scatach [puissants guerriers] que son frère Cuchulainn, il a sensiblement la même force. C'est pourquoi les deux frères se combattent trois jours durant. A la fin des deux premières journées, ils s'embrassent, mais au troisième jour, Cuchulainn est pris de fureur et blesse mortellement Ferdia avec sa lance barbelée (gae bolga). Il embrasse alors une dernière fois son frère avant de l'emporter avec ses armes de l'autre côté du gué, en Ulster. (
Petite parenthèse concernant la signification de ce combat : il représente le conflit permanent entre le devoir d'allégeance du guerrier à son seigneur et la loyauté envers ses proches parents et ses amis. Ces situations sont courantes durant les conflits entre clans chez les Celtes.)
On se rend compte que le héros doit choisir, obéir à l'appartenance à son peuple, les Ulates et à leur roi (mais ce pourrait être valable pour le chef germanique aussi) ou être loyal envers sa famille, symbolisé par le frère ici. Si il opte pour le premier choix ce n'est pas sans hésitations, d'ailleurs il l'embrasse avant de le tuer et le combat, égal, dure deux jours, ce n'est donc ps une option évidente que de suivre les commandements de son chef contre ceux de sa famille dans l'esprit des celtes. C'est un dilemme.
Mais surtout pour tuer Ferdia, il doit entrer en fureur, c'est la condition
sine qua non. Or, un faisceau d'éléments prouvent que l'état guerrier de fureur (la "furor germanicus") n'est pas inné et surtout n'est pas humain, dans le sens que n'importe lequel des mortels n'en est pas capable. Premièrement c'est un "art" de combattre qui s'apprend, ici c'est à la charge du guerrier Scatach. Deuxièmement, les héros seuls parviennent à entrer en fureur et à triompher de tous leurs ennemis (ou à faire des folies, inconscients, comme hercule et le massacre des enfants ou le massacre des prétendants par Ulysse), ce n'est jamais n'importe quel personnage qui en est capable. Cette capacité semble échoir à des exceptions physiques, Cuchulain ne ressemble pas à l'archétype de l'Irlandais blond ou roux aux yeux verts, de haute taille (cf ci-dessous). Autre chose encore, les contemporains qui avaient connaissance de ces récits dans la réalité,savaient très bien que pour entrer en fureur il fallait s'aider de substance hallucinatoires et excitantes, des drogues (nous en avions débattus ici:
http://www.passion-histoire.net/viewtopic.php?f=41&t=37741 ) qui permettaient aux berserkir germains de terroriser leurs adversaires et de se consacrer entièrement au combat. Enfin, l’invraisemblance de cet état le rend exceptionnel voire mythique (cf la description complètement folle de Cuchulain en fureur ci-dessous).
Cuchulainn est élevé à la façon des artistocrates celtiques. Ainsi, il est éduqué par son père adoptif le poète Amairgin (ou Amorgen). L'historien Sencha lui enseigne la sagesse, Fergus l'art de la guerre, le druide Cathba la magie et tandis que les guerrières Aifa et Skatha (ou Scathach) lui offrent aussi leur savoir. Cette dernière deviendra d'ailleurs sa maitresse et lui donnera un fils, Conatt, qu'il tuera par mégarde au cours d'un combat.
Avec tous ces enseignements, Cuchulainn développe jusqu'à l'invraisemblable la folle fureur qui l'anime à la bataille, en l'obligeant à frapper aveuglément quiconque, ami ou ennemi, se trouvant à sa portée. En temps ordinaire, il diffère des autres physiquement. Ainsi, au lieu d'être grand, blond et barbu comme les siens, il est petit brun et imberbe[dans la saga d'Egill fils de Grimr le chauve, Egill qui peut entrer en fureur a le même aspect physique singulier]. C'est en partie pour cette raison qu'il est parfois considéré comme un étranger. Au cours d'un combat, sa fureur est telle que son physique s'en trouve atteint. Ainsi, ses cheveux se dressent et une goutte de sang ou une étincelle apparaissent au bout de chaque mèche. Des flammes sortent de sa bouche. Une bosse de la taille d'un poing se forme alors sur son front. Un jet de sang noir sort du haut de son crâne et peut atteindre la hauteur du mât d'un grand navire. Un oeil est enfoncé dans son orbite tandis que l'autre devient gros et globuleux. Il brandit alors une lance barbelée, la gae bolga qui, dit-on, ne rate jamais sa cible. On dit aussi que pour le calmer, il faut le baigner dans trois bains successifs d'eau glacée. (arbre celtique toujours)
On pourrait donc interpréter ainsi: agir pour le chef de l'entité politique, ici le chef du peuple Ulate (qui est une entité équivalente à n'importe quel autre peuple celtique ou germanique comme les Eduens ou les Chérusques) n'était clairement pas évident. Le fait de devoir recourir à la fureur guerrière prouve une chose, le héros n'aurait jamais trouvé assez de force intérieure pour tuer son frère et empêcher l'invasion.
Tandis que grâce à la folie furieuse il s'oublie littéralement, comme Hercule, il agit sans le savoir vraiment. Il embrasse son frère in fine, signe qu'il regrette l'action et le ramène chez lui par respect.
Comme seul des êtres exceptionnels, inhumains (au sens premier), entrant dans des états de transe sont capable d'un tel acte on en déduit que l'histoire dit en substance que les autres hommes auraient préférés leur famille.
Au final, si on ne peut préférer une voie à l'autre et que le mythe ne tranche pas il a le mérite de dégager deux appartenances fondamentales, propre à ces mentalités. D'un côté le clan familial, je ne sais pas comment l’appeler autrement, il se compose des proches mais aussi des amis qui deviennent aussi importants que des membre de même sang, c'est une communauté à laquelle on se sent appartenir affectivement (tout comme nous) mais un plus, un peu à la manière des "gens" latine c'est une entité à laquelle on doit faire honneur. On en connait les membres illustres et les codes propres, on se doit de la défendre et d'être toujours digne de ses ancêtres qu'on ne peut trahir. C'est une cellule fondamentale qui a bien plus de valeur que dans notre monde parce qu'elle est un clan et donc une entité politique bien distincte avec des intérêts et des guerres marquées (comme dans les sagas). Le sentiment d'appartenance devient être bien plus fort que celui que l'on éprouve à l'égard de notre famille. Nous ne défendons un honneur familial contre vent et marées jusqu'à notre destruction prévisible.
Mais de l'autre côté, à la famille se superpose le peuple fédéré par un chef auquel on appartient et dont on suit les règles. Tacite insiste beaucoup sur la fidélité absolue à leurs chefs, ce n'est peut être pas qu'un poncif, les seigneurs vikings, jarls rappellent ce pouvoir.
Cette légende vante l'abnégation du héros prit entre deux feux et deux appartenances fortes qui l’assaillent de devoirs. Il se comporte au mieux tout en s'en remettant à la folie qui seule permet de protéger son peuple. Il es d'ailleurs dans la position de l’agressé, c'est bien son frère qui est persuadé par la reine de tuer son frère. Cuchulain fait une synthèse bien malheureuse des deux entités auxquelles un germain ou un celte (ou toute société avec de petites entités politiques dans lesquelles un chef seul fédère une petite communauté semi-urbaine qui possède une ville ou village et quelques terres et dans laquelle des clans se disputent un pouvoir fragile) se sent appartenir. Il faut noter que les grandes familles régnantes étaient bien souvent très proches de par le sang dans une même région et que quand deux chefs se battaient il y avait aussi les membres d'une même famille qui s'affrontaient (Rome garde cela avec ses gens patricienne romaine qui se disputent le pouvoir tout en ayant une forte identité surtout pendant la République)...
Comme le disait Pédro:
Pédro a écrit :
Alors si nous avons effectivement oublié de nos jours cette idée de clan, ce qui est tout à fait juste, il faut y rajouter aussi l'idée de pluralité des identités avec laquelle nous avons tant de mal également à ne pouvoir considérer l'Autre comme un membre de notre nation s'il n'en incarne pas la totalité des codes d'appartenance... idée qui aurait été saugrenue dans l'Antiquité...
L’identité, le sentiment appartenance était donc bien pluriel, famille (le clan donc, mais comme le soulignait Laurent Frédéric il n'est pas patrilinéaire du tout avec les frères de sang, les adoptions...), tribus et chef qui s'y superposait, alliances, religion... Et avec ce que je vous ai dit, je dirais pour les peuples germaniques ou celtiques (pour les autres je ne m'avance pas) qu'il était
duel. Et cette légende le traduit ici avec brio.